– Et toi, qu’as-tu fait ?
– Je l’ai laissé filer... et j’ai payé la casse, conclut Esteban avec philosophie. J’ai bien pensé un moment à courir après et à le tuer mais, en pleine rue...
– Tu as bien fait. La vie de ce misérable c’est à celle qui dort là-haut qu’elle appartient...
– Sans doute mais c’est une dame et je la vois mal brandir le couteau. Note que je suis tout prêt à faire ça à sa place !
– Elle ne reculera pas car elle est assoiffée de vengeance. Son horoscope, que j’ai tiré, m’a appris qu’en cette belle jeune femme, faite pour l’amour et pour le bonheur paisible que donne une belle fortune jointe à toutes les grâces, repose une impitoyable Némésis. Songe qu’il a suffi d’un peu plus d’une semaine à la haine et à la cupidité d’une femme pour lui arracher tout ce à quoi elle tenait, à commencer par son père et sa fortune... et en finissant par sa fierté de femme et son honneur. C’est chez la Pippa, la maquerelle du borgo San Spirito, que je l’ai retrouvée au moment où Pietro Pazzi, le bossu, allait l’étrangler après l’avoir violée. J’ai tué cette pourriture... A propos de la Pippa, tu vas seller ton cheval et te rendre chez elle pour lui racheter une petite esclave tartare nommée Khatoun qui appartient à donna Fiora et qui s’est fait prendre en essayant de la libérer. Emporte de l’or !
– Pour quoi faire ? J’ai une épée et une dague. Cela doit suffire comme moyens de négociation...
– Je préfère l’or. La Virago est peut-être plus forte que toi ! Elle est dangereuse et elle a des protecteurs. En outre, elle doit mourir de peur depuis qu’un Pazzi a été tué chez elle. Si elle ameute ses gens et ses clients contre toi, tu n’auras peut-être pas le dessus. Avant de partir, selle ma mule. Le Magnifique m’a assez attendu... Au fait, sais-tu où il est ?
– Il était à la Badia mais il a dû rentrer au Palais pour recevoir un émissaire du roi Edouard d’Angleterre.
Comme chaque fois que le temps le permettait, Lorenzo de Médicis était dans son jardin. Poète autant qu’homme d’État, il aimait reposer ses yeux et son esprit sur la foisonnante verdure, entendre le chant des oiseaux et ne sentir au-dessus de sa tête que l’azur infini du ciel. Dans l’espace forcément restreint qu’autorisait un palais urbain, ses jardiniers, préférant le buis à toute autre plante, l’avaient sculpté en forme de chiens, de cerfs, d’éléphants. Il y avait même une galère aux voiles déployées, tout cela ordonné autour d’un chef-d’œuvre : la Judith de Donatello qui s’élevait sur une grande coupe de granit. Sous la colonnade qui donnait accès au jardin, on pouvait voir trois sarcophages romains, un antique Marsyas habilement restauré et l’admirable David de Donatello.
Lorsque Démétrios arriva, il s’arrêta sous cette colonnade et chercha même abri à l’ombre du Marsyas. Le Magnifique, en effet, n’était pas seul : en face de lui et de la Judith à laquelle il s’appuyait, se dressaient la robe blanche et le scapulaire noir de fray Ignacio. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un entretien secret car la voix du moine sonnait comme la trompette du jugement dernier dans l’intention d’être entendue par le plus de monde possible. Démétrios, derrière son satyre, n’avait donc aucun besoin de tendre l’oreille :
– As-tu connaissance de ce bruit, venu on ne sait d’où et qui court la ville depuis ce matin ? claironna l’Espagnol. La fille qui devait être soumise à l’ordalie et qui s’est enfuie du couvent Santa Lucia ne se serait pas sauvée, ce qui, je ne te le cache pas, me surprenait un peu : elle aurait été enlevée.
– Je sais cela. Madonna Lucrezia, ma mère, en revenant ce matin de la messe, m’a rapporté ce propos. Mais tu le dis toi-même : on ne sait d’où il vient. Il est donc difficile d’en tenir compte.
– On dit, chez nous, qu’il n’y a pas de fumée sans feu...
– On le dit aussi chez nous mais ce que tu ignores, puisque tu n’es pas de ce pays, c’est qu’aucun peuple n’a plus d’imagination que celui de Florence. Il aime le merveilleux, le fantastique et il sait aussi bien conter les vieilles histoires qu’en inventer d’autres...
Dans sa robe blanche, le corps maigre du moine se raidit encore.
– Il me semble que tu prends cette affaire bien légèrement ? Ne crois-tu pas que des recherches s’imposent ?
– J’ai déjà fait rechercher Fiora Beltrami et cela sans résultat. La Seigneurie également et sans plus de succès. La pauvre enfant a dû quitter la ville...
– Tu appelles pauvre enfant ce que je nomme moi sorcière ! Cette créature du diable possède ici même, dans ta ville et peut-être même dans ton palais, des appuis qui l’ont soustraite à la justice de Dieu comme à celle des hommes.
Un éclair traversa les yeux sombres du Magnifique :
– Dans mon palais ? Insinuerais-tu que je suis l’auteur de cet enlèvement et que je la cache ici ?
Devant la colère qui vibrait dans la voix rauque de Lorenzo, fray Ignacio battit en retraite :
– Pardonne-moi si je me suis mal exprimé et songe que seul le zèle que m’inspire le service de Dieu m’anime. Je n’ai pas parlé de toi. Il y a beaucoup de monde dans ton palais et tu ne peux savoir tout ce que font tes nombreux amis... des amis qui ne sont peut-être pas toujours ceux qu’il conviendrait de voir autour d’un grand prince...
– Je ne suis pas prince mais seulement le premier des citoyens de cette ville. Nous sommes ici en république, fray Ignacio ! J’ai donc droit de choisir les amis qui me plaisent !
– Ne joue pas sur les mots. Si tu n’es pas prince, ton épouse l’est et tes fils le seront et il ne convient pas que des enfants de haute naissance, voués aux grandes destinées, soient élevés hors de la religion chrétienne. Or tu leur as donné pour maître un traîne-misère sorti on ne sait d’où mais qui parle grec et qui leur offre pour modèle les démons que les anciens appelaient des dieux...
– Ne pouvons-nous nous en tenir à un seul sujet ? fit Lorenzo d’une voix coupante. De quoi au juste es-tu venu me parler, moine ? De l’enlèvement éventuel d’une malheureuse dont je cherche en vain pourquoi tu la poursuis d’une telle hargne... ou de l’éducation de mes enfants ?
– Je suis venu te parler de ta ville, dit fray Ignacio avec emphase, de ta ville qui oublie le Christ et qui est moins ardente à entendre sa parole qu’à écouter des chansons, de ta ville que tu entraînes sur le chemin de la perdition. C’est là le souci majeur de Sa Sainteté...
– Je t’arrête tout de suite, moine ! Sa Sainteté comme tu dis est surtout soucieuse de faire tomber Florence et sa région entre les mains de son neveu Riario, l’ancien douanier. De là ce grand intérêt qu’il lui porte.
– Honte et malheur sur toi, Lorenzo de Médicis, si tu ne te résous pas à entendre l’appel de Dieu que je t’apporte ! Le pape Sixte IV m’envoie...
– Le pape dispose de quarante cardinaux, d’une armée d’évêques et d’abbés, pourquoi donc t’envoie-t-il toi, un Espagnol, porter ici sa parole ?
– Pour juger de ce que valent mon courage et mon ardeur à servir Dieu en face d’une cité de perdition avant de me renvoyer dans mon pays où la tâche qui m’attend est immense. C’est du moins ce que je pense. La reine Isabelle de Castille est soucieuse, en effet, des désordres que créent dans son royaume les juifs et les conversos et elle a demandé, par ma voix, l’aide de Sa Sainteté qui lui veut du bien.
Un sourire sarcastique plissa la grande bouche de Lorenzo et rapprocha son long nez de son menton :
– Il me semble que la reine Isabelle a de plus graves soucis que l’état de l’Église ? Couronnée reine de Castille en décembre dernier à Ségovie, contre la volonté de la moitié de ses grands et sans avoir jugé bon d’associer à ce sacre son époux, le prince Ferdinand d’Aragon, elle est aujourd’hui en guerre contre le roi Alphonse V de Portugal qui a épousé la fille – bâtarde dit-on ? – du défunt roi de Castille Henri IV dont Isabelle n’est que la sœur. Tu vois que je suis au courant... comme d’ailleurs de tout ce qui se passe en Europe.
– J’imagine que tu as des espions partout mais ils te renseignent mal. La reine Isabelle place Dieu au-dessus de tout. Elle entend, en Son nom, reconquérir tout ce que le Maure tient encore sous sa griffe noire et elle espère pouvoir établir enfin dans ses royaumes la Sainte Inquisition...
– Dont tu aimerais être le chef ! Je reconnais que tu sembles fait pour cela... mais Florence n’a pas besoin d’un Grand Inquisiteur. Aussi, fray Ignacio, je te prie de cesser de te mêler de nos affaires... et, mieux encore, de retourner à Rome. Je te remettrai, pour le pape, une lettre attestant de ton zèle comme de tes capacités.
– Je partirai lorsque la fille d’iniquité aura subi, comme elle l’avait accepté, le jugement de Dieu. Fais fouiller cette ville rue par rue, maison par maison... sans oublier celle de tes amis... et ta propre demeure ! Trouve-la et je m’estimerai satisfait... pour le moment. Seule l’Église sait comment il faut traiter les êtres de cette sorte.
– Elle... ou sa fortune ?
– La robe que je porte devrait m’épargner ce genre d’insinuation. Que m’importe cette fortune ?
– A toi, je veux bien le croire mais elle intéresse fort un proche ami de notre Saint-Père, un certain Francesco Pazzi.
– Je ne connais pas cet homme.
– Tant mieux pour toi. Quoi qu’il en soit... et au cas où tu le rencontrerais plus tard, dis-lui que la fortune des Beltrami n’ira jamais enrichir les Pazzi. Que l’on retrouve Fiora ou non !
– Donna Hieronyma y a tous les droits !
– Donna Fiora a été adoptée officiellement. Sur un faux peut-être mais il y a là un point de droit qui doit être longuement discuté et qui peut-être ne sera jamais tranché. En attendant, la banque Médicis assumera la garde et le développement de cette fortune. Sous le contrôle de la Seigneurie, bien sûr, ajouta Lorenzo avec un sourire qu’un observateur non prévenu eût peut-être qualifié de diabolique. Mais le visage de fray Ignacio était encore moins agréable à contempler. Sa figure devint plus jaune comme si la bile, quittant ses voies naturelles, s’infiltrait dans son sang. Ses yeux fulgurèrent et, levant vers le ciel son bras maigre que la large manche découvrit :
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