– Prends garde de lasser la patience de Dieu, Médicis ! fulmina-t-il. Un jour...
L’entrée en scène de Démétrios lui coupa la parole. Le Grec, pensant que son arrivée débarrasserait peut-être Lorenzo du moine espagnol, s’était décidé à quitter l’abri de son Marsyas. Le sourire de Lorenzo lui fit comprendre qu’il avait pensé juste.
– On m’a dit que tu me faisais chercher, seigneur ? Es-tu souffrant ? Puis, adressant au moine un salut cérémonieux : Pardonne-moi de t’avoir interrompu, saint homme. Il faut n’y voir que ma hâte de porter secours à qui en a besoin. Tu disais ?
Fray Ignacio avait laissé retomber son bras menaçant et glissait à présent ses mains dans ses manches mais ses yeux avaient pris la dureté du granit en considérant l’importun. Avec une grimace de dégoût, il jeta :
– Qu’un jour la foudre s’abattra sur ce nid d’hérétiques ! Comment oses-tu adresser la parole à un homme de Dieu, sorcier, suppôt de Satan ? Arrière ! Ton souffle seul empuantit l’air...
– C’est à celui qui se sent incommodé de se retirer, dit calmement Lorenzo. Je te donne le bonsoir, fray Ignacio !
Ainsi formellement congédié, le dominicain s’éloigna sans saluer, mâchant des malédictions entre ses dents serrées. Les deux hommes le regardèrent franchir la colonnade, puis le cortile et finalement le portail du palais.
– Le vilain oiseau que voilà ! grogna Démétrios. Qu’est-il venu chercher ici ?
Lorenzo éclata de rire, un rire jeune et joyeux mais tonitruant et qui fit envoler un couple de tourterelles grises et roses qui s’étaient perchées sur l’épaule de Judith :
– Allons, Démétrios ! Tu le sais aussi bien que moi. Crois-tu que je ne t’ai pas aperçu, tout à l’heure, quand tu t’es réfugié derrière Marsyas ? Tu as bien fait d’ailleurs.
Quittant enfin l’appui de la statue, il resserra autour de ses reins la ceinture de cuir qui retenait les plis lourds de sa longue robe de velours brun garnie d’une bande de martre et glissa son bras sous celui du médecin :
– Rentrons, à présent, mon ami. Ce moine a gâché pour aujourd’hui le charme du jardin. Allons dans mon studiolo...
Côte à côte, les deux hommes gravirent le raide escalier qui menait à l’étage. Lorenzo marchait en regardant ses pieds et ne disait rien. Le médecin respectait son silence, devinant en partie les pensées qui s’agitaient sous ce grand front intelligent. Ensemble, ils parcoururent les salles de réception bourrées d’œuvres d’art, réchauffées de tapisseries précieuses et de tapis chatoyants venus des lointains marchés d’Orient et atteignirent enfin une grande pièce entourée d’armoires de chêne aux solides pentures de fer dont certaines, ouvertes, laissaient voir qu’elles étaient remplies de livres reliés de velours ou de cuir d’Espagne mais tous richement décorés. Un petit homme entre deux âges, vêtu comme un chanoine et portant des lunettes sur le bout de son nez, travaillait devant l’une de ces armoires, assis à une table marquetée.
Il leva les yeux à l’entrée des deux hommes, sourit et voulut se lever mais la main de Lorenzo le maintint sur son siège :
– Reste là, Marsile ! C’est l’ami que je reçois plus que le médecin et ta sagesse peut nous être d’un grand secours.
– Elle est tout entière à ton service, dit le petit homme et il se rassit... Marsile Ficino, philosophe platonicien, médecin et chanoine de l’église San Lorenzo – triple fonction dont il se tirait avec originalité en vivant comme un sybarite, en laissant la médecine aux autres et en prêchant Platon en chaire – était l’un des plus proches commensaux du Magnifique.
Celui-ci alla s’asseoir auprès d’une table sur laquelle brillait un extraordinaire vase taillé dans une énorme améthyste et serti de perles. Il ne disait toujours rien mais Démétrios nota l’air las avec lequel il chercha l’appui de la table.
– Tu souffres, seigneur, dit-il. Se peut-il que tu aies eu réellement besoin de ton médecin, toi qui es jeune et si solidement bâti ? En ce cas, pardonne le retard que j’ai mis à te rejoindre !
– Ma gorge m’a fait un peu mal mais cela va mieux. On m’a dit d’ailleurs que tu étais en mission sainte pour le compte de ma mère, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Tu aurais jugé utile de faire approcher la ceinture de la Vierge à certain baume destiné à ses reins douloureux ? Toi qui ne crois ni à Dieu ni à diable ? J’espère que mon oncle Paolo qui est grand prévôt de la cathédrale de Prato t’a réservé bon accueil ? Un mécréant de ta hauteur !
– J’avais ordonné que l’on fît cette réponse au cas où tu me demanderais. J’ignorais quel serviteur tu chargerais de ton appel. Le recours au miracle est toujours bien vu du petit peuple...
– Sagement pensé ! Mais si tu n’étais pas à Prato où donc étais-tu ?
– Je travaillais pour la justice pendant que mon serviteur traquait l’assassin de Francesco Beltrami.
Lorenzo tressaillit et se redressa, l’œil allumé :
– L’a-t-il trouvé ?
– Oui. C’est Marino Betti, l’intendant de Beltrami, celui qui l’a trahi pour les beaux yeux de la dame Hieronyma. Je m’en doutais d’ailleurs...
– Tu as des preuves ?
– Non mais une certitude absolue...
Et Démétrios raconta ce qui s’était passé dans la taverne au bord du fleuve.
– Il ne l’a pas tué estimant que ce n’était pas à lui de faire justice, ajouta-t-il.
– Sans preuves, la Seigneurie n’acceptera jamais de le faire arrêter. Elle a été trop contente de livrer le palais Beltrami au pillage de ses sbires et, si je n’étais pas là, elle aurait déjà mis la main sur le fabuleux héritage... Chacun réclame sa part de la curée.
– Esteban ne pensait pas à cette justice-là mais à celle qu’est en droit d’exercer la fille de la victime !
– Fiora ? fit Lorenzo avec un haussement d’épaules. Encore faudrait-il savoir ce qu’elle est devenue ? Les bruits les plus contradictoires courent depuis ce matin. On la croyait en fuite, ce qui m’étonnait d’elle. On parle à présent d’enlèvement et tout à l’heure j’ai reçu la visite de la jeune Chiara Albizzi. Elle réclamait justice pour son amie et criait encore plus fort que le moine espagnol. Elle allait même jusqu’à dire que, selon elle, Fiora Beltrami aurait été assassinée comme son père.
– Une amie fidèle, soupira Démétrios, quel présent des dieux ! Cela suppose du courage quand une ville entière se transforme en meute assoiffée de sang, lancée sur la trace d’une pauvre biche.
– Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, cita Marsile Ficino, il n’y aura pas de cesse aux maux des hommes...
– Le goût du sang et l’amour de l’argent sont des maux incurables que l’on soit philosophe ou pas ! dit Démétrios. Et Platon n’a pas toujours raison. Quant à la petite Albizzi, elle a vu juste en craignant le pire : donna Fiora a bien failli être assassinée...
– Quand ? Par qui ? Et comment le sais-tu ?
– Quand ? La nuit dernière. Par qui : Pietro Pazzi. Où ? – car tu as oublié de demander où – chez la Virago...
Lorenzo bondit de son siège. Son visage s’empourpra.
– Chez cette femme ? ... mais qu’est-ce que...
– Qu’est-ce que la fille chérie de Francesco Beltrami faisait là-dedans ? Voilà une bonne question à laquelle je vais me faire un plaisir de répondre parce que c’est moi qui, en le poignardant, ai empêché le bossu d’étrangler donna Fiora ! Assieds-toi, seigneur, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant toi un cercle de l’enfer que Dante a oublié...
Tirant pour lui-même un escabeau sur lequel il établit sa longue personne, Démétrios retraça pour ses auditeurs ce qu’avait été le calvaire de Fiora depuis qu’on l’avait arrachée à son chagrin pour l’obliger à défendre sa propre vie. Il le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d’autant plus frappantes. Il savait que l’imagination des deux autres ferait le reste. Mais bien avant la fin de son récit, Lorenzo, rejetant son siège qui s’abattit sur le dallage précieux sans qu’il songeât à le relever, s’était mis à arpenter la pièce, tête basse et les mains nouées derrière le dos. Quand Démétrios se tut, il explosa :
– Les moniales de Santa Lucia capables de livrer ainsi un être qui leur a été confié ! Les Pazzi tramant leurs complots ignobles dans ma ville, sous mon nez ! Fiora, si belle, si pure... livrée à la prostitution !
Il arrêta brusquement sa promenade agitée en face du médecin grec :
– Et, naturellement, elle est chez toi ?
– Où veux-tu qu’elle soit ? J’espère seulement, ajouta Démétrios avec un sourire, que tu n’iras pas confier cela à ton ami fray Ignacio ? Il nous jetterait tous les deux sur le même bûcher...
Au regard que lui lança Lorenzo, il comprit qu’il avait été trop loin et s’excusa, mettant sa phrase malheureuse sur le compte de l’indignation ressentie tout à l’heure en écoutant le moine espagnol. Il ajouta en manière de conclusion :
– Il te reste à me dire ce que je dois en faire. Lorenzo ne répondit pas. Il réfléchissait. Mais le chanoine-philosophe prit la parole.
– Une chose m’intrigue, Démétrios, et je te prie de me pardonner si je te parais indiscret. Tu es un homme d’âge déjà, un homme de science fort éloigné des folies de la jeunesse. Pourquoi t’intéresses-tu tellement à cette jeune fille ? Pour sa beauté ? Cela peut s’expliquer chez un Grec...
– Il est vrai que je ne supporte pas de voir abîmer une œuvre d’art. Mais en ce qui concerne donna Fiora, il y a autre chose. ... Tu sais que je consulte les astres et qu’il m’arrive d’avoir, de l’avenir, certaines visions inexplicables. Or, j’en ai eu une, lorsqu’au soir de la giostra j’ai rencontré cette jeune fille...
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