Philippe de Selongey était de ceux-ci et les succès remportés dans la Comté[i] par les frères de Vauldrey, qui avaient réussi à faire reculer les troupes royales de Georges de La Trémoille, sire de Craon, le confortaient dans sa décision. Malheureusement, La Trémoille, remettant cette conquête à plus tard, avait concentré ses forces sur Dijon qu’il avait enlevée avec l’aide de Charles d’Amboise et de Jean de Chalon, l’un des premiers ralliés. La Trémoille avait établi une garnison dans la ville et ordonné la construction d’un fort château destiné à défendre Dijon contre les attaques extérieures... et la garnison contre celles de l’intérieur. Franchement impopulaire, cette décision avait augmenté le nombre des partisans de la duchesse.

Dès le mois de mars, Philippe était de retour dans la ville et s’installait secrètement dans son hôtel familial qui, en apparence, demeura portes et volets clos comme s’il n’y avait personne. La maison était fermée depuis trop longtemps pour que la présence d’un chevalier de la Toison d’or, dont on savait la fidélité au duc Charles, ne parût pas suspecte à l’occupant. De ce refuge, il ne réussit pas moins à rassembler maintes bonnes volontés et maints cœurs courageux parmi ceux qui avaient été plus ou moins alliés à sa famille ou qui l’avaient servie. Une correspondance active avec les partisans des alentours lui permit de mettre au point une attaque nocturne de la ville dont lui-même ouvrirait l’une des portes le moment venu. Mais, pour venir à bout de la garnison française, il fallait beaucoup de monde et la patience s’imposait. Le secret aussi. La situation du rebelle n’était pas sans danger, car une grande partie des échevins et des grands bourgeois commençait à accepter l’idée de devenir sujets du roi Louis si la tranquillité était à ce prix.

Les alliés de Philippe appartenaient surtout à la jeunesse, aux classes populaires et aux anciennes armées du duc à peu près ruinées, mais ils n’étaient pas faciles à manier parce que trop avides de passer à l’action. C’est ainsi que, le 1er juin, une échauffourée éclata à cause d’une femme malmenée par un soldat dans le faubourg Saint-Nicolas. On cria « Vive Bourgogne ! », on écrivit sur les murs quelques injures à l’adresse du roi de France et on jeta des pierres aux hommes d’armes qui ripostèrent. Un peu de sang coula, puis le calme revint assez vite. Et Philippe crut avoir repris le contrôle de ses partisans, ignorant que certains d’entre eux ne voyaient dans la bagarre pour l’indépendance qu’un bon moyen de promouvoir une sorte de lutte des classes.

Le 26 juin, lors d’une absence de La Trémoille, le drame éclata à l’occasion de l’élection du nouveau vicomte-mayeur[ii] de la ville, en présence d’un héraut de Marie de Bourgogne. Les magistrats municipaux s’étaient réunis aux Cordeliers. C’est alors qu’un groupe d’hommes, armés de tout ce qui avait pu leur tomber sous la main, déboucha de la porte Saint-Nicolas. A leur tête marchait, vêtu d’une longue robe « de gris-blanc », un certain Chrétiennot Yvon, jadis riche épicier à présent ruiné, et qui habitait, à Gevrey, un petit manoir appartenant aux moines de Cluny.

A peine entré dans la ville, Yvon obligea les gardiens de la tour Saint-Nicolas à lui livrer les clefs et déchira la bannière royale qui flottait au sommet. Puis lui et ses hommes descendirent vers le cœur de Dijon en appelant aux armes les partisans de la princesse Marie. Dans la foule, quelqu’un cria :

– Allons chercher ces maîtres échevins qui gouvernent la ville et qui se cachent aux Cordeliers !

Cependant l’alarme avait été donnée et les échevins dispersés par les soins de Selongey, conscient que l’on commettait là une folie. Il n’avait que trop raison : quand Yvon déboucha sur la place des Cordeliers, il n’y trouva qu’un vieil homme, Jean Joard, président au parlement de Bourgogne, qui, confiant dans son âge et dans son influence, voulut tenir tête à l’émeute, enjoignant aux rebelles d’abandonner leurs armes et de se disperser.

– Nous sommes ici pour rendre sa ville à Madame Marie, s’écria Yvon. Songe à rendre hommage à ta princesse ou crains pour ta vie !

– Notre duchesse n’a jamais demandé que Dijon lui soit rendue en passant sur le corps des anciens serviteurs de son père, s’écria Selongey en se jetant, l’épée à la main, devant le vieil homme. Ce sont les Français qu’il faut tuer, pas les nôtres !

– Lui et ses pareils sont vendus depuis longtemps au roi Louis. Et toi, tu es comme eux, sans doute ?

– Moi, je suis Philippe, comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or et fidèle jusqu’au bout à monseigneur Charles, que Dieu garde en sa protection. Et je n’ai pas renié mon serment d’allégeance.

– C’est facile à dire, fit l’autre avec un gros rire. Le sire de Selongey ici, comme par hasard ? Depuis quand es-tu arrivé ?

– Depuis trois mois. Certains ici le savent, mais toi, tu es en train de détruire ce que j’ai échafaudé.

– Quelqu’un l’a déjà vu, ici ?

Le regard menaçant de l’ancien épicier parcourait les visages et réclamait une réponse, tout en défiant qu’on osât la lui apporter. Personne ne bougea et Philippe comprit qu’il avait en fait bâti sur le sable.

– Bien ! conclut Yvon. Alors nous allons en finir avec tous ces suppôts de Louis XI, et nous partager leurs biens. A la curée, mes enfants !

Un instant plus tard, le vieux président tombait, poignardé par Chrétiennot Yvon, et Philippe lui-même, maîtrisé par cinq ou six garçons bouchers qui lui passèrent au cou l’écharpe de velours rouge de la victime, était contraint de suivre la bande d’énergumènes qui s’en alla d’abord piller la maison du Singe après avoir solennellement proclamé la souveraineté de la princesse Marie.

Lui qui avait tant rêvé d’apporter à sa duchesse les clefs de Dijon, voilà qu’il se trouvait prisonnier de gens qui prétendaient défendre les mêmes couleurs que lui, mais qui, en réalité, ne faisaient qu’assouvir leurs vengeances et leurs appétits personnels. Toute la nuit, la bande pilla, vola, brûla les maisons de ceux que l’on croyait royalistes, comme le receveur général Vurry, le sire Arnolet Macheco et le curé de Fénay. Impuissant et navré, Philippe dut assister à ce déchaînement avant d’être ramené dans sa propre demeure, où Yvon s’installa en compagnie de ses hommes pour festoyer et compter son butin.

C’est là que, quatre jours plus tard, La Trémoille en personne les arrêta, et Philippe avec eux.

– Il est notre chef, déclara Yvon avec un sourire goguenard, messire comte de Selongey, l’un des proches du défunt duc Charles.

– Un noble à la tête d’une bande d’égorgeurs et de pillards, fit le sire de Craon méprisant. Qu’attendre d’autre d’un Bourguignon ?

– Bourguignon, certes je le suis et fier de l’être, mais j’étais prisonnier ici et je ne suis pas leur chef, protesta Philippe.

– Vraiment ? Etes-vous donc de ceux, déjà nombreux, qui sont prêts à faire allégeance au roi, mon maître ? En ce cas...

Philippe n’hésitait jamais entre sa vie et son honneur. Et puis, il y avait le regard plein de défi que lui lançait cet ancien épicier qui venait de l’enrôler contre son gré sous sa bannière.

– Non. Jamais je ne prêterai serment au roi de France. Je suis le féal de Madame Marie, seule et vraie duchesse de Bourgogne.

– Ce refus vous coûtera la tête !

Une heure plus tard, Philippe était écroué dans les prisons de la maison du Singe et n’en sortit, enchaîné, que pour s’entendre condamner à la peine capitale.

Une semaine plus tard, la sentence n’était toujours pas exécutée. Selon le geôlier qui lui portait sa pitance, ce retard n’était dû qu’à sa qualité. On le gardait pour la bonne bouche, il serait en quelque sorte le clou du sanglant spectacle que le sire de Craon donnait à Dijon. Furieux des désordres commis durant son absence, le Français s’en vengeait en faisant régner la terreur. Depuis son retour, tout autre pouvoir que le sien demeurait suspendu et les partisans du roi purent assister au châtiment de ceux qui leur avaient porté tort. On traquait les moindres suspects et le bourreau pas plus que ses aides ne manquaient d’ouvrage. Jehan du Poix, le « carnacier » de la ville, ne cessait de torturer que pour pendre et faire sauter des têtes. Pour varier le spectacle, on trouva même, par hasard, un faux-monnayeur que l’on mit à bouillir dans un mélange d’huile et d’eau...

Décidément, il était impossible d’attraper les brins d’herbe : les chaînes qui reliaient le prisonnier à la muraille étaient trop courtes et, avec un soupir, il revint s’asseoir sur sa planche. Le soir allait tomber. La ville était étrangement silencieuse, comme si elle éprouvait tout à coup le besoin de se reposer après tant de violence. Plus de cris, plus de vociférations, plus de glas sonnant la dernière heure des condamnés ! Philippe pensa qu’il ne restait peut-être plus personne à tuer hormis lui-même. En ce cas, sa mort ne devait pas être très loin. Cette nuit serait-elle la dernière ?

Le fracas des verrous tirés lui fit tourner la tête. Un geôlier entra, portant une cruche d’eau et une miche de pain, mais ce n’était pas celui dont le prisonnier avait l’habitude. Celui-là était un homme âgé qui traînait les pieds et dont la longue barbe, d’un gris pisseux, descendait jusqu’à son estomac.

– Qui es-tu, toi ? demanda Philippe. C’est la première fois que je te vois.

L’homme posa sur lui le regard de deux yeux sans couleur bien définie et bordés de rouge.

– Bien obligé ! grommela-t-il. L’Colin qui s’occupait des sous-sols s’est cassé la jambe en dégringolant d’un toit où il avait grimpé pour mieux voir l’exécution. Alors, on est venu m’rechercher, mais ces escaliers, ça vaut rien à mes douleurs. D’autant que les marches sont glissantes et qu’à mon âge...