A l’autel, le prêtre et ses acolytes continuaient à dérouler le lent et solennel rituel de la messe. Ce fut la Consécration, puis l’Elévation. Une clochette fut agitée avec une énergie inhabituelle. Les chants moururent, les conversations cessèrent, seul l’orgue continua de jouer en sourdine. Comme un champ de fleurs courbées par un vent soudain, hommes et femmes s’agenouillèrent. Devant la table sainte, flamboyante de lumières, l’officiant, levant très haut l’hostie qu’un reflet de vitrail teinta de rouge, sembla grandir dans sa chasuble d’or frisé. Les cloches s’étaient remises à sonner et un affreux tumulte se déchaîna. Fiora devint blême...

– Ce n’est pas possible ? Pas ici...

– On y va ! fit Rocco qui dégainait son épée.

Elle le suivit, ayant elle aussi tiré son arme par mimétisme, et ils se forcèrent un chemin à travers la foule hurlante qui s’affolait et perdait la tête. Ils parvinrent ainsi au chœur.

On se battait devant l’autel sur les marches duquel le prêtre épouvanté avait laissé tomber le calice. Le vase sacré rebondit jusqu’à un grand corps rouge et or, étendu sans vie sur les dalles de marbre noir au milieu d’une flaque de sang qui allait s’élargissant : Giuliano de Médicis, le beau, le gai, le charmant Giuliano était sans doute déjà mort, mais malgré cela un homme vêtu de brun, à demi couché sur son corps, le lardait encore à coups de dague. Rocco arriva sur lui comme la foudre et frappa. Touché à la cuisse, l’assassin se releva, voulut sauter sur cet agresseur, mais une violente poussée en avant de la foule terrifiée emporta l’assassin et repoussa le cadavre sur les marches du chœur où Fiora se précipita. Pendant ce temps Rocco, subitement empêtré d’une femme gémissante qui venait de s’accrocher à son cou, regardait sans rien pouvoir faire le meurtrier disparaître dans la cohue comme une couleuvre dans un trou de rocher.

Tandis que Fiora, refusant l’évidence, cherchait désespérément quel secours elle pourrait apporter à ce jeune homme qu’elle avait aimé, quelqu’un s’agenouilla auprès du corps et elle vit une longue main sèche toucher le cou du cadavre.

– Il est au-delà de tout secours, dit Démétrios Lascaris. Les conjurés ont bien mené leur affaire. J’avais remarqué, dans les premiers rangs, des figures que je n’aimais pas...

– Toi ? souffla Fiora, stupéfaite. Mais que fais-tu ici ?

– Je pourrais te poser la même question... Viens ! Il ne faut pas rester.

Le combat, en effet, continuait autour d’eux. Rocco ferraillait contre une espèce d’estafier au visage couvert de cicatrices. Ils cherchèrent des yeux Lorenzo et le virent. Devant le trop joli petit cardinal, aussi pâle et frissonnant que ses dentelles, le maître de Florence, son manteau noir enroulé autour de son bras gauche, se défendait courageusement au moyen de sa seule épée de parade contre les deux prêtres armés de dagues qui l’avaient assailli simultanément quand l’Élévation avait courbé les têtes, tandis que Pazzi et un certain Bandini attaquaient Giuliano. Le sang coulait d’une blessure qu’il avait au cou, mais il ne semblait pas abattu et, tandis qu’il se battait pied à pied au milieu des candélabres renversés, de la cire écrasée et des objets du culte roulant de tous côtés, son œil noir, brûlant d’un feu fiévreux dans son visage olivâtre, dénombrait les ennemis qui l’entouraient et ceux qui cherchaient encore à franchir la balustrade du chœur pour l’atteindre. Attaqués eux aussi, ses amis se battaient au-delà de celle-ci et ne pouvaient l’aider. Le danger était extrême.

– A moi Médicis ! ... Palle ! Palle ! hurla-t-il, et le vieux cri de ralliement de sa famille tonna jusqu’aux voûtes du sanctuaire.

Seuls quelques cris épars lui répondirent. Fiora, épouvantée, comprit qu’il était perdu. Il tenait maintenant tête à quatre adversaires et son souffle s’écourtait. Elle allait courir vers lui pour qu’il eût au moins une épée convenable, cependant que Rocco achevait son adversaire, quand, tombant des stalles qu’ils avaient escaladées, les deux frères Cavalcanti arrivèrent comme des boulets de canon et dégagèrent leur ami. Lorenzo put respirer, d’autant plus que, devant ce secours inattendu, les deux prêtres – Antonio de Volterra et Stefano, précepteur chez les Pazzi – abandonnèrent la partie, leurs dagues n’étant plus de taille contre des épées de combat. Fiora en profita pour courir vers Lorenzo et, prenant son épée par la lame, elle la lui tendit :

– Tiens ! Tu te battras mieux avec ça et moi je ne sais pas m’en servir !

– Fiora ! murmura-t-il avec une soudaine douceur qui fit chaud au cœur de la jeune femme, mais déjà il lui criait de s’écarter, de se mettre à l’abri. Par la droite du chœur, une troupe armée à la tête de laquelle Fiora reconnut Francesco Pazzi accourait à la curée. Cette fois, ils étaient au moins vingt !

Tandis que Démétrios, qui avait crié « Je m’en charge ! », traînait la jeune femme à l’écart, Rocco franchit la balustrade d’un bond léger et tomba face au banquier :

– Je commence à t’avoir un peu trop vu, toi ! cria-t-il en attaquant furieusement. Mais, sorti on ne savait trop d’où, un beau jeune homme, superbement vêtu, vint s’interposer entre les deux hommes au risque d’être embroché :

– Laissez-moi ce chien puant, messer ! cria-t-il en tombant en garde. Le sang qui est sur mon épée est celui de Giuliano. Je viens de l’y tremper en jurant que son assassin ne mourrait que par moi. Je me nomme Francesco Nori !

Pour ne pas le gêner, Rocco s’écarta et se trouva en face de deux autres adversaires.

– Faites, jeune homme, mais ne le manquez pas et ne glissez pas dans le sang ! Il y en a partout... et, pardieu ! ajouta-t-il en embrochant son premier ennemi, nous allons veiller à ce qu’il y en ait davantage.

Malgré l’aide reçue, le combat demeurait très inégal. Le Magnifique faiblissait et sa maigre poitrine se soulevait avec un bruit de soufflet de forge. On l’avait repoussé hors du chœur et il risquait d’être pris à revers.

– Dans la sacristie, Monseigneur ! clama Démétrios qui, laissant Fiora à l’abri d’un pilier, escrimait lui aussi avec sa dague. Enfermez-vous dans la sacristie en attendant les secours !

Lorenzo bondit en arrière puis, ralliant en triangle serré les quelques hommes qui se battaient pour lui, il commença à battre en retraite, abattant deux ennemis sur son passage.

– Bravo, apprécia Rocco en connaisseur.

Il venait pour sa part d’en coucher un sur les dalles noires. Le cercle des assaillants eut alors un instant de flottement et le groupe de Médicis, profitant de cette faiblesse momentanée, s’échappa, gagna en courant la nouvelle sacristie dont la lourde porte en bronze, œuvre récente et admirable de Luca della Robbia, se referma sur eux. Leurs poursuivants vinrent s’y briser les poings.

– Viens, souffla Démétrios. Il faut songer à nous mettre à l’abri nous aussi.

Il n’y avait rien d’autre à faire. Rocco, emporté par la bataille, avait suivi Lorenzo dans la sacristie que les conjurés assiégeaient. Gagner la sortie était impossible car on se battait sur toute la longueur de la nef. S’en remettant à Démétrios, Fiora disparut à sa suite derrière l’autel sur lequel, à demi couché, le jeune Riario, plus mort que vif, étreignait en sanglotant le grand Christ d’argent massif. Personne ne faisait attention à lui.

Arrivés là et abrités sous la nappe brodée, les deux compagnons examinèrent la situation. Le plus gros de l’agitation avait la sacristie pour centre et la nef commençait à se vider, certains des combattants choisissant de s’enfuir. Le flot se retirait, abandonnant ses épaves : corps sanglants, épars au milieu des armes inutiles, des voiles de femmes déchirés et piétinés, des fleurs écrasées, des bijoux brisés que des mendiants, rampant comme autant de larves, se hâtaient de récolter. Par les portes monumentales, on apercevait la place ensoleillée d’où venait un effroyable vacarme, preuve que l’on s’y étrillait ferme. On aurait pu croire que toute la ville était là.

– Comment se fait-il que les Médicis soient venus sans gardes ? chuchota Fiora. Où sont Savaglio et ses hommes ? Où est le gonfalonier de justice ? C’est toujours Petrucchi ?

Démétrios haussa les épaules :

– Personne n’aurait imaginé une attaque pendant la messe. Savaglio doit être au palais. Quant à Petrucchi, si j’en crois la Vacca[xxii] qui se met en branle, il doit être à la Seigneurie, portes bien closes... Viens, j’ai une meilleure cachette pour attendre la fin de tout cela.

Entraînant toujours la jeune femme, le Grec se mit à courir, à demi courbé, tout le long du bas-côté jusqu’au petit escalier sombre qui menait à la Cantoria, la tribune où chanteurs et musiciens se rassemblaient auprès de l’orgue. Celle-ci était vide, mais son désordre proclamait le départ précipité de ses occupants. Les instruments de musique jonchaient le sol, pêle-mêle avec des partitions. Sur un grand lutrin de bronze était étalée la musique d’un motet dont les notes avaient dû s’étrangler dans le gosier des chantres : une bien belle œuvre pourtant, écrite tout récemment par messire Jean Ockeghem, maître de chapelle du roi de France, et envoyée par celui-ci à Lorenzo pour la fête de Pâques. Tout cela abandonné.

– Si l’on s’est battu ici, commenta Démétrios, ce devait être à qui atteindra l’escalier le premier ! Asseyons-nous, si tu veux ? ajouta-t-il avec une soudaine humilité. J’aimerais savoir par quel miracle je te retrouve à Florence... si toutefois tu veux bien me le dire ?

Fiora tira son mouchoir pour essuyer sa figure où la sueur collait la poussière. Il y avait beau temps que son chapeau avait disparu dans la foule et la résille avec le poids de ses cheveux était lourde à porter. Ses yeux gris se posèrent sur le Grec avec une curiosité où entrait de l’amusement. Il avait vieilli ces derniers mois et ses yeux sombres étaient pleins de mélancolie :