– Tu as réussi, à ce que l’on dirait ?
– Oui. Grâce à toi, Bernardino. Mais il était temps. J’ai dû tuer Pietro Pazzi. C’est lui qui avait fait enlever Fiora et il allait l’étrangler quand je suis arrivé. A l’heure qu’il est la Pippa et son frère doivent être en train de le jeter dans l’Arno avec quelques pierres pour l’empêcher de remonter.
– Une mauvaise graine de moins ! approuva le vieillard. Quant à toi, jeune fille, sois la bienvenue ! Tu es chez un ami... et d’ailleurs tu me connais car tu m’as souvent fait la charité.
Elle se souvenait, en effet, de ce vieil homme qui mendiait toujours près des portes du Duomo en chantonnant une vieille complainte...
– Je te remercie, dit-elle, mais... je te croyais aveugle et sourd ?
Il rit doucement puis expliqua avec fierté qu’il fallait une grande expérience pour apprendre à ne montrer que le blanc des yeux mais qu’il n’était pas difficile d’être sourd.
– A présent, tu peux dormir un moment car tu dois en avoir besoin. Voici mon lit, ajouta-t-il en désignant l’un des tas de chiffons qui servaient de meubles à sa demeure. Quand le coq chantera, je t’éveillerai...
– Tu m’accueilles chez toi et, de ce fait, tu risques ta vie. Je suppose que tu le sais ?
– Je risque moins que tu ne l’imagines, fillette. Ne t’arrête pas au misérable décor où je vis car je dispose d’une puissance qui ferait envie à bien des princes. La confrérie des mendiants, la plus nombreuse qui soit, se reconnaît, tout autour de la Méditerranée et au-delà par ce seul mot Mendici ! et moi je règne sur ceux de Florence : les estropiés vrais ou faux, les coupeurs de bourse, les mendiants de tout poil. Cela fait une armée dont les coups, pour être portés souvent dans les ténèbres, n’en sont pas moins redoutables. Quand une émeute gronde, nous sommes toujours au cœur de l’agitation.
Mais, vois-tu, cette vie qui m’est chère, je la dois à l’homme qui t’accompagne car son savoir m’a sauvé. Et Bernardino paie toujours ses dettes ! ... Dors à présent et ferme tes oreilles car nous avons à causer, le Grec et moi-Étendue sur le tas de chiffons malodorants comme sur les coussins les plus doux, Fiora, oubliant son corps égratigné et sa gorge douloureuse sombra presque aussitôt dans un profond sommeil. A quelques pas d’elle, accroupis l’un en face de l’autre de chaque côté du feu comme d’étranges oiseaux nocturnes, le médecin grec et le roi des mendiants s’entretinrent à voix basse de leurs souterraines affaires jusqu’aux abords de l’aube. Quand le coq fit entendre son chant, Démétrios tira de sous ses loques une poignée de florins qu’il posa dans la griffe de son compagnon. Puis il se leva et étira ses longs membres :
– Penses-tu y parvenir ? demanda-t-il.
L’autre haussa les épaules et fit couler les pièces d’or d’une main dans l’autre avec délectation :
– C’est l’enfance de l’art. Dans deux heures, le bruit que la jeune fille a été enlevée du couvent et ne s’est pas enfuie courra les parvis et les marchés aussi vite que le vent d’autan.
– Tu es certain que ni toi ni tes frères ne risqueront de tomber sous la main du Bargello ?
– On n’arrête pas le vent. Il naît sans que l’on sache pourquoi ni d’où il vient, il passe mais nous veillerons à ce qu’il ne s’éteigne pas trop vite. Sois sans crainte ! Nous sommes habiles et les commères en auront pour leur argent.
Démétrios hocha la tête, sourit et s’en alla réveiller Fiora. Une heure plus tard, après avoir traversé toute la largeur de la ville au milieu des charrettes de légumes et de volailles qui s’en allaient vers le marché, ils franchissaient, dans l’indifférence générale et sans même que les soldats de garde leur accordassent un regard, la porte a Pinti qui regardait vers Fiesole, longeaient le mur du couvent des Camaldules et celui du merveilleux jardin de la Badia construite jadis par Cosimo de Médicis.
L’air du matin était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonce une journée de soleil mais le cœur de Fiora, s’il était délivré de la peur, demeurait lourd tandis qu’elle cheminait auprès de Démétrios dans la poussière de ce chemin tant de fois parcouru jadis au trot de son cheval ou dans le joyeux carillon des sonnailles d’une mule. Là-haut, il y avait sa maison dont elle pouvait apercevoir le grand toit brun, cette douce maison dans les lauriers où Philippe lui avait donné quelques heures de merveilleux bonheur et elle clignait des yeux, dans la lumière, comme un oiseau de nuit projeté soudain dans le soleil. Les choses n’avaient plus le même visage ni la même couleur et Fiora se retrouvait étrangère, reine déchue devenue mendiante, au milieu de ce beau pays qu’elle aimait de toutes les fibres de son corps, de toute la tendresse de son cœur et qui ne la reconnaissait plus.
Démétrios qui l’observait du coin de l’œil, la voyant buter dans une ravine laissée par les dernières pluies, saisit son bras et ne le lâcha plus :
– La côte est rude et le chemin te paraît amer, Fiora Beltrami, parce que tu es tombée de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s’abstenir d’en gravir la pente.
– Crois-tu qu’il existe encore un sommet pour moi ? Je suis lasse, Démétrios...
– Je te l’ai dit : tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Je vais te guérir et tu pourras alors apercevoir de nouveau l’horizon. Tu découvriras que tu as envie ... d’aimer et d’être aimée.
– Jamais ! Jamais plus je n’aimerai ! Il y a trop d’amertume dans mon cœur pour que l’amour y revienne un jour. Tout ce que je désire, à présent, c’est venger mon père, ma mère et me venger moi-même. Songe que l’on m’a tout pris, que ma maison a été pillée, dévastée, que l’on a tué peut-être celle qui a veillé sur mon enfance, ma chère Léonarde à laquelle j’osais à peine penser dans cette maison dont tu m’as tirée...
– Je peux t’assurer que personne n’a été tué quand le palais Beltrami a été envahi. Les serviteurs qui ne se sont pas enfuis ont été dispersés. Bernardino le mendiant s’est renseigné. Ta Léonarde a trouvé un refuge.
– Où ? Toutes les portes ont dû se fermer devant elle, même celle de Colomba, la gouvernante de mon amie Chiara Albizzi. A moins ... qu’elle n’ait pu aller chez sa nièce, Jeannette, qui a épousé un fermier du Mugello ? Oh ! si je pouvais en être sûre ?
– Je la retrouverai, sois sans crainte ! Quant à la vengeance, il est naturel que tu y songes.
– Je ne pense qu’à cela ! mais je n’ai plus rien pour m’aider à la poursuivre, rien que ces deux mains, ajouta-t-elle avec amertume en étendant devant elle ses doigts minces qui avec leurs ongles cassés, semblaient incroyablement fragiles pour si lourde tâche.
– Ne peux-tu me faire confiance ? Les armes qui te manquent, nous les trouverons ensemble. Garde l’espoir ! Je sais que la route est longue et qu’elle te réserve bien des surprises. J’ai beaucoup à t’apprendre...
Fiora regarda son compagnon avec curiosité :
– Tu es un homme étrange et ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois. Je n’ai pas oublié ta prédiction, le soir du bal, au palais Médicis...
– Ni, je l’espère, la promesse que je t’avais faite de te secourir quand tu en aurais besoin ? ...
– Je ne l’avais pas oubliée... mais je n’y croyais pas. Pardonne-moi car tu viens de me sauver d’un sort bien pire que la mort et je ne t’en remercierai jamais assez. Pourtant, je te l’avoue, tu me fais un peu peur. D’où tires-tu ces pouvoirs étranges qui sont les tiens ? Hier, sur un simple geste, tu as changé la Virago en servante obéissante et...
– Chut ! Nous parlerons de cela plus tard. On ne sait jamais jusqu’où le vent peut porter les paroles... Sache seulement ceci : on s’empare assez facilement de l’esprit d’un être quand il est sous le coup d’une émotion...
Ils poursuivirent leur chemin en silence. Abandonnant la route, Démétrios choisit un sentier grimpant entre des murets de pierre sèche qui retenaient la terre sous les vignes et les oliviers. Le soleil montait dans le ciel. Il répandait sa chaleur printanière sur les collines piquées ici et là de grands cyprès noir. Perché dans le feuillage argenté d’un vieil olivier, un merle se mit à siffler. Fiora s’arrêta un instant pour l’écouter et aussi pour se reposer. La sueur perlait à son front, à sa lèvre supérieure et ses pieds, couverts de poussière dans leurs sandales de corde, lui faisaient mal :
– Pourquoi passons-nous par ici ? demanda-t-elle. Ce chemin n’est-il pas plus long ?
– Il est au contraire plus court pour qui se rend chez moi. Et puis... il évite de passer près d’une maison qui doit t’être doublement chère ? N’y es-tu pas devenue l’épouse du comte de Selongey, l’envoyé du Téméraire ?
Foudroyée par ces quelques mots, Fiora leva sur son bizarre compagnon un regard épouvanté et retint de justesse un signe de croix.
– Pour savoir cela, il faut que tu sois le diable en personne ! murmura-t-elle.
Le médecin grec se mit à rire et elle en fut vaguement scandalisée comme si cette manifestation humaine était déplacée chez un personnage aussi singulier qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver un peu sulfureux.
– Non, dit-il tranquillement. Simplement je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir. A présent, reprenons, s’il te plaît, notre chemin ! Nous avons tous les deux besoin de vêtements propres, d’un peu de repos... et d’un verre de vin frais !
CHAPITRE IX
LE MÉDECIN DE BYZANCE
La maison du médecin grec se dressait à l’écart du bourg de Fiesole, au bout d’une double rangée de hauts cyprès qui dressaient autour du visiteur deux murailles de verdure. Construit deux siècles plus tôt, au temps des luttes fratricides des Guelfes et des Gibelins, c’était un petit castello qui devait, jadis, renforcer la défense des remparts de l’antique cité étrusque. Il avait de hauts murs rougeâtres dont les anciens créneaux étaient coiffés d’un grand toit à faible pente. Une tour carrée, couverte elle aussi, accentuait l’aspect guerrier de la bâtisse mais les jardins qui l’enveloppaient n’avaient rien à envier à ceux des plus riches demeures et adoucissaient ses vieux murs au point de les rendre aimables.
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