– Qu’as-tu vu ? demanda Ficino avec curiosité.
– Je préfère ne pas le dire. Mais, à la suite de cela, j’ai réussi à obtenir la date et le lieu de sa naissance et j’en ai tiré un horoscope qui, par certains côtés, se rapproche du mien. J’ai su, de façon certaine, qu’elle allait perdre prochainement son défenseur naturel, qu’elle aurait besoin d’aide et j’ai décidé de m’attacher à une étoile dont la lumière demeurait incertaine mais qui peut-être jettera un jour de grands feux...
Lorenzo, qui s’était rapproché, avait écouté les paroles du Grec. Il posa une main sur son épaule :
– Puisque tu connais son destin, pourquoi me demandes-tu ce que tu dois en faire ?
– Je ne sais pas tout... et tu es le maître. Tu connais à présent la vérité en ce qui la concerne. Pourquoi ne pas lui faire rendre justice ? Son père n’a eu à se reprocher qu’un mensonge bien naturel et elle est tout à fait innocente. N’a-t-elle pas assez souffert ?
– Si tu entends par rendre justice la rétablir dans son palais, ses biens et remettre les choses dans l’état où elles se trouvaient naguère, c’est impossible. Le peuple ne le permettrait pas. L’image qu’il a d’elle est celle d’une créature diabolique. Il faudrait la faire garder jour et nuit. Et puis... Je suis moins sûr que je ne l’étais de la loyauté de défunt Beltrami...
– Comment est-ce possible ? s’indigna Marsile Ficino. Il était l’homme le plus généreux, le plus franc et le plus honnête que je connaisse... après toi !
– Alors comment expliques-tu ceci ?
Lorenzo alla prendre dans une armoire un coffret de malachite, l’ouvrit et en tira un rouleau de parchemin qu’il déroula et tint devant lui entre ses deux mains :
– Angelo Donati à qui j’ai confié, d’accord avec la Seigneurie, l’administration provisoire des affaires de Beltrami a reçu, de la banque Fugger, à Augsbourg, la demande de remboursement d’une lettre de change, remise par Francesco Beltrami à messire Philippe de Selongey, lettre d’une valeur de cent mille florins d’or...
– Peste ! dit Ficino : la belle somme ! Une rançon royale !
– Pour quel prisonnier ? Le plus curieux est, qu’à la demande de Selongey, la somme a été versée directement au trésor du duc Charles de Bourgogne. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je doute de la loyauté de Beltrami. Il savait mon étroite alliance avec le roi Louis de France et cependant il a contribué – et en quelles proportions ? – au trésor de guerre de son ennemi qui, de ce fait, est le nôtre. Si le Téméraire menait à bien son rêve d’empire, la guerre éclaterait aussitôt entre nous, la Savoie et Milan, ses alliés, devenus tout-puissants... Moi j’appelle cela de la trahison !
– Ne juge pas tant que tu n’as pas en main toutes les données du problème, fit Démétrios. Il doit y avoir à cela une raison... simple mais qui t’échappe pour le moment.
Fais crédit à ce mort que tu aimais et dis-moi ce que tu décides pour sa fille ! – Garde-la chez toi ! C’est encore là qu’elle sera le plus en sécurité à condition qu’elle n’en sorte sous aucun prétexte et qu’elle s’arrange pour n’être vue de personne.
On la connaît à Fiesole. Pour la suite, nous verrons : il faut que je réfléchisse !
Le ton était sec et Démétrios pensa qu’il eût été maladroit, voire dangereux, d’insister. Lorenzo, il le savait, pouvait se montrer impitoyablement cruel s’il se croyait trahi et les profondeurs de son âme avaient des obscurités insoupçonnées. Il se leva pour partir et salua profondément :
– Je rapporterai tes paroles à donna Fiora mais, avant de te quitter, puis-je te demander une faveur ?
– Demande !
– Cette pauvre enfant est en peine d’une certaine Léonarde qui l’a élevée et à qui elle est très attachée. Cette femme a disparu le jour où le palais a été pillé. Il se peut que donna Chiara Albizzi sache où elle se trouve. Or je ne peux me rendre chez elle sans éveiller les soupçons et déplaire peut-être à sa famille...
– Si Chiara sait quelque chose, je le saurai. Va en paix !
Comme il disait ces mots, le silence qui enveloppait le palais Médicis éclata sous les accents d’une joyeuse musique et de l’écho d’une chanson qui accompagnaient le pas des chevaux et les sonnailles des mules. Une brillante cavalcade encombrait la rue et se bousculait pour pénétrer dans la cour du palais. Giuliano et ses amis revenaient d’une partie de campagne et emplissaient la via Larga d’une étonnante fresque colorée. Les costumes étaient roses, blancs, corail, vert pâle ou jaune soleil et c’était comme si le vent, passant sur tous les jardins de Florence, avait emporté les pétales des fleurs pour les déposer au cœur de la ville. Les montures étaient harnachées de rouge ou de bleu liseré d’or ; les jeunes femmes portaient toutes de grands bouquets de lilas blanc dont le parfum sensuel les enveloppait d’une nouvelle séduction. Tous les visages avaient la fraîcheur du printemps, tous les visages souriaient autour de Giuliano et de Simonetta, lumineuse et diaphane à son habitude, qui ne regardaient qu’eux-mêmes... Les flûtes et les violes semblaient ne jouer que pour eux...
Démétrios qui descendait l’escalier embrassa d’un coup d’œil la troupe turbulente, nota l’absence de Chiara Albizzi, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la jeune fille était venue au palais dans l’après-midi, mais remarqua, par contre, la présence de Luca Tornabuoni. Superbe dans une courte tunique jaune brodée d’argent, les boucles noires de ses cheveux brillant dans la lumière du soleil déclinant, le jeune homme assiégeait visiblement de ses attentions et de ses sourires une blonde enfant aux yeux bleus qui riait en lui promenant sous le nez la hampe parfumée d’une branche de lilas... Puis tous descendirent de cheval et le Grec remarqua encore qu’en aidant sa compagne Luca la gardait contre lui un peu plus longtemps qu’il ne le fallait...
Obéissant à une impulsion, Démétrios s’approcha des deux jeunes gens et, s’adressant à la jouvencelle :
– Ne laisse pas prendre ton cœur par ce garçon, demoiselle, car il est le plus inconstant qui soit au monde !
Le jeune Tornabuoni devint rouge de colère :
– La faveur dont t’honore mon cousin Lorenzo ne te donne pas le droit de m’insulter.
– T’ai-je insulté en énonçant une simple vérité ? Tu en aimais une autre, il y a une semaine, mais ta flamme n’a pas résisté une heure, rien qu’une heure au vent du malheur. Et tu prétends être un homme... Prends garde que le destin ne te frappe, un jour, et que tu voies tes amis se détourner de toi !
De pourpre qu’il était, Luca, sous le regard scintillant du médecin, devint blême :
– Que veux-tu dire ? Es-tu sorcier ? As-tu le pouvoir de lire dans l’avenir ?
– Peut-être... mais c’est sans importance. Toi aussi tu es sans importance. Vis ta vie douillette, mon garçon, tu n’es pas fait pour autre chose ! De toute façon, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, elle ne t’aimait pas.
Et tournant les talons, il alla reprendre son cheval attaché à l’un des gros anneaux de fer qui pendaient à cet effet aux murs du palais. Il éprouvait une joie cruelle d’avoir éteint celle de ce couple insouciant. Leur bonheur lui avait fait l’effet d’une injure de plus adressée à celle qui, dépouillée de tout, n’avait même plus de destin et attendait, là-haut, qu’une foule imbécile voulût bien l’oublier. C’était, de sa part, une façon comme une autre de lui rendre hommage.
Il était mal satisfait aussi des réactions de Lorenzo car il avait l’impression que la lettre de change des banquiers d’Augsbourg était arrivée bien à propos pour justifier la mise sous contrôle d’une fortune qui était le bien propre de Fiora et de personne d’autre. Sous la torture, Marino Betti eût avoué son crime et sans doute dénoncé Hieronyma mais Lorenzo ne voulait même pas l’arrêter par crainte des réactions de la Seigneurie et plus encore de celle d’un peuple dont il connaissait le caractère versatile et cruel. Qui pouvait dire si, à cette crainte, ne se mêlait pas l’intime satisfaction de contrôler désormais des biens qui eussent dû lui demeurer étrangers ? Que le Magnifique eût peur de cette foule qui cependant l’acclamait et l’encensait, cela ne faisait aucun doute pour Démétrios. Il savait que, lorsqu’il allait à pied par les rues, Lorenzo glissait une chemise de mailles sous ses robes de velours ou de drap fin. Il était le premier d’une ville qui se voulait libre et non le tyran d’une cité soumise par la force, même s’il en avait les instincts...
Laissant sa bride sur le cou de son cheval, Démétrios remonta la via Larga au pas. C’était l’heure où les boutiques se fermaient, celle aussi de la conversation. De petits groupes se formaient sur le pas des portes, d’autres – les hommes surtout – se dirigeaient seuls ou en compagnie vers les places où ils étaient sûrs de rencontrer leurs habituels commensaux. Démétrios chassa, du revers de la main, une mouche précoce qui annonçait un été chaud mais acheva son geste en salut : du seuil de sa boutique, le libraire Bisticci lui faisait signe. Il s’approcha :
– As-tu des nouvelles pour moi ?
– Oui... et d’excellentes ! J’ai trouvé un jeune Arabe qui a une écriture superbe. Le traité d’Ibn Sina est à la copie. Tu l’auras dans un mois ou deux !
Démétrios montra une joie d’autant plus vive qu’il ne la ressentait pas vraiment. Il avait trop attendu ce livre... et puis, dans deux mois, où serait-il ? Un de ces pressentiments qui lui tenaient parfois lieu de seconde vue lui soufflait qu’à cette époque le castello sous l’épaulement de la colline serait vide et que lui-même serait loin. Mais où ? ... Il s’en souciait peu d’ailleurs car, depuis sa jeunesse, sa vie avait été une longue errance à la recherche du savoir mais l’entrée de Fiora dans son existence lui laissait entrevoir une possibilité d’accéder enfin à un vieux rêve : voir un jour à ses pieds le cadavre du dernier de ces ducs de Bourgogne, de ces Grands Ducs d’Occident qui emplissaient le monde de leur splendeur, de leur puissance et de leur orgueil mais dont la vantardise avait tué son jeune frère Théodose aussi sûrement que le bourreau turc qui l’avait empalé ! Son petit frère ! Le seul être qu’il eût jamais aimé !
"Fiora et le Magnifique" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Magnifique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Magnifique" друзьям в соцсетях.