– Qui a-t-on expédié aujourd’hui ? demanda Selongey, peu désireux d’entendre la liste des récriminations du vieillard.
– Le Chrétiennot Yvon. L’a fallu l’porter sur l’échafaud à cause d’ses jambes qu’la torture a mis en morceaux mais ça a été du beau travail. Maître Jehan du Poix l’a expédié d’un seul coup de hache et après il l’a coupé en quatre morceaux bien nets pour qu’on les accroche à des gibeteaux aux portes de la ville. La tête est à Saint-Nicolas, la jambe droite à la porte d’Ouche, la jambe gauche...
– Je n’ai pas envie d’en savoir davantage, coupa Philippe, dégoûté et inquiet pour la première fois en pensant que l’on venait peut-être de lui décrire son propre sort.
Mourir n’est rien pour un guerrier, mais s’il fallait qu’on le porte à l’échafaud à l’état de loque brisée par les tourments et débitée ensuite comme viande de boucherie, cette idée-là le révoltait et lui donnait la chair de poule. Il voulait pouvoir regarder le bourreau dans les yeux et dominer de toute sa taille la foule venue là comme au spectacle.
– Sait-on quand mon tour viendra ? demanda-t-il d’une voix cependant ferme.
Le vieil homme haussa les épaules et regarda le prisonnier avec une vague pitié.
– J’sais bien qu’c’est pas agréable à entendre, mais j’crois qu’c’est pour demain. On m’a donné avis qu’un moine viendrait cette nuit pour vous exhorter. Va vous falloir du courage.
– Si je n’en avais pas, je ne serais pas ici.
Le geôlier avait enfin déposé son pain et sa cruche et, comme un bon valet de chambre, secouait la couverture abandonnée sur la couchette.
– Vous avez eu d’la chance jusqu’ici ! On vous a donné la meilleure chambre d’l’étage, celle qu’on a r’faite.
– Refaite ? fit Selongey en considérant les murs salpêtrés, la voûte que l’été bourguignon ne parvenait pas à sécher et la paille à demi pourrie qui couvrait le sol. Il doit y avoir longtemps ?
– Sûr qu’ç’a fait un bail, mais moi qui vous cause, j’ai connu c’te prison sans rien d’autre que d’la paille. Les chaînes étaient vieilles et rouillées et les rats couraient comme chez eux. Pourtant j’ai vu, là-dedans, une pauv’ fille mettre au monde un enfant. Elle avait commis le péché de chair avec son frère et aussi celui d’adultère mais elle était toute jeunette, toute mignonne, et de la voir se tordre dans les douleurs pendant des heures, ça m’a serré le cœur.
Philippe avait pâli et regardait avec horreur, à présent, cette prison qui jusqu’alors ne lui avait pas semblé bien différente de celles qu’il avait pu connaître.
– Elle s’appelait Marie de Brévailles, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Et elle est morte cinq jours après...
– C’est ça tout juste ! fit le geôlier éberlué. Vous la connaissiez ?
– Non, mais j’ai connu son frère autrefois, au service de monseigneur de Charolais. C’est une triste histoire, en effet.
– Eh bien, pas si triste que ça, au fond !
– Comment ?
– J’vous explique. Pendant qu’elle faisait son enfant, c’était rien d’autre qu’une pauv’chair souffrante, mais vous auriez dû la voir quand elle est partie pour l’échafaud avec son frère ! Comme ils étaient nobles, on leur avait permis de faire toilette, de revêtir leurs plus beaux habits et ils étaient superbes tous les deux. Avant d’monter dans l’tombereau, il lui a pris la main et ils se sont souri. Z’avaient l’air aussi heureux qu’s’y ils allaient à leur noce. Et si beaux ! Tout l’monde pleurait d’les voir mourir.
– Pourtant, ils laissaient un enfant ?
– Oui. Une p’tite fille qu’on avait portée à l’hospice. C’était l’plus triste parce que c’était un enfant d’péché mortel, mais on raconte que l’Bon Dieu a eu pitié d’elle. Un étranger, un riche marchand, passait par là. Il a vu mourir la mère et il a voulu prendre la p’tite. On sait pas ce qu’elle est devenue, par exemple...
Selongey retint un sourire. Il se demandait quelle tête ferait le bonhomme s’il lui apprenait que l’enfant en question était devenu sa femme. Mais il n’avait pas envie de parler davantage. Puisque le hasard voulait qu’il passât ses dernières heures dans ce cachot où Fiora avait vécu ses premiers instants, c’était pour lui un signe du destin. Il n’aurait pas, comme Jean de Brévailles, la joie de mourir avec celle qu’il aimait et de partager sa tombe, mais il partirait avec, au cœur, l’image de sa belle Florentine. Essayer de la chasser comme il tentait de le faire ces derniers temps était bien inutile. On n’échappait pas au souvenir de Fiora, aux grands yeux de Fiora, au sourire de Fiora. Peut-être qu’en pensant à elle il trouverait la mort moins amère. Au fond, elle avait eu raison de refuser la vie qu’il lui offrait. Que deviendrait-elle, à présent, si elle avait accepté de se laisser conduire à Selongey ? Une veuve désespérée et irritée par la présence d’une belle-sœur aussi sotte que Béatrice, une femme que les gens d’armes chasseraient de chez elle comme il arrive le plus souvent quand il s’agit des biens d’un condamné ? Qui serait peut-être molestée, emprisonnée ? Philippe haïssait de tout son cœur le roi Louis, onzième du nom, et pour rien au monde il n’accepterait de le servir, mais, en cette occasion, mieux valait que Fiora eût choisi de rester auprès de lui et d’accepter le petit château qu’il lui avait offert. Ainsi, même sa mort de rebelle ne porterait pas tort à celle qu’il aimait.
Le geôlier était sorti depuis longtemps, chassé par le mutisme du prisonnier et la nuit qui commençait à tomber. Philippe prit le pain qu’on lui avait apporté et, après avoir, du pouce, tracé un signe de croix sur la croûte brune, il en arracha un morceau et mordit dedans. Il n’avait pas faim, mais, sachant ce qui l’attendait le lendemain, il voulait l’aborder en pleine possession de ses forces. D’ailleurs, pour une fois, le pain était frais et il prit à le mâcher, à le respirer quelque plaisir. L’odeur du pain tout chaud sorti du four avait enchanté son enfance ; elle était restée l’une des senteurs qui lui étaient le plus agréables. La moitié de la miche y passa, accompagnée de quelques gorgées d’eau fraîche. Il convenait d’en garder assez pour le petit matin. On ne lui en rapporterait pas.
La nuit s’installa et les heures commencèrent à couler. Philippe avait envie de dormir, mais hésitait à se laisser aller au sommeil : le geôlier ne lui avait-il pas dit qu’un prêtre viendrait cette nuit ? Se confesser à moitié endormi est chose peu facile. Finalement, et comme le temps coulait sans amener personne, il s’étendit sur sa couchette, ferma les yeux et s’endormit.
Une main qui secouait doucement son épaule le réveilla. Il vit qu’un jour grisâtre glissait dans son soupirail et comprit qu’il avait dormi paisiblement sa dernière nuit. La main appartenait à un petit moine dont la robe grise était celle des Frères mineurs, ordre jadis fondé par saint François d’Assise. Encore englué dans le sommeil, Philippe entendit une voix douce lui murmurer :
– L’heure approche, mon fils. Je suis venu vous assister. Il faut vous préparer à paraître devant votre Créateur...
Le petit moine avait des yeux clairs, pleins de compassion, dans un visage que la maturité n’avait pas encore griffé. Philippe lui sourit.
– Je suis tout à vous, mon frère. Savez-vous combien de temps il me reste à vivre ?
– L’heure de prime n’est pas encore sonnée. Vous ne mourrez que dans le milieu de la matinée.
Le prisonnier se sentit pâlir.
– Je ne crois pas avoir assez de fautes à avouer pour tout ce temps. Sans doute, avant l’échafaud, vais-je devoir subir la question ?
– Je ne crois pas. Personne ne m’en a rien dit et, normalement, j’en aurais été averti. Je crois, ajouta-t-il avec un demi-sourire, que vous pourrez marcher fermement à la mort, si c’est cela qui vous tourmente.
Philippe ne put retenir un soupir de soulagement. C’était la meilleure nouvelle que l’on pût lui apporter. Rien ne viendrait amollir son courage, et ceux qui se rassemblaient peut-être déjà sur la place du Morimont verraient comment meurt un chevalier de la Toison d’or.
S’agenouillant devant le moine assis sur la planche, il entreprit de vider son âme de tout ce qu’elle avait pu, en quelque trente ans d’existence, accumuler de fautes, lourdes ou vénielles. Ce fut plus long qu’il ne l’avait imaginé car, à mesure qu’il remontait le temps, sa mémoire restituait des souvenirs plus ou moins ensevelis avec les visages de ceux qu’il avait tués, en guerre ou en duel. Le plus difficile fut sans doute d’avouer par quel moyen il avait obligé Francesco Beltrami à lui donner la main de Fiora et la dot fabuleuse qui l’accompagnait.
– Mais cet or, plaida-t-il, je ne le voulais pas pour moi. Il était pour mon prince dont la trésorerie en avait le plus grand besoin.
– J’entends bien, dit le moine sévèrement, c’était pourtant faire bon marché d’une âme innocente. Cette jeune fille, vous ne pouviez pas l’aimer...
– Je le pouvais si bien que je l’aime toujours, qu’elle est ma femme et que je ne cesserai jamais de l’aimer. J’ai été pris à mon propre piège et c’est là mon châtiment. Ma seule douleur est de n’avoir plus d’elle la moindre nouvelle.
Il y eut un silence que troublait seule la respiration oppressée de Selongey. Le moine le regardait sans le voir, absorbé dans un rêve intérieur. Soudain, il tira de sa robe un petit rouleau de papier qu’il mit dans la main du prisonnier.
– Un homme que j’ai vu hier au soir m’a supplié de vous faire tenir ce billet. Il contient, paraît-il, ces nouvelles que vous n’espériez plus.
Philippe prit le message comme il aurait reçu l’hostie. Ses yeux couleur d’or venaient de s’illuminer.
– Cet homme, vous a-t-il dit son nom ?
– Je n’aurais pas accepté autrement. Il m’a dit s’appeler Matthieu de Prame.
"Fiora et le Pape" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Pape". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Pape" друзьям в соцсетях.