– Ou de n’importe quel homme habitué à manier des armes ! coupa Fiora. Qu’est-il besoin de chercher tant de détails ? La justice de Dieu a frappé, voilà tout !

– Tu n’es pas curieuse, remarqua Démétrios. Je pencherais plutôt pour la justice de Lorenzo de Médicis. Une justice discrète mais assez dans sa manière quand il ne peut pas faire autrement. Son capitaine, Savaglio, ne connaît ni hésitation ni pitié quand il s’agit du service de son maître. En outre, comme tu l’as dit, Fiora, il manie les armes en virtuose. Oui, ce pourrait être cela... s’il n’y avait ce cœur arraché ?

– N’a-t-il pas arraché celui de mon père ? C’est justice,

il me semble ?

– Peut-être... mais en ce cas, on n’avait aucune raison de le conserver or je n’en ai pas trouvé trace. Il est vrai que Marino a dû être tué la nuit dernière, que des chiens ont pu passer par là... Personne ne pourra nous renseigner. Il n’y a plus âme qui vive dans cette ferme. La terreur a fait fuir tout le monde...

Le médecin pensait tout haut, sans plus s’occuper de ses compagnons :

– Oui... c’est sans doute cela, poursuivit-il. A moins encore que Savaglio, si c’est lui, n’ait voulu rapporter à son maître cette preuve de l’exécution ? C’est encore possible, bien sûr... pourtant je n’arrive pas à y croire.

– Pourquoi ? demanda Fiora impatientée par ces cogitations pour elle sans objet...

– Parce que nous sommes le 28 avril...

– Et alors ?

– Après-demain ce sera le 30.

– C’est l’évidence même. Mais encore ?

– Sache ceci : la nuit qui va du dernier jour d’avril au premier jour de mai est une grande nuit pour les sorciers de tous les pays. En Allemagne, dans les montagnes du Harz où se tient le grand sabbat, on l’appelle Walpurgisnacht, la nuit de Walpurgis. Après-demain, les sorciers de Norcia seront au rendez-vous... et aussi ceux de Fontelucente !

– Je ne vois toujours pas le rapport avec ce que nous venons de voir ?

Sans répondre, Démétrios se dirigea vers son cheval, le fit tourner et se hissa en selle. Puis attendit que les autres le rejoignissent.

– J’ai toujours été curieux de nature, dit-il tranquillement. Et quelque chose me dit qu’il sera peut-être intéressant de savoir ce qui se passera cette nuit-là...

L’aube n’était plus très éloignée quand on rentra au castello. Léonarde, qui partageait le lit de Fiora et n’avait pu trouver le sommeil, attendait, penchée à la fenêtre. Mais ses yeux seuls interrogèrent la jeune femme quand elle entra dans la chambre en ôtant le chaperon à la mode française qui dissimulait ses cheveux et le jeta sur un coffre. Depuis que son « enfant » l’avait quittée en annonçant son intention de tuer Marino Betti, la pauvre femme ne vivait plus... Fiora eut pour elle un demi-sourire :

– Quand nous sommes arrivés, il était déjà mort, dit-elle. Je n’y suis pour rien...

– Dieu soit loué ! Je ne supportais pas l’idée que vous, mon ange, puissiez...

– Léonarde ! Léonarde ! je vous en prie... Il faut que vous compreniez que rien n’est plus comme avant et ne le sera jamais plus. Vous savez à présent ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes quittées. Je ne suis plus cette innocente Fiora que vous avez bercée et regardé grandir. Je suis une autre... une autre qu’à dire vrai je ne connais pas encore très bien et qui peut-être, un jour prochain, vous fera horreur.

– Jamais ! jamais, quoi que vous fassiez ! Vous êtes l’enfant de mon cœur et rien ni personne... pas même vous, n’y pourra changer quoi que ce soit. Songez seulement que la vengeance, si elle a quelque chose de grisant, laisse toujours un goût amer et que Dieu...

– Ne me parlez pas de Dieu ! Ne m’en parlez plus jamais ! s’écria Fiora. Il ne cesse de frapper sur moi à coups redoublés alors que je n’ai jamais commis le mal. Il me traite en ennemie, en réprouvée ! Qu’est-ce que tous ces crimes, toutes ces abominations qui ne cessent de s’étaler devant moi ? La volonté de Dieu ? Je le croyais bon et miséricordieux...

– N’a-t-il pas lui-même accepté la souffrance en permettant que son fils endure le supplice de la croix ? dit Léonarde avec une grande tristesse.

– La souffrance d’un dieu est-elle la même que celle d’un homme ou d’une femme ? Peut-il seulement être atteint par la douleur, lui qui est immensité ? Non, Léonarde : je vous en prie, laissez-moi à la tâche que je me suis donnée et ne me parlez plus de Dieu !

– Comme vous voudrez ! Mais vous ne m’empêcherez pas de Lui parler de vous...

Le surlendemain, quand Démétrios, après le souper, se prépara pour se rendre chez les sorciers, Fiora lui déclara qu’elle entendait l’accompagner. Il lui jeta alors un regard oblique :

– Je ne suis pas certain que ce soit un spectacle pour toi. Il s’y passe des choses déplaisantes et, en outre, c’est dangereux.

– Cesse de vouloir épargner mes yeux ! Ou de faire semblant. Quand tu as parlé de cette réunion, tu savais très bien que j’irais avec toi.

– Oui... oui, je le savais mais je regrette à présent de t’en avoir parlé. Ne vaudrait-il pas mieux t’arrêter un moment et ne pas poursuivre jusqu’au fond cette descente aux Enfers que tu as commencée ? Je voudrais que tu t’épargnes toi-même...

– C’est le premier pas qui coûte. Je verrai au moins si Dante a raison qui, dans son enfer, montre les sorciers la tête tordue en arrière de façon que leurs larmes coulent sur leur dos...

Fontelucente jouissait d’une détestable réputation. C’était, de notoriété et de terreur publiques, le plus fier repaire de sorciers de toute la Toscane. Il y avait là des amoncellements rocheux, une grotte et des cabanes où vivaient des créatures qui n’avaient d’humain que la forme extérieure. C’étaient pour la plupart des malheureux réduits par la misère, la maladie ou la bêtise des gens à une forme quasi larvaire et qui avaient puisé, dans leur dénuement et dans la nature environnante de bizarres recettes. Chassés, traqués de partout, ils se détournaient du ciel et d’une miséricorde à laquelle ils ne croyaient plus pour tenter d’entretenir, avec les puissances infernales, un commerce qui les vengeât et leur permît de semer une peur qui les protégeait. Ils y réussissaient parfaitement et la crainte qu’ils inspiraient avec leurs incantations et leur magie était telle que le désert s’était fait autour de ce lieu, riant et fertile, mais que l’on disait maudit. Pourtant, une source pure, une source brillante prenait naissance à cet endroit, entretenant une végétation épaisse et variée mais il suffisait que cette eau prît naissance dans ce site réprouvé pour que l’on s’en écartât par crainte des sortilèges.

Cependant, il arrivait, par les nuits sombres, qu’une forme masquée et enveloppée d’un manteau sombre, se glissât jusqu’à Fontelucente. Fille qui cherchait à cacher le fruit d’amours coupables, femme jalouse acharnée à la perte d’une rivale, garçon amoureux dédaigné par sa belle ou même noble dame, réduite par ses passions à chercher d’infâmes secours royalement payés. Ceux-là puisaient dans leur crainte, leur haine ou leur amour, le courage d’aller vers les sorciers dont certains étaient plus riches qu’ils n’en avaient l’air.

A vivre ainsi, au sein de la nature, ces gens avaient découvert bien des secrets. S’y ajoutaient les recettes abracadabrantes, les compositions redoutables ou répugnantes, les philtres et les charmes qu’ils vendaient à leur clientèle. Parfois, leurs recettes se révélaient efficaces et le malade guérissait. Alors, la reconnaissance leur tenait lieu de sauvegarde presque autant que la crainte.

A des dates précises mais le plus souvent à la lune nouvelle, les sorciers se réunissaient avec des confrères disséminés dans la région et même avec d’autres, venus de beaucoup plus loin pour festoyer et vénérer leur protecteur, le dieu de ténèbres, leur prince du mal, celui dont les humbles n’osaient pas prononcer le nom et que les gens d’Église nommaient Satan en se signant. Mais, par prudence, le lieu de réunion changeait chaque fois et le mot était donné par des messages d’apparence innocente qui couraient les chemins et les marchés. Ainsi, Démétrios, descendu ce matin-là en ville, l’avait reçu de Bernardino qui mendiait, comme d’habitude, devant le Duomo et qui le lui avait soufflé contre une belle pièce d’argent.

Cette fois, il s’agissait d’un champ, au flanc du mont Ceceri, adossé à un petit bois et enclos, loin de toute habitation, dans les vieux murs écroulés d’un ancien prieuré abandonné..

Il était près de minuit quand Démétrios, Fiora et Esteban arrivèrent aux abords du champ. Par prudence, ils étaient venus à pied et par un chemin difficile qui serpentait entre les buissons et des quartiers de roche. Le Grec allait d’un pas sûr, en homme qui sait où il va. Il s’arrêta enfin derrière l’un des murs ruinés qui formait à cet endroit une petite excavation couronnée d’une épaisse végétation.

– D’ici, nous verrons tout sans risquer d’être vus. Je connais bien cet endroit où il m’est arrivé de venir méditer...

Il fit asseoir Fiora sur une grosse pierre et lui montra comment, en écartant légèrement les branches d’un épais cornouiller, doublé d’un roncier, elle aurait une vue satisfaisante. Par surcroît de précautions, la jeune femme, comme ses compagnons, portait le masque noir et les gants épais préconisés par Démétrios. Ils étaient ainsi invisibles et suffisamment protégés contre les épines des ronces. En face d’elle, le champ formait un large espace découvert au milieu des ruines d’anciens bâtiments conventuels, une grande nappe sombre entre des formes incertaines. Aucun bruit ne se faisait entendre sauf, venu du bosquet voisin, le ululement d’une chouette qui résonna par trois fois et il y eut, dans le champ, comme une sorte de grand soupir.