– Et pourtant cela sera ! J’en ai eu la certitude quand j’ai vu l’envoyé de Bourgogne se diriger vers toi, te rechercher et enfin t’épouser...

– Ne me parle pas de lui ! s’écria Fiora prise d’une colère subite.

– Et pourtant, il faudra en parler. Tu es, bien réellement, la dame de Selongey, sa femme, et il faudra bien qu’il t’accueille. Mais laissons cela pour le moment. Acceptes-tu le traité que je t’offre ?

– D’autant plus volontiers que tu en as déjà accompli une part. N’as-tu pas tué Pietro ? Dois-je écrire mon engagement sous ta dictée ?

– Non. Le lien du sang me paraît plus solide qu’un chiffon de papier. Il fera de toi ma sœur, une sœur que je saurai rendre redoutable, je t’en fais le serment.

Les yeux noirs et les yeux gris se croisèrent comme deux mains qui se serrent.

– J’accepte ! dit Fiora.

Démétrios tira le stylet pendu à sa ceinture dans une gaine de cuir.

– Donne-moi ta main gauche !

La jeune femme obéit. D’un coup léger, le médecin lui fit, au poignet, une petite blessure où le sang perla. Puis, il entailla son bras droit et appliqua les deux estafilades l’une sur l’autre.

– Nos sangs se sont mêlés, dit-il. Désormais nous sommes unis dans le bien comme dans le mal !

Cherchant un flacon, il en fit couler quelques gouttes sur le poignet de Fiora. Le sang s’arrêta. Il fit de même pour lui. Fiora regardait, fascinée :

– M’apprendras-tu certains de tes secrets ? demanda-t-elle.

– Je t’apprendrai beaucoup de choses. L’art des philtres qui enchaînent et des poisons qui tuent, l’art de lire un caractère sur les traits d’un visage, l’art de...

– Je t’arrête ! Pourquoi les poisons ?

– Cela peut être fort utile...

– Pas à moi ! Connaître les drogues qui procurent le sommeil, oui, pas le poison. Je préfère d’autres armes : celles des hommes par exemple. Je suis bonne cavalière, je crois, mais j’aimerais savoir tirer l’épée, me servir d’une dague...

Pour la première fois, Fiora entendit rire Démétrios :

– Cela, c’est le domaine d’Esteban. Il y est d’une extrême habileté et il se fera un plaisir de t’enseigner : je crois que tu l’as séduit...

En vertu de l’adage qui veut que lorsque l’on parle du loup on en voie les oreilles, le personnage en question entra brusquement dans le cabinet...

– Maître ! Il y a deux moines qui viennent ici !

– Des moines ? De quelle sorte ?

– D’après leurs robes, ce sont des frères prêcheurs, comme ceux de là-haut, expliqua Esteban avec un mouvement de tête qui désignait approximativement la direction du couvent où Fiora s’était mariée...

– Ils ont dû se tromper de route. Va au-devant d’eux et remets-les dans le bon chemin ! De toute façon, je vais aller voir.

Démétrios quitta la pièce sur les talons de son serviteur et Fiora suivit jusqu’à la salle d’entrée. Par la porte ouverte, elle aperçut dans la lumière rouge du soleil couchant et, au milieu de l’allée de cyprès deux moines qui, le capuchon sur le nez, s’avançaient au pas paisible de leurs mules. L’un des moines était mince mais l’autre, celui qui marchait en tête, devait être gras à souhait car son froc était beaucoup plus rempli que celui de son compagnon. Fiora vit Esteban courir à leur rencontre en faisant de grands gestes pour expliquer à ces voyageurs qu’ils se trompaient de chemin mais les moines refusèrent de le rebrousser. Après avoir échangé quelques mots, tout le monde se remit en marche en direction de la maison.

– Cache-toi ! ordonna Démétrios à la jeune femme. Je vais voir ce que l’on nous veut.

A regret, Fiora se retira dans la cour intérieure mais de façon à garder un œil sur ce qui se passait devant la maison. Démétrios aborda les deux cavaliers qui, à sa vue, relevèrent leur capuchon... Avec un cri de joie, Fiora, oubliant toute prudence, s’élança à son tour : le gros moine c’était Colomba et l’autre c’était Léonarde...

Riant et pleurant tout à la fois, elle tomba dans les bras de sa vieille gouvernante qui s’était vivement laissée glisser à terre pour la recevoir. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la porte sans paraître s’apercevoir des efforts de Démétrios qui les poussait à l’intérieur...

– Vous ? balbutiait Fiora retrouvant automatiquement la langue française, vous, ma Léonarde ? Je n’espérais plus vous revoir... Je craignais... je croyais... oh ! mon Dieu ! Je dis n’importe quoi ! fit-elle en s’écartant pour mieux regarder celle qui lui revenait. Mais par quel miracle ?

– Pas de miracle, donna Fiora, zozota Colomba, simplement des précautions ! Dès le lendemain de ton emprisonnement à Santa Lucia – la pauvre ! En voilà une qui est mal servie ! Il faudra que je lui brûle quelques cierges ! – qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! ... Dès le lendemain donc, nous sommes allées chez toi avec donna Chiara et nous avons emmené donna Léonarda. Nous savions qu’il lui arriverait malheur si elle restait seule au palais. Les domestiques étaient tous morts de peur... et d’ailleurs nous avons eu raison. Quand on pense à ce qui s’est passé ! Ces soldats abominables, cette belle demeure mise à sac ! Il y a vraiment des gens qui ne craignent ni Dieu ni diable !

Lorsque Colomba était lancée, il était aussi difficile de l’arrêter que de retenir le flot tumultueux d’un torrent. Mais Fiora, cette fois, l’écoutait avec ravissement, guettant le court silence qui lui permettrait d’exprimer sa gratitude. Elle tenait Léonarde par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître tout à coup. La vieille demoiselle cependant la considérait avec stupeur :

– Mais comme nous voilà vêtue, mon ange ? dit-elle enfin. Cette chose rouge... alors que vous êtes en grand deuil ?

– Cette tunique appartient à Samia, la servante de Démétrios. Je n’ai rien d’autre à me mettre. Ma robe noire est restée au couvent...

– Donna Chiara y a pensé, reprit Colomba. Nous avons avec nous une mule chargée de vêtements pour toi et Léonarda et de quelques petites choses que nous avons pu emporter. Poveretta ! Tant de malheurs à la fois ! On ne t’a même pas laissé pleurer tranquille... Et maintenant, on va te faire pleurer encore-Quelque chose de glacé coula sur la joie de Fiora, sans réussir à l’éteindre tout à fait mais en faisant renaître cette angoisse qui avait été sa compagne durant tous ces jours passés. Son regard chercha celui de Démétrios comme pour lui demander secours. Cependant Léonarde réprimandait son amie :

– Faut-il parler déjà de cela ? Nous venons à peine d’arriver...

– Et vous avez besoin de prendre du repos et de la nourriture, enchaîna le médecin. Venez dans la cuisine ! L’heure du repas approche et Samia ajoutera ce qu’il faut. Esteban va mettre vos mules à l’écurie car je ne pense pas que tu redescendes ce soir, donna Colomba ? Ce ne serait pas prudent et puis les portes de la ville seront fermées dans quelques instants...

Ce flot de paroles tellement inhabituel chez Démétrios réussit à réduire l’excellente femme au silence. Elle marmotta que donna Chiara ne l’attendait que le lendemain et qu’elle serait contente de manger un petit quelque chose.

Le médecin poussa tout le monde dans la cuisine : Samia, prévenue par Esteban, s’activait, mettait deux poulets à la broche et commençait à tailler d’épaisses tranches dans un jambon qu’elle avait décroché d’une solive. Colomba considéra tous ces préparatifs avec satisfaction et s’installa même auprès du feu en proposant de tourner la broche si l’on voulait bien lui donner un doigt de quelque chose « d’un peu réconfortant » car le pas de sa mule lui avait donné mal au cœur. Démétrios se hâta de la satisfaire en allant décrocher une fiasque enveloppée d’un tressage d’osier qu’il laissa d’ailleurs sur la table après que sa replète visiteuse eut avalé d’un trait un demi-gobelet de grappa... Il disposa même d’autres gobelets en proposant à Léonarde de goûter au réconfortant breuvage. La pauvre femme montrait, en effet, une mine défaite et des yeux rougis par des larmes récentes, ce dont, dans la joie des retrouvailles, personne ne s’était encore avisé. Elle refusa ;

– Tout à l’heure, peut-être. Ce que j’ai à dire est tellement affreux ! Fiora, elle aussi, pourrait en avoir besoin...

– Mais enfin, interrogea la jeune femme, que s’est-il passé ?

– Une horreur qui n’a de nom dans aucune langue, mon agneau. Je n’aurais jamais cru les gens d’ici capables d’une telle infamie, d’un sacrilège aussi abominable—

En quelques phrases rapides qu’elle semblait cracher de peur que les mots n’empoisonnassent sa bouche, elle raconta. Ce matin, en entrant dans l’église d’Orsanmichele pour préparer l’autel à la première messe, le sacristain avait découvert un spectacle qui l’avait jeté dans la rue, hurlant de terreur : la tombe encore fraîche de Francesco Beltrami avait été ouverte. Des mains criminelles en avaient tiré le corps qui avait été coupé en quartiers et abandonné là sans même essayer de dissimuler si peu que ce soit l’abominable ouvrage...

Blanche jusqu’aux lèvres et les yeux pleins d’épouvante, Fiora s’était dressée :

– Pourquoi ? ... mais pourquoi ?

– Pour prendre le cœur, répondit Colomba. C’est une vieille idée de par ici : afin d’empêcher le fantôme d’un mort de venir troubler les nuits des vivants, on fait ça. J’ai expliqué à Léonarda : il faut brûler le cœur et jeter les cendres au vent... C’est sûrement l’assassin qui l’a pris.

Cela ne faisait aucun doute pour Démétrios qui se souvenait de la menace dont Esteban avait couvert la fuite de Marino Betti à la taverne... Mais voyant que Fiora tremblait de tous ses membres, il la fit asseoir doucement et l’obligea à absorber un peu de grappa.