– Allez-vous enfin être raisonnable ? gronda-t-elle.

– Je n’ai pas envie d’être raisonnable, protesta la jeune fille en se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante. D’ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable ?

– Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom, fit Léonarde habituée depuis longtemps au caractère frondeur de celle que, dans son for intérieur, elle considérait comme son enfant. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.

– Je n’en veux pas. Je n’ai pas faim.

– Eh bien, faites semblant ! Et puis laissez-vous habiller ! Votre père vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise ?

Comme par miracle la rebelle se calma. Elle aimait Francesco d’un amour profond, joyeux et confiant. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Léonarde le savait bien. Docilement, Fiora mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Khatoun, sur un signe de la gouvernante, ramassait l’une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir sa maîtresse. Un instant plus tard, Fiora apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d’un beau velours couleur de feuille morte qui s’agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s’achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu’elles recouvraient à demi le dessus de la main.

Tandis que Khatoun laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l’épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Léonarde, armée d’une brosse, s’efforçait de remettre de l’ordre dans l’abondante chevelure d’un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Francesco Beltrami avait fait venir à grands frais pour sa fille bien-aimée, Fiora suivait d’un œil désabusé le travail des deux femmes.

– Je suis affreuse ! déclara-t-elle d’un ton dramatique.

– C’est ce que je me dis tous les matins en entrant ici, ricana Léonarde. Comment messer Francesco qui est homme de goût peut-il supporter la présence d’une fille aussi laide et même pousser l’aveuglement jusqu’à s’en réjouir ? ... Ne dites donc pas de sottises !

Fiora était sincère. Élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaircir leurs cheveux au moyen d’une multitude d’onguents et en prenant d’interminables bains de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d’estimer à sa juste valeur une chevelure souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.

– Mon père m’aime, murmura-t-elle les larmes aux yeux. Il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m’aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...

Elle se tut brusquement et rougit à l’idée qu’elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Léonarde l’avait percé depuis longtemps. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l’enfant, elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

– Il ne faut pas faire attendre messer Francesco, dit-elle doucement. Nous finirons la coiffure plus tard. Puis, effleurant d’un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse : si vous n’en croyez pas votre miroir, mon cœur, croyez-en votre vieille Léonarde... et tous ces garçons qui vous font la cour : vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent !

Fiora ne répondit pas. Elle n’était pas convaincue. Bien sûr elle ne se jugeait pas horrible : c’eût été de la mauvaise foi ; bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la fille du très riche et très puissant messer Beltrami mais justement parce que son père possédait l’une des plus grosses fortunes de la ville, elle n’arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d’or rouge de Simonetta...

Au seuil de la chambre, elle demanda :

– Où est mon père ?

– Dans son studiolo[i].

Fiora sortit et se trouva dans la large galerie à colonnes qui, au premier étage du palais, faisait le tour du cortile -la cour intérieure – orné de deux statues antiques et d’orangers plantés dans de grands pots de majolique verte et bleue. Bien qu’on fût au cœur de l’hiver, le temps était doux et ensoleillé, la mauvaise saison, en Toscane, se traduisant plus volontiers par de la pluie que par de grands froids, et la neige y était rare. Fiora, qui n’aimait pas vivre enfermée et qui passait au jardin le meilleur de son temps libre, respira cet air léger qui portait avec lui des odeurs de pain chaud et d’épices fines sur un fond de musique lointain. C’était jour de fête aujourd’hui, 28 janvier, parce que Lorenzo de Médicis voulait célébrer avec faste l’accord qu’il venait de signer contre le Turc avec la Sérénissime République de Venise. Il y aurait joute, banquet et danses...

Le chemin que Fiora avait à parcourir n’était pas long : les appartements de Francesco se trouvant au même étage que ceux de sa fille mais de l’autre côté de la cour. Khatoun, qui ne la quittait jamais, trottant sur ses talons, Fiora se dirigea rapidement vers eux.

Khatoun était tartare et avait le même âge que sa jeune maîtresse. C’était une petite créature menue et gracieuse qui, avec son visage triangulaire, ses yeux étirés vers les tempes et son petit nez plat, ressemblait tout à fait à un chaton. Elle en avait la gaieté et le naturel joueur et caressant. Elle aimait la maison Beltrami, Fiora et la vie douillette qu’elle menait auprès d’elle. Le fait d’être née esclave ne la tourmentait aucunement pour l’excellente raison que personne n’aurait eu l’idée de le lui faire sentir, Fiora ne l’aurait pas permis.

Comme dans toute l’Italie, les esclaves étaient nombreux à Florence, surtout ceux du sexe féminin, et l’opulence d’une maison s’estimait à la fois à leur nombre et à leurs qualités, voire à l’étrangeté de leur apparence. Certains étaient rares et on se les disputait, comme ce couple de danseuses mauresques et cette naine noire que la duchesse de Ferrare enviait furieusement à la duchesse de Milan, Bianca-Maria Sforza.

Les bourgeois des villes riches comme Florence, Milan, Venise ou Gênes pouvaient aussi s’offrir ce luxe coûteux qui valait aux esclaves d’être traités plus souvent en familiers qu’en vulgaires domestiques. Les armateurs vénitiens ou génois les importaient des marchés de la mer Noire, d’Asie Mineure, de la péninsule balkanique, d’Espagne où les Maures tenaient encore Grenade, de Russie ou de Tartarie, et leur prix se situait entre cent et deux cents ducats d’or. Naturellement, s’il s’agissait de chanteuses, de danseuses ou d’habiles brodeuses, de musiciennes ou de nourrices, les prix s’envolaient facilement à cinq ou six cents ducats. En ce qui concerne Khatoun, elle n’était encore qu’un bébé à la mamelle quand elle avait été achetée à Trébizonde par le capitaine de la Santa Madalenna que la beauté de sa mère avait ému et qui l’avait ramenée à Florence. Mais Djamal, la mère, était morte quelques mois après son arrivée et le bébé Khatoun avait été élevé par Léonarde avec Fiora dont elle était destinée à devenir à la fois la compagne et la camériste, le premier avatar étant d’ailleurs beaucoup plus important que le second...

Cette histoire d’esclaves avait beaucoup tourmenté Léonarde lors de son arrivée à Florence. Ses convictions chrétiennes s’insurgeaient devant un tel état de choses mais elle avait vite découvert que les esclaves de Florence étaient souvent beaucoup mieux traités, du fait du prix payé, que certains serviteurs à gages, certains valets de fermes ou certaines filles de cuisine dans les maisons d’au-delà des Alpes. Posséder des esclaves ne gênait nullement les étranges sentiments religieux des Florentins qui, tout en professant une dévotion profonde envers le Christ, la Vierge et les saints, en remplissant leurs églises de fresques, de tableaux et d’œuvres d’art admirables, montraient un goût très vif pour la mythologie et la philosophie grecques, Platon occupant de beaucoup la première place. Elle avait fini par excuser ses nouveaux concitoyens en vertu de leur amour profond de la beauté sous toutes ses formes – et cela jusque dans les plus basses classes de la société – et de leur extraordinaire appétit de vivre...

Arrivée devant la porte de son père, Fiora envoya Khatoun remettre de l’ordre dans sa chambre puis, frappant légèrement, elle entra sans en attendre l’autorisation ; ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l’attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, Francesco rêvait devant un tableau posé sur un chevalet d’ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée.

– Père ! appela-t-elle doucement.

Francesco tressaillit comme quelqu’un que l’on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait pris un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s’argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.

– Viens voir ! dit-il en étendant le bras pour attirer à lui la jeune fille : Sandro vient de me le faire porter et c’est une merveille...

Fiora s’approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un jeune peintre du voisinage que Lorenzo de Médias avait distingué et qui, jusqu’à présent, n’avait guère travaillé que pour lui, mais Francesco Beltrami dont on savait la passion qu’il portait à la peinture avait su s’attirer l’amitié de ce garçon imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes florentins. Il était le fils d’un tanneur du quartier d’Ognissanti et s’appelait Sandro Filipepi ; on commençait à le connaître sous le nom de Botticelli qui signifie petit tonneau, surnom qu’il devait à un frère de vingt-huit ans son aîné, grand buveur devant l’Eternel et qui s’était toujours occupé de l’enfant au point qu’on le croyait son père, le véritable passant pour son grand-père. L’enfant étant « devenu » le Sandro du Botticello, était resté Botticelli.