Le médecin grec tira de sous ses habits crasseux un petit flacon qu’il approcha des lèvres blanches de Fiora ; quelques gouttes glissèrent dans la bouche et, dans les secondes qui suivirent, tout le corps fut parcouru d’un long frisson. Enfin, Fiora ouvrit les yeux et regarda avec une immense surprise le visage barbu penché sur elle. Elle retint à temps une exclamation car Démétrios avait posé vivement un doigt sur sa bouche :
– Cela va mieux ?
– Oui, souffla-t-elle. Oui... merci !
Pippa à présent s’activait, achevait d’arracher ce qui restait de la tunique de mousseline, lavait le corps avec de l’eau d’oranger puis cherchait un petit pot dont elle tira une noisette de pommade qu’elle répartit sur toutes les blessures tout en prodiguant à la victime des paroles apaisantes sans pour autant cesser de guetter du coin de l’œil son étrange visiteur :
– Là, ma colombe, là ! Ça s’ra rien ! Une bonne nuit d’sommeil par là d’ssus et il y paraîtra plus !
– Je suis d’accord pour la bonne nuit de sommeil, fit Démétrios, mais pas ici ! Habille-la avec ce qui te tombera sous la main. Je l’emmène !
Du coup Pippa retrouva toute sa combativité. Sautant sur ses pieds, elle fit face au Grec, les poings sur les hanches, faisant saillir ses muscles, formidable et menaçante :
– T’emmènes rien du tout ! Tu m’as assez fait d’tort comme ça en tuant un bon client. Mais elle, j’me la garde ! t’ as compris ? Après tout, qu’est-ce que t’es ? Rien qu’un mendiant et moi j’ai ici un ou deux bons gars qui m’ prêteraient main-forte. Sans compter que j’ peux appeler à la garde. J’ dirai la vérité : qu’ t’as tué un noble et c’est toi qu’on pendra ! Au fait... pourquoi qu’j’appellerais pas tout d’suite ?
Elle allait crier mais Démétrios étendit un bras, ses doigts écartés dirigés vers les yeux de la femme qui resta la bouche ouverte sur un hoquet. Sans changer de position, le Grec avança d’un pas et Pippa recula d’un pas, ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit acculée au mur, aussi raide qu’une planche. Les yeux noirs que Démétrios dardait sur elle flamboyaient comme des chandelles.
– Tu n’appelleras personne, Pippa, dit-il d’une voix calme et sans la quitter des yeux. Au contraire, tu vas m’obéir... Entends-tu ma voix ?
– Oui... oui j’entends ta voix ! Parle ! J’obéirai ! Sa voix, à elle, était toute différente, lointaine...
– Alors, écoute : tu vas habiller cette jeune femme et puis tu nous accompagneras jusqu’à la porte. Ensuite, tu appelleras ton frère et, tout à l’heure, quand ta maison sera vide, vous porterez tous deux ce corps jusqu’au fleuve où vous le jetterez après l’avoir lesté d’une ou deux grosses pierres. Puis vous rentrerez. Alors seulement tu te réveilleras mais tu auras tout oublié de ce qui vient de se passer ici. Quant à ta prisonnière, elle a réussi à s’enfuir pendant que des ivrognes entrés ici se battaient...
Toute sa force semblait concentrée dans son regard et dans la main qui clouait Pippa au mur. Il détachait clairement chaque syllabe comme pour mieux les faire pénétrer dans l’esprit de la femme. Celle-ci avait les yeux grands ouverts et ne bougeait absolument pas. Elle avait l’air d’une grande statue que Fiora regardait avec stupeur. Cependant, Démétrios, après un court silence, demandait :
– Tu as compris mes ordres ?
– Oui.
– Tu les exécuteras ? Sans rien manquer ?
– Sans rien manquer...
– Alors va, obéis ! ajouta-t-il d’une voix forte en laissant lentement retomber son bras. Pippa vacilla comme si un soutien venait de lui manquer puis se mit à l’œuvre avec des gestes bizarres d’automate. Elle habilla Fiora qui n’osait plus bouger, lui passa les vêtements que la jeune femme portait à son arrivée et qu’elle tira du coffre : sa chemise, la robe blanche de novice, les sandales de corde tressée. Démétrios ramassa alors le manteau noir que Pietro avait abandonné et le lui remit pour qu’elle en enveloppât la jeune femme puis tendit la main à celle-ci.
– Viens ! dit-il. Et ne crains rien ! Elle va, comme je le lui ai ordonné, nous accompagner jusqu’à la porte...
Pippa, en effet, aussi indifférente que si elle était seule, allumait une chandelle au candélabre et se dirigeait vers la porte. Mais Fiora résista à la main qui voulait l’entraîner :
– Et Khatoun ? Je ne peux pas partir sans elle !
– La petite Tartare qui t’es si dévouée ? Où est-elle ?
Fiora eut un geste vague :
– Je ne sais pas. Quelque part dans cette maison... avec un homme... un étranger. Pippa a dit qu’elle allait la donner à quelqu’un qui saurait l’apprécier... Il faut la trouver !
Démétrios fronça les sourcils :
– C’est impossible cette nuit. Cette maison est grande et on ne peut pas fouiller partout. De plus, je ne peux pas endormir une foule comme j’ai endormi cette femme. Il faut partir sans elle.
– Non ! dit Fiora. Je me refuse de l’abandonner. Dieu sait ce qui lui arriverait, livrée seule à ces démons !
– Je n’ai pas remarqué que tu puisses grand-chose pour la protéger. Mais, rassure-toi : elle ne risque rien. Pippa connaît trop la valeur marchande d’une jolie fille. D’ailleurs demain je l’enverrai chercher. La Virago ne résiste pas longtemps à l’or et elle en aura. Viens à présent, il faut faire vite !
Pippa attendait au seuil comme une servante bien stylée. Quand Démétrios et Fiora la rejoignirent, elle se mit en marche en les précédant, levant sa chandelle pour éclairer leur chemin. On longea un couloir plongé dans la nuit et qui débouchait sur une cour intérieure, celle-là même sur laquelle donnait la chambre-étuve de Fiora. Des cris et des rires se firent entendre quand on passa sous une voûte où débouchait un escalier. C’était si proche que la fugitive sentit une angoisse à la pensée qu’une porte pouvait s’ouvrir, libérant quelques-uns de ceux qui là-dedans menaient une véritable bacchanale.
– N’aie pas peur, chuchota Démétrios. Avec elle nous n’avons rien à craindre. D’ailleurs, elle a évité la grande salle... Et nous sommes presque dehors...
Au bout d’un dernier couloir, Pippa ouvrit une porte et s’écarta pour laisser passer ses compagnons. Puis referma derrière eux. Avec une joie infinie, Fiora regarda le grand ciel bleu sombre, piqueté d’étoiles, dans lequel l’ombre des maisons rapprochées de la ruelle découpaient un ruban scintillant. Elle respira à pleins poumons l’air humide qui charriait des odeurs de poisson, d’huile et de bois brûlé et serra plus fort la main de Démétrios :
– Gomment te remercier... commença-t-elle, mais il la fit taire.
– Plus tard nous aurons tout le temps de causer. Pour le moment, il faut nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la nuit. Au lever du jour, quand les portes seront ouvertes, je te conduirai chez moi, à Fiesole...
– Où allons-nous ? ...
– Chez l’ami à qui je dois cette défroque... et quelques autres choses...
Ils sortirent de la ruelle avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’ils eurent acquis la certitude que le pas de la milice s’éloignait au lieu de se rapprocher. En face d’eux s’étendait ce qui ressemblait à un amas de ruines et qui, en fait, était un chantier inachevé : celui d’un grand palais ne comportant qu’un rez-de-chaussée et une partie de l’étage mais qui n’en était pas moins impressionnant par les pierres énormes, à peine dégrossies, rugueuses, barbares de son appareil[xiii].
Les gens du quartier ne s’en approchaient pas car il avait mauvaise réputation. L’homme qui l’avait voulu, Luca Pitti, l’un des plus riches de Florence, en avait demandé les plans à Brunelleschi, l’architecte génial qui avait érigé le Baptistère et coiffé le Duomo de son énorme bulle corail. Il le voulait le plus grand, le plus riche de la ville, à la hauteur de son ambition effrénée. Après la mort de Cosimo, le grand-père de Lorenzo, Pitti avait conspiré avec Soderini, le gonfalonier d’alors, pour arracher le pouvoir des mains plus faibles de Piero le Goutteux, son fils, mais le complot avait échoué et Pitti, ruiné et exilé, était parti mourir loin de la ville bien-aimée. L’imagination populaire qu’une fin si simple ne satisfaisait pas, prétendait, à mots couverts bien sûr, que les restes de Luca Pitti, assassiné par les gens des Médicis, étaient enfouis sous son palais inachevé et, comme les légendes ont la vie dure, les femmes se signaient en passant devant les murs énormes et les grandes arches vides qui ouvraient les yeux aveugles de leurs fenêtres rectangulaires sur des profondeurs obscures. Personne ne se fût avisé de venir chercher l’une de ces pierres abandonnées que l’on disait maudites. Cela durait depuis trente-cinq ans...
Pourtant Démétrios entraîna sa compagne droit vers le chantier délaissé sans se laisser impressionner par la crainte qu’elle manifestait.
– Une fille dont l’esprit a été éclairé par la lumière grecque ne se laisse pas troubler par une sotte légende ! lui dit-il en manière de réconfort...
L’un tirant l’autre, ils contournèrent le palais, trouvèrent l’ébauche d’un jardin qui aurait dû s’étendre sur une colline puis s’engouffrèrent dans l’une des portes qui n’avaient jamais reçu de vantaux. Tâtonnant dans l’obscurité, Démétrios repéra un mince rai de lumière filtrant sous un assemblage de planches et alla y frapper selon un code particulier. A l’intérieur, une voix rocailleuse demanda :
– Qui est là ?
– Mendici ! [xiv]
Ce qui tenait lieu de porte s’ouvrit, découvrant ce qui aurait dû être une pièce de service. La lumière provenait d’un petit feu allumé au milieu, à même le sol de terre battue. Quant à celui qui accueillait les arrivants, c’était un petit homme squelettique dont le visage parcheminé s’ornait d’une barbe maigre et s’encadrait de longs cheveux gris. Il jeta un rapide coup d’œil à ses visiteurs puis retourna s’accroupir auprès de son feu pour remuer quelque chose dans un pot d’argile :
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