Cela ressemblait à une étuve car il y avait un grand baquet de bois posé sur un sol dallé et creusé d’une rigole d’évacuation des eaux qui aboutissait à un trou percé dans la muraille. Il y avait aussi un brasero, éteint d’ailleurs, mais dont les fumées avaient noirci le plafond grossièrement crépi. Cela ressemblait à une prison car un soupirail l’éclairait de haut et mal, enfin cela ressemblait finalement à une chambre car le lit dans lequel Fiora était couchée, assez grand pour accueillir trois ou quatre personnes, était confortable. Les draps et couvertures étaient propres mais les rideaux qui l’enveloppaient faits d’un tissu à grands ramages criards, rouges et jaunes, passablement effilochés, montraient cependant ici et là des fils brillants, signes d’un passé plus fastueux. Sur un gros coffre vert à la peinture écaillée, un chandelier de fer, alourdi de coulures de cire, supportait six chandelles allumées éclairant le mur en face duquel le lit était placé. Or, ce mur était peint...

Grossièrement sans doute, car il n’avait pas la patte des jeunes génies qui faisaient l’orgueil de Florence mais par contre un grand sens du réalisme et une véritable débauche de couleurs, le peintre inconnu avait étalé sur le mur les amours d’une nymphe dodue et d’un satyre membru. Épouvantée, Fiora devint pourpre et ferma les yeux en les plissant très fort pour ne plus voir la vilaine image.

– Si tu prétends faire semblant de dormir, fit une voix de rogomme, c’est pas la bonne manière !

Rouvrant les yeux avec précaution, Fiora ne vit plus la peinture. Elle était remplacée par une sorte de monstre ; une créature taillée comme un lansquenet dont elle avait la voix râpeuse, avec des mains comme des battoirs à linge, des épaules de portefaix et des bras bosselés de muscles. De la position allongée où se trouvait Fiora, elle apparaissait immense et presque aussi large que haute. Néanmoins il fallait bien se rendre à l’évidence : la créature était une femme ! L’attestaient les seins qui pointaient comme des caronades sous la soie vert cru de la robe et les longs cheveux roux crespelés qui encadraient un visage aux dimensions du reste mais qui, peut-être, n’eût pas été sans beauté s’il avait été débarrassé de sa couche de peinture et si les yeux avaient été plus grands ; ils ressemblaient en effet à deux cailloux verts dont ils avaient à peu près la tendresse. Une profusion de bijoux clinquants achevait le personnage et scintillait à chacun de ses mouvements.

– Je ne fais pas semblant de dormir, dit Fiora, mais je voudrais savoir où je suis.

– Ça, c’est pas difficile : t’es chez moi.

– Où cela, chez toi ? Et qui es-tu ?

La femme s’appuya aux colonnes du lit qui trembla sous le choc, procurant à Fiora un nouvel élancement douloureux.

– Où c’est chez moi, t’as pas besoin de le savoir ! Quant à moi, on m’appelle Pippa, la grande Pippa ou encore la Virago. Comme on fréquente pas le même monde ça ne doit pas te dire grand-chose.

– Non... rien du tout. Mais comment suis-je venue ici ? Je me suis endormie hier soir au couvent.

– Pas hier soir : avant-hier soir. J’ai cru que tu te réveillerais jamais... M’est avis qu’ les nonnes ont eu la main trop lourde avec leur drogue...

– Une... drogue ? Mais pourquoi ?

La Pippa éclata d’un rire hennissant en montrant des dents qui devaient être capables de moudre le blé :

– Par pure bonté. C’est des saintes femmes, tu sais ? Elles devaient penser qu’c’était gâcher d’la belle marchandise que de te jeter à l’eau.

– Tu veux dire.., que ce sont elles qui m’ont apportée ici ?

– Faut rien exagérer ! Tu vois des bonnes sœurs venir ici ?

Et de hennir de plus belle !

– Par pitié, gémit Fiora, tais-toi ! J’ai affreusement mal à la tête... et mal au cœur ! Il me semble que j’ai de la laine dans la bouche.

Pippa s’arrêta net, fronça les sourcils et vint poser sa patte sur le front de la jeune femme :

– C’est bien c’que j’disais : elles ont eu la main trop lourde. On va arranger ça !

Elle revint peu après portant une grande tasse de terre cuite dans laquelle fumait un liquide à l’odeur agréable. Elle la mit entre les mains de Fiora puis, prenant celle-ci sous les épaules, elle la fit asseoir.

– Tu bois tout ! Je sais que c’est très chaud mais ça fait rien.

Fiora se brûla héroïquement. Amère en dépit du miel que l’on y avait ajoutée, la tisane contenait une forte dose de citron, de la menthe et une autre substance indéfinissable. Quand elle eut tout avalé, la jeune femme était rouge jusqu’à la racine des cheveux et transpirait comme une gargoulette. Sans rien vouloir entendre de ses protestations, Pippa la recoucha et empila sur elle tout ce qu’elle put trouver de couvertures dans le coffre en bois.

– Voilà ! fit-elle avec satisfaction. Dans une heure, je viendrai voir où t’en es. Et n’essaie pas de bouger !

Une heure plus tard, le lit était trempé et Fiora n’avait plus mal à la tête ni mal au cœur. En revanche, elle mourait de faim et quand la femme revint avec des draps secs, elle demanda s’il était possible de lui donner quelque chose à manger. Pippa éclata de rire :

– On dirait que ça va mieux ? J’préfère ça. J’aime pas qu’on soit malade chez moi. On t’apportera à manger tout à l’heure. Pour l’instant lève-toi. Faut changer tout ça !

Fiora se leva et constata qu’elle portait toujours la chemise qu’on lui avait donnée à Santa Lucia et que cette chemise était mouillée comme le reste.

– Enlève ça ! ordonna Pippa qui en un tournemain avait allumé le brasero, jeté dessus quelques herbes odorantes et s’attaquait au lit. Le tout dans une atmosphère de tremblement de terre.

– Que vais-je mettre ? demanda Fiora cherchant un quelconque vêtement autour d’elle.

– Enlève toujours ! On verra après ! Allons, vite ! Fiora ôta la chemise et tendit la main vers l’une des couvertures que Pippa venait d’enlever pour s’en vêtir mais la femme l’arrêta d’un brutal :

– Reste tranquille ! Faut tout de même que j’voie à quoi tu ressembles à poil. Une belle gueule c’est bien mais faut qu’ le reste aille avec... Reste tranquille, que j’te dis ! M’oblige pas à aller déjà chercher l’ fouet !

– Le fouet ? s’écria Fiora indignée. Je t’interdis bien de me toucher ! Tu t’imagines que je me laisserais faire ? Je ne te connais pas et je veux sortir d’ici !

Sans se soucier de sa tenue sommaire, elle s’élançait déjà vers la porte mais Pippa la saisit au vol par un bras que Fiora crut pris dans un étau :

– Tranquille, hein ? gronda la femme. Ici, on fait c’que j’ dis et on n’en sort que pour aller où j’ veux ! T’as compris ?

Fiora se tordit sous la terrible poigne et ne réussit qu’à se faire mal. Bon gré mal gré, il lui fallut bien se tenir droite et subir l’examen de la femme en retenant des larmes de rage. L’autre la lâcha et s’écarta de quelques pas pour la voir de pied en cap puis revint, lui prit les seins pour éprouver leur fermeté, toucha son ventre, palpa ses fesses, caressa ses cuisses et finalement soupira en jetant à Fiora une chemise de soie rouge usagée :

– Si j’ fais pas fortune avec toi c’est que je serais vraiment la reine des gourdes ! Par Belzébuth, t’es un vrai morceau de roi ! Le client s’ra content mais faut pas qu’y t’abîmes...

– Le... client ? répéta Fiora abasourdie. Quel client ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette maison ? Que veux-tu de moi ?

La Pippa se carra devant elle, les poings sur les hanches, la dominant de toute sa tête :

– Le client, c’est celui qui t’a fait mettre ici, chez la Pippa, la maquerelle la plus fameuse d’la Tyrrhénienne à l’Adriatique ! Il veut te dépuceler et coucher avec toi jusqu’à ce que l’envie lui passe ! Ou jusqu’à ce qu’il ait plus d’argent et j’espère bien que ça sera bientôt parce que maintenant que je t’ai vue, j’ai pas l’intention d’te vendre à n’importe qui. J’ai même déjà une idée...

Contrairement à ce que la Pippa pensait, le fait de découvrir l’horreur de sa situation galvanisa le courage de Fiora :

– Parce que tu t’imagines que je vais me laisser faire ? cria-t-elle. Tu ne sais pas qui je suis...

– Qui tu étais, tu veux dire ? Parce que t’es plus rien maintenant, Fiora Beltrami, moins que rien même : une criminelle en fuite, une sorcière recherchée par l’Église et par les gens du Bargello ! Tu veux que je t’explique pourquoi ?

– Bien sûr, je le veux !

– Alors écoute ! Hier matin, les sœurs d’Santa Lucia se sont aperçues qu’ tu t’étais enfuie de chez elles, par la cour des cuisines et en passant le mur avec une échelle. On a retrouvé ton voile sous l’échelle. Tout le monde croit qu’ t’as pris la poudre d’escampette parce que t’avais la frousse du jugement d’ Dieu. C qui voulait dire qu’ t’étais que d’la mauvaise graine. Comme t’étais pas là, la Seigneurie t’a condamnée. Et il y avait là 1’ prieur d’San Marco avec un moine espagnol et ils ont d’mandé que si on t’ retrouve, tu sois j’tée aux Stinche[xii] en attendant ton jugement... et le bûcher ! T’as compris, cette fois ?

Fiora plia sur ses jambes et se laissa tomber sur le tas de couvertures abandonné sur le sol. Oui, elle avait compris l’infernale machination montée contre elle. Certainement par les Pazzi, le vieux Jacopo et son infâme belle-fille. Elle avait compris pourquoi Hieronyma avait réclamé l’ordalie avec autant de zèle : tout devait être réglé avant que n’eût lieu la scène scandaleuse qui avait eu pour cadre le parvis du Duomo. Les complicités étaient acquises, à commencer par celles du prieur de San Marco et de fray Ignacio Ortega – celui-ci ne venait-il pas de Rome où Francesco Pazzi était bien en cour ? – et Fiora découvrait avec amertume que la puissance des Médicis avait des pieds d’argile, qu’il était possible, sinon facile de la neutraliser en agissant sur le peuple, ce monstre à cent mille têtes aux idées changeantes, et même sur la Seigneurie où, cependant, Lorenzo avait installé des hommes qu’il croyait à lui. Elle, Fiora, venait d’être emportée par cette brusque bourrasque, une autre pouvait entraîner les Médicis eux-mêmes puisque, tenus à l’écart et à demi ruinés, les Pazzi pouvaient encore agir et gagner.