Quinze années les séparaient et, après la mort de leurs parents, ils étaient restés seuls dans le grand palais du Phanar, à Byzance, où Théodose était né. Démétrios, lui, avait vu le jour dans l’île de Cos, patrie d’Hippocrate, où son père avait des propriétés. Sa vocation était née là.
Quand, en 1453, le sultan turc Mahomet II était venu mettre le siège devant les murs de Byzance, Démétrios avait trente-cinq ans et Théodose vingt. L’un était déjà un savant médecin, l’autre appartenait à la jeunesse dorée comme il convenait au descendant d’une riche et ancienne famille qui avait, un jour, accédé au trône, et l’aîné souriait avec indulgence aux folies du plus jeune. Et puis, il avait fallu se battre. Tous deux l’avaient fait, chacun à sa place : Théodose sous le casque d’argent des gardes de l’empereur Constantin auquel il vouait une véritable dévotion, Démétrios dans l’hôpital qu’il avait improvisé sous son propre toit pour les dizaines de blessés qui affluaient chaque jour...
La ruée des Turcs, ce triste matin du 23 avril où les Byzantins effarés s’étaient aperçus que les galères de l’ennemi flottaient à présent dans la Corne d’Or après avoir franchi une colline, était passée comme une tempête sur le palais-hôpital. Démétrios alla rejoindre les derniers combattants. Le 29 mai, près de la porte Saint-Romain, il vit tomber le Basileus[xv] qui n’avait gardé des signes extérieurs de l’empire que ses campagia de pourpre, ses brodequins ornés de l’aigle bicéphale. Il réussit à entraîner Théodose qui voulait mourir là.
Au prix de mille difficultés, les deux Lascaris réussirent à quitter la ville en feu, à trouver un bateau et à gagner Venise où la nouvelle de la catastrophe pesait comme un suaire. Tout l’Occident chrétien s’indignait, réclamait la guerre contre le sultan et plus fort, plus haut peut-être que les autres princes, le duc Philippe de Bourgogne. Théodose, qui ne rêvait que revanche, avait entraîné son aîné à la cour de Bourgogne où ils avaient reçu grand accueil. On fêtait les rescapés de Byzance, on se les disputait, surtout le plus jeune car Démétrios lui, avec sa clairvoyance, pressentait tout ce que cette agitation pouvait avoir de factice. Mais Théodose y croyait.
Il y crut plus encore lorsqu’il fut donné aux deux frères d’assister, à Lille, à la plus fabuleuse fête qui eût jamais été donnée, à celle dont l’Histoire se souviendrait sous le nom de « vœu du Faisan »...
Il s’agissait d’un antique usage : lorsque seigneurs et chevaliers s’engageaient pour une plus grande action et voulaient conférer à leur serment une importance particulière, ils aimaient à le prêter sur un oiseau noble, tel que le paon, par exemple. Au cours d’un festin solennel, l’oiseau était apporté rôti et paré de ses plumes. Un chevalier le découpait de telle façon que chacun des jureurs en reçut un morceau établissant ainsi une alliance mystérieuse entre compagnons d’armes où se retrouvaient le souvenir de la Cène et celui de la Table Ronde.
Le 17 juin 1454 vit cette fête du Faisan pour laquelle on employa les costumes et les décorations les plus magnifiques, les machineries les plus singulières. Sur un superbe oiseau portant collier d’or et de pierreries, le duc Philippe, son fils Charles, les chevaliers de la Toison d’or et les plus hauts seigneurs présents jurèrent de partir en croisade contre Mahomet II et de lui arracher Byzance...
Dès lors tout était dit pour Théodose qui pleura de joie et qui, nanti des encouragements des Bourguignons, voulut repartir toutes affaires cessantes afin d’annoncer la bonne nouvelle à ce qui restait du peuple de ses ancêtres et les préparer à la lutte. Démétrios, en proie pourtant aux pires pressentiments, repartit avec lui. Pendant des mois, ils parcoururent les terres et les îles grecques, annonçant la venue de la croisade comme un nouvel Évangile mais rien ne venait... Théodose refusait l’évidence : le vœu du Faisan n’avait été que l’occasion de fabuleuses réjouissances. Le duc Philippe ni son fils n’avaient envie de quitter ce qui était presque un royaume pour aller chercher querelle à un lointain ennemi même si, cet ennemi, ils le considéraient comme l’Antéchrist. Ils n’avaient fait que se faire plaisir à eux-mêmes en ressuscitant ainsi ces antiques traditions chevaleresques auxquelles l’un comme l’autre se proclamaient si fort attachés. Rien de plus !
De tout cela, Théodose ne croyait rien. Il avait foi en un serment solennel qui ne pouvait être violé sans manquer à l’honneur. Installé à Athènes avec son frère, il attendait la venue des croisés ; il prêchait l’espoir, la résistance.
Hélas ! Ce n’était pas la brillante armée de la croisade qu’il avait vue venir, c’était encore et toujours le Turc invincible. En 1456, Athènes tombait à son tour et Théodose avait été pris. Démétrios, occupé à soigner des blessés en un autre point de la ville, n’était pas auprès de lui mais il l’avait vu mourir et de cette mort atroce parce que, prisonnier, il continuait encore à annoncer que le Grand Duc d’Occident viendrait bientôt châtier les ennemis du Christ. Démétrios avait cru devenir fou. La nuit venue, il avait poignardé Théodose pour abréger ses souffrances puis il s’était enfui. C’est de ce jour qu’il avait cessé de croire en Dieu et qu’il s’était juré de tirer vengeance de ceux par la faute de qui son jeune frère était allé vers une fin abominable. Mais la Bourgogne était loin, elle était riche, puissante, ses princes étaient bien défendus et lui n’avait plus rien que la besace où il rangeait les quelques instruments dont il pouvait avoir besoin.
Alors, pendant des années, Démétrios s’était efforcé d’acquérir toujours plus de savoir car, de ce savoir, il espérait tirer la puissance qui lui manquait. Il l’avait cherché partout : en Egypte et dans les sables de l’Arabie, en Afrique et dans le dernier royaume maure d’Espagne, auprès des juifs de Tolède où il avait été initié à la Kabbale, dans l’université célèbre de Montpellier où demeurait le souvenir des grands Arnauld de Villeneuve et Guy de Chauliac ; il l’avait cherché aussi dans les antres noirs des sorciers et des magiciens. Il avait étudié la course des astres et leurs rapports avec la destinée humaine. Il avait développé, par le jeûne – souvent obligatoire ! – ses dons de voyance et appris, d’un médecin juif de Malte, les étranges pouvoirs d’un regard joint à une volonté inflexible. Pensant alors qu’il détenait enfin cette puissance tant désirée, il s’était embarqué, avec Esteban qui s’était attaché à lui en Castille, pour Marseille. Une tempête les avait jetés tous deux au fond du golfe de Gênes plus démunis que jamais, malades de surcroît. Un marchand les avait recueillis, réconfortés et avait appris à Démétrios qu’un sien cousin, Constantin Lascaris, célèbre grammairien, était attaché à la cour du duc de Milan. Il pourrait certainement apporter une aide à un médecin de si grande valeur.
Le cousin Constantin s’était montré aimable mais, de toute évidence, il ne souhaitait pas voir s’étoffer la famille Lascaris à Milan et il avait obtenu de son duc une belle lettre de recommandation – qu’il avait d’ailleurs écrite lui-même ! – pour Lorenzo de Médicis toujours avide d’accueillir les hommes de grande culture venus des terres grecques.
Démétrios était las. Il souhaitait un peu de repos. Il l’avait trouvé à Florence où le Magnifique l’avait traité en ami et installé selon ses souhaits et même au-delà. Dans son castello de Fiesole, l’errant se trouvait bien. Il travaillait à un ouvrage sur la circulation sanguine dans lequel il réfutait vigoureusement les théories de Galien, le tout-puissant, l’enfant chéri de l’Eglise qui avait élevé ses œuvres à la hauteur d’un article de foi. Qui n’était pas d’accord avec les idées du défunt médecin de Pergame risquait d’être accusé d’hérésie. Mais dans cette Florence tout imprégnée d’humanisme, Démétrios ne craignait pas les foudres de l’Église. Il s’adonnait avec ardeur à sa tâche de savant et, dans cette passion qui l’habitait, le goût de la vengeance s’était un peu estompé. Et puis, le même jour, il avait rencontré Fiora et cet envoyé du Téméraire dont la présence avait réveillé la vieille haine. Il avait espionné ce dernier, vu se dérouler son bref roman avec la jeune Florentine qui lui avait inspiré quelques visions.
La révélation du secret de sa naissance ne fit que confirmer ce que lui avait appris le thème astral de la jeune fille qu’il compara, poussé par l’une de ses intuitions, à celui de Charles de Bourgogne. Il comprit alors qu’il tenait peut-être avec elle l’arme qu’il n’espérait plus trouver. Et il s’était attaché à la sauver coûte que coûte.
Le cri perçant d’un freux qui s’envolait d’un buisson tira Démétrios de son amère songerie. Il se secoua, vit qu’il était à présent sur la route et que les portes de la ville étaient déjà loin derrière lui. La nuit s’annonçait dans les derniers reflets mauves et orangés du soleil. Le médecin pressa un peu sa monture. Il avait hâte à présent de rentrer chez lui car il n’avait pas pris de repos depuis au moins trente-six heures.
Il trouva Fiora sous la vigne de la terrasse. Elle portait une tunique de soie pourpre appartenant à Samia et Démétrios en conclut qu’il faudrait lui procurer quelques habits, tout en constatant malgré tout que ce simple vêtement convenait à merveille à sa beauté pure. Avec ses cheveux simplement relevés d’un ruban, elle ressemblait à une jeune Grecque.
Esteban était assis près d’elle et semblait sous le charme. Il est vrai que la jeune femme s’entretenait avec lui en castillan et que l’ancien batteur d’estrade était sensible à tout ce qui lui rappelait un pays qu’il aimait en dépit de ce qu’il y avait souffert. En s’approchant, Démétrios comprit aux paroles échangées et aux larmes qui brillaient dans les yeux de Fiora qu’Esteban rendait compte de sa mission chez Pippa et que cette mission devait se solder par un échec.
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