De grands pins parasols au pied desquels coulait une fontaine aux flots paresseux rafraîchissaient un grand bassin carré et formaient une oasis préservée où s’épanouissaient à loisir des haies de lauriers-roses – et de lauriers-sauge ! -, des buissons d’églantines, de grands iris bleus et noirs, des touffes de lavande, de grosses pivoines blanches, des grenadiers à fleurs pourpres, des citronniers et des orangers dans de grands pots de terre rouge et, dans de vastes plates-bandes cernées de cordons de buis, toutes les plantes médicinales, tous les « simples » dont pouvait avoir besoin un médecin. Il y avait aussi des arbres fruitiers : cerisiers, pruniers, poiriers et enfin, derrière un ressaut de la colline, un grand carré de légumes qui rejoignait les bâtiments d’une ferme. En outre, une sorte de terrasse faite d’un ancien mur tassé sous la terre s’étendait derrière la maison à l’ombre d’une vieille vigne encore vigoureuse. Tel était le logis que Démétrios tenait de la générosité de Lorenzo.
– En tant que son médecin, je possède aussi une chambre au palais de la via Larga comme dans ses autres résidences mais il sait que j’aime vivre libre et à l’écart. C’est pourquoi il m’a donné cette maison. Elle n’est ni assez grande ni assez belle pour exciter les convoitises mais je m’y trouve bien et j’y travaille dans une tranquillité d’autant plus grande que les gens d’ici se sont hâtés de me faire une réputation de sorcellerie et se tiennent à l’écart. Il est vrai qu’au bout de mon jardin passe le chemin qui mène à Fontelucente...
Sur ce sujet, Fiora n’avait pas besoin d’explications. Comme tous les habitants de la région, elle savait que les grottes de Fontelucente abritaient une communauté de sorciers aussi célèbre que celle de Norcia, près de Spolète. Jamais Beltrami n’avait permis à sa fille de diriger ses promenades dans cette direction dangereuse. Elle ne connaissait donc pas la maison de Démétrios bien qu’elle ne fût pas éloignée de la villa Beltrami.
Un homme ouvrit devant les arrivants la lourde porte à gros clous de fer rouillé qui fermait la maison. Il était aussi court et trapu que Démétrios était long et maigre. Il avait un visage carré, au nez cassé, à l’expression hardie. Le cou épais, les épaules puissantes, la bouche forte, il était beaucoup plus jeune que son maître et pouvait avoir trente-cinq ans. Des cheveux, noirs, raides et rétifs, complétaient le personnage qui les accueillit avec une joie aussi évidente que son soulagement :
– J’ai cru que tu ne reviendrais jamais, maître ! fit l’homme. Sa Seigneurie de Médicis t’a fait demander par deux fois...
– Qu’as-tu répondu ?
– Ce que tu m’avais dit : que tu te rendais à Prato afin d’y faire toucher à la Sainte Ceinture un baume que tu as composé pour les reins douloureux de madonna Lucrezia, la mère de Sa Seigneurie...
– Et la seconde fois ?
– Que tu n’étais pas encore revenu...
– C’est parfait, approuva Démétrios avec un demi-sourire. Fiora, ajouta-t-il en posant une main sur l’épaule de son serviteur, je te présente Esteban. Il vient de Tolède, en Espagne. C’est là que je l’ai rencontré il y a quelques années. Il est à la fois mon assistant, mon majordome, mon jardinier, l’exécuteur de mes volontés et, parfois aussi, mes yeux et mes oreilles... Tu ne le connais pas mais il te connaît bien. C’est lui qui, certaine nuit d’hiver, a vu quelques personnes se rendre au couvent voisin et en ressortir... dans un ordre différent. Avec Samia, une esclave égyptienne que m’a prêtée le palais Médicis et qui est fort heureusement muette, il compose tout le domestique de cette maison.
Esteban salua avec une souplesse que l’on n’eût pas attendue d’un homme si lourdement charpenté puis frappa dans ses mains. Une grande fille à la peau foncée, vêtue d’une tunique bleu sombre, retenue serrée aux hanches par une écharpe rouge vif, apparut et s’inclina :
– Voici donna Fiora, lui dit le Grec. Tu dois la servir aussi bien que moi-même. Elle est épuisée de fatigue, elle est sale et elle a faim. Tu sais ce que tu dois faire. Tu brûleras les vêtements qu’elle porte sur elle et tu soigneras comme je te l’ai appris les meurtrissures qu’elle a sur le corps. Quant à toi, Fiora, il faut te reposer et, avant tout, te vider l’esprit. Dors aussi longtemps que tu en auras envie. Il n’y a pas de meilleur remède.
Après s’être inclinée de nouveau, Samia vint prendre la jeune femme par la main. Ensemble, elles traversèrent la pièce d’entrée qui était une grande salle blanchie à la chaux sans autre ornement que des voûtes d’arêtes peintes en rouge et bleu. Le sol était fait de petites briques et, aux murs, des harnais de chevaux, des brides, des licols, des fouets étaient accrochés au-dessus d’outils de jardinage posés à terre... Au bout de cette salle, qui avait dû être autrefois une salle de garde, une porte donnait sur une petite cour par où l’on entrait dans l’habitation proprement dite. Samia dirigea sa compagne vers la grande cuisine embaumée par le ragoût qui cuisait dans une marmite au-dessus du feu et par les chapelets d’oignons, d’aulx, de piments et les touffes de thym, de laurier, de marjolaine et de romarin qui pendaient de la voûte.
Sachant toute conversation difficile sinon impossible, Fiora se laissa faire. Samia la dépouilla de ses vêtements qu’elle jeta dans un coin pour les brûler plus à loisir, la mit dans une grande bassine où elle la lava à grande eau, la sécha rapidement, lui passa une chemise de fine toile et des pantoufles de velours un peu trop grandes mais confortables puis l’installa à table pour lui servir une grande écuelle de son ragoût de mouton aux herbes, une large tranche de fromage et des petits gâteaux à la pâte d’amande, le tout arrosé d’un généreux chianti qui ramena des couleurs aux joues de la rescapée des bas-quartiers.
Fiora, qui avait littéralement dévoré ce bon repas, sentit davantage la fatigue de son corps et de son esprit. Elle se laissa emmener docilement dans une chambre de l’étage où elle ne vit qu’une chose : un lit bien blanc l’y attendant, la couverture ouverte. Elle se glissa avec bonheur dans les draps qui sentaient bon la lavande et s’endormit dès que sa tête reposa sur l’oreiller.
Samia resta un instant auprès d’elle puis, constatant qu’elle dormait, tira les rideaux du lit et quitta la chambre pour rejoindre dans la cuisine Démétrios et Esteban qui, à leur tour, venaient se mettre à table. Le médecin grec avait échangé ses haillons pour l’une de ces robes de velours noir qu’il affectionnait après avoir fait une toilette rapide à la fontaine du jardin.
Tandis qu’Esteban taillait de larges tranches de pain dans la miche posée sur la table, Démétrios se versa un plein gobelet de vin qu’il but lentement avec la visible satisfaction d’un homme qui n’a rien dégusté de tel depuis longtemps :
– L’hospitalité de nos amis mendiants est généreuse mais leur ordinaire n’atteint pas les mêmes sommets. Il est bon de se retrouver chez soi...
Il attaqua avec appétit le ragoût que lui servait son esclave, but encore un verre puis se tourna vers Esteban :
– As-tu fait ce que je t’avais ordonné ?
– Oui, maître... L’autre jour, quand les deux femmes sont parties pour le couvent Santa Lucia, je me suis approché de l’homme que tu m’avais désigné...
– Marino Betti, celui qui, en dépit de son serment, avait raconté l’histoire de Beltrami en Bourgogne à la dame Pazzi ?
– Sois tranquille, je n’ai pas commis d’erreur. Je l’ai abordé. Au milieu de ces gens qui parlaient tous à la fois, il avait l’air désorienté. Alors, j’ai joué les enthousiastes. Je lui ai dit combien je l’admirais d’avoir fait passer son devoir de citoyen de Florence, et même de chrétien en dénonçant la fraude commise par feu Beltrami au mépris de ses propres intérêts puisqu’il allait perdre, de ce coup, une intendance qui devait lui rapporter pas mal d’argent... Mes paroles ont eu l’air de lui remonter le moral, d’autant que les autres avaient plutôt tendance à s’écarter de lui. Nous sommes partis ensemble...
Esteban s’interrompit pour boire un coup.
– Ensuite ? fit Démétrios.
– On est allés dans une taverne de mariniers au bord du fleuve et j’ai commandé à boire. Il a vidé deux gobelets coup sur coup comme quelqu’un qui en a grand besoin. Naturellement, je l’ai resservi tout en essayant de le faire parler mais il ne me répondait que par monosyllabes et il y avait de la peur dans son regard fixé dans le vague par-dessus mon épaule. Il s’était remis à boire, plus lentement. Alors j’ai commandé du pain, du jambon, du fromage en disant que ce n’était pas bon de boire avec un estomac vide et là encore il a été d’accord. On s’est mis à manger. J’avais sorti mon couteau et lui le sien. C’était un couteau à peu près de la forme de celui que vous m’aviez confié...
– Celui du meurtrier !
– Oui, mais celui-là avait un manche de bois au lieu d’un manche de corne. On a bu encore et j’ai feint d’être pris de boisson.
– Et lui ?
– C’est un ancien muletier : il tient bien le coup mais, tout de même, il commençait à vaciller un peu et j’ai pensé que c’était le moment. Je m’étais mis à faire de grands gestes et le couteau est tombé de la table. Je me suis baissé pour le ramasser et là, je l’ai échangé contre l’autre couteau. Il ne s’est pas aperçu tout de suite de la substitution. Et puis, soudain, il a vu. Il est devenu tout pâle et j’ai cru que ses yeux allaient lui sortir de la tête. Il s’est levé brusquement et il a saisi l’arme pour m’en frapper mais je me tenais sur mes gardes et j’ai esquivé le coup. La table s’est effondrée entre nous et on s’est retrouvés face à face, armés tous les deux. Il me regardait avec des yeux de fou mais je l’attendais. Je me suis mis à rire et j’ai dit : « On m’a raconté que les gens d’ici ont une peur bleue des fantômes. Quelque chose me dit que tu ne dormiras plus aussi bien qu’autrefois ? Un maître trahi et assassiné, ça devrait faire un spectre bien altéré de vengeance ? » Je ne pensais pas lui faire un tel effet. Si jamais j’ai vu l’épouvante sur le visage d’un homme c’est bien sur celui-là. Il a reculé comme si le fantôme en question se dressait entre lui et moi, et puis il a pris ses jambes à son cou et il s’est enfui comme si tous les diables de l’enfer étaient à ses trousses.
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