Poussée par la curiosité et sachant que les nonnes faisaient vœu de pauvreté, Fiora ôta les ustensiles de toilette et ouvrit le coffre mais le referma aussitôt avec un frisson de dégoût : il contenait, en effet, un martinet, une ceinture à pointes de fer et un cilice de crin destinés tous trois à la mortification du corps et au châtiment des pensées impures... Elle se demanda si toutes les cellules contenaient ce genre d’instruments et par quelle aberration des femmes qui se voulaient les épouses d’un Dieu de douceur, d’amour et de miséricorde en arrivaient à utiliser de tels moyens. Quelles amours blessées, quelles passions étouffées pouvaient recourir à la douleur physique pour en effacer le souvenir ? L’amour, tel qu’elle-même l’avait connu entre les bras de Philippe, laissait-il des traces si insupportables ou bien était-ce, au contraire, le regret, pour celles qui entraient vierges dans cette maison, de n’avoir jamais rien connu de semblable ?
Pour sa part, Fiora ne regrettait rien, et dût-elle survivre, elle savait qu’elle ne demanderait jamais à un fouet ou à un cilice d’essayer de lui arracher le souvenir des caresses qu’elle avait connues. Son étrange époux n’avait voulu qu’une nuit d’amour et il la lui avait donnée, inoubliable. Jamais Fiora ne chercherait à en effacer le souvenir, bien au contraire et si, à présent, elle souhaitait tirer vengeance c’était surtout des moyens employés pour obtenir cette même nuit... et la grosse somme en or qui en était le corollaire. C’était parce que Philippe n’avait pas hésité à éveiller l’amour d’une jeune fille en sachant fort bien qu’après l’avoir faite sienne il l’abandonnerait à tout jamais. Il avait fait les affaires de son maître en contentant son propre désir. Quant à cette fable qu’il voulût en mourir, la jeune femme n’y croyait pas. Le seigneur de Selongey aimait bien trop la vie pour songer à la perdre. Il faisait trop bien l’amour pour y renoncer à tout jamais... D’autres femmes recevraient ses baisers, ses caresses et, même si cette pensée lui faisait grincer des dents de rage impuissante, Fiora ne la repoussait pas. Philippe avait trop bien su manœuvrer l’habile commerçant qu’était Beltrami pour ne pas s’encombrer la conscience du souvenir d’un mariage, même déshonorant et qu’il renierait demain. Il était si facile d’oublier celle qu’avec tant de désinvolture il avait condamnée à se faner lentement sans époux, sans enfants, dans la vaine somptuosité d’un palais florentin. Le plus drôle serait qu’il ignorerait sans doute longtemps, sinon toujours, le destin tragique de l’éphémère comtesse de Selongey...
Une idée traversa soudain l’esprit de la jeune femme que la colère et l’impuissance enfiévraient : il lui restait peut-être un moyen, un seul, de déjouer les trames de son époux : sa dot royale Philippe l’avait emportée, elle le savait, sous la forme d’une lettre de change sur la banque Fugger à Augsbourg, une lettre qui, peut-être, n’avait pas encore été payée. Dans deux jours, avant qu’on ne la fasse monter, enchaînée, dans la barque fatale, elle proclamerait hautement, en face des Médicis, ce mariage qui les offensait en demandant seulement, s’il n’était pas trop tard, que la contrepartie en or de la lettre ne soit pas livrée. Ainsi, elle tirerait vengeance à la fois de Philippe et de ce Téméraire auquel il avait osé la sacrifier ! Elle pourrait mourir tranquille !
Dieu sait pourtant que l’idée de cette mort lui faisait horreur. L’espèce d’état de grâce qu’elle avait connu quand, à la suite de Hieronyma, elle avait décidé de se soumettre à l’ordalie s’était enfui. Elle se retrouvait face à elle-même : une fille de dix-sept ans, pleine de santé et que l’on disait belle, une fille qui avait une immense envie de vivre encore, de respirer l’air si doux du printemps, de sentir la caresse du soleil sur sa peau, de rire avec une amie de son âge, de lire de beaux livres, d’écouter les accords du luth et le chant des poètes... d’aimer même si, pour elle, ce mot s’écrivait haïr. Et surtout pas de s’en aller pourrir lentement au fond des eaux, jaunies par les boues de l’hiver, du fleuve qui coulait devant la fenêtre de sa chambre. Une prière trouva soudain le chemin de son cœur à ses lèvres :
– Seigneur, si j’ai raison, faites que je ne meure pas !
Peut-être pour mieux se prouver qu’elle était toujours vivante, elle se sentit prise d’un besoin d’activité, même si l’étroitesse de sa prison ne lui en laissait pas beaucoup. Elle versa de l’eau dans la cuvette, arracha plus qu’elle ne l’ôta sa robe de fin drap noir qui sentait affreusement le chou et entreprit de se laver aussi soigneusement que possible. Ce n’était guère facile dans si peu d’eau, et le savon grossier, fait de suif et de cendre de bois n’avait que de lointains rapports avec les exquises pâtes parfumées que l’apothicaire Landucci faisait venir de Venise mais elle éprouva un réconfort à se sentir propre. Ensuite, avec le peigne qu’elle avait trouvé, elle démêla et lissa longuement ses épais cheveux noirs, où demeurait une trace légère du parfum coûteux que Khatoun y avait mis en la coiffant. Elle le regretta car il n’était pas bon d’évoquer ainsi les images d’un passé agréable puis, s’efforçant de penser à autre chose, elle tressa ses cheveux en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule gauche. Enfin, elle endossa la robe blanche qu’on lui avait laissée. La laine, tissée au couvent, en était rude mais du moins elle était parfaitement propre et, à tout prendre, agréable à porter...
Le tintement d’une cloche attira Fiora vers la petite fenêtre qui ouvrait, près de la porte, sur les arcades du cloître. Elle vit la longue théorie blanche et noire des religieuses qui se rendaient à la chapelle de ce pas silencieux que leur donnaient les sandales de corde tressée. Aucune ne tourna la tête dans sa direction et elles disparurent derrière les portes de la chapelle en entonnant le Veni Creator...
L’écho de leurs voix s’attarda même après que les portes furent refermées et Fiora resta là, à les écouter, en contemplant l’ordonnance fraîche du jardin intérieur, planté de lauriers, d’ifs et de citronniers qui entouraient les plates-bandes cernées de petit-buis où les nonnes cultivaient des plantes médicinales. Au milieu, il y avait une vasque de pierre avec un mince jet d’eau où les oiseaux venaient boire. Et c’était une image si belle, si apaisante et si douce que la captive resta là un long moment à la contempler. C’était sans doute l’une des dernières qu’il lui serait donné d’admirer mais, du moins, ses yeux pourraient-ils s’emplir de beauté jusqu’au moment du départ. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à les lever vers le ciel puis à les fermer... pour ne plus les rouvrir.
Mais, chose étrange, plus Fiora s’efforçait à la résignation, moins elle y parvenait.
La journée fut longue. La captive la passa presque tout entière à observer le jardin et le vol des pigeons. Encore perdit-il beaucoup de son charme quand elle put apercevoir Hieronyma toujours vêtue de ses draperies funèbres, qui s’y promenait au bras de la mère Maddalena comme si elles se connaissaient depuis longtemps... Et soudain, elle se souvint de ce que lui avait dit Chiara à l’une de leurs visites : la supérieure des dominicaines cousinait sans doute avec les Albizzi mais elle avait eu pour mère une Pazzi. C’était dans cette parenté qu’il fallait chercher la cause du traitement de faveur dont jouissait son ennemie. Celle-ci demeurait un membre de la noblesse florentine alors qu’on lui refusait à elle-même le droit de se dire la fille de Francesco Beltrami. L’autre était reçue comme une amie alors qu’on ne voyait en Fiora qu’une prisonnière.
Cependant, sa menace de dénoncer publiquement le traitement indigne qu’on lui faisait subir avait porté ses fruits avec ce changement de chambre. Et quand, au milieu du jour, on lui porta son repas, celui-ci, sans être fastueux, était convenable : des boulettes de viande accompagnées de pâtes, un morceau de pain blanc. Seule l’eau était toujours la même... Fiora dévora le tout en pensant que la faim n’est pas une bonne compagne de combat et que l’on se bat mieux lorsque l’on est en pleine possession de ses forces. Cette idée lui tint compagnie tout le reste du jour mais, quand le soir tomba, l’angoisse reparut. Il eût été doux alors d’avoir auprès d’elle une amie à qui se confier or, dans ce couvent où naguère encore on lui souriait, aucun visage ne souhaitait plus se tourner vers elle. Pire encore : personne ne voulait plus l’approcher.
Les nonnes étaient de nouveau à la chapelle pour chanter complies, qui est le dernier office du soir quand soudain, celle qui était venue la chercher le matin même reparut, toujours aussi froide, toujours aussi lointaine, une chandelle à la main.
– Pose ce voile sur ta tête ! ordonna-t-elle en désignant le tissu blanc dont Fiora n’avait pas jugé utile de se couvrir, et suis-moi !
– Où allons-nous ?
– Tu le verras bien ! Mais je te conseille une attitude moins arrogante ! Là où je te conduis, un comportement modeste s’impose et non ce regard assuré et ce nez au vent !
– Depuis ma plus tendre enfance, on m’a enseigné à tenir la tête droite... en quelque circonstance que ce soit !
La religieuse haussa les épaules, sortit de la cellule et s’engagea dans la travée du cloître opposée à celle qui menait à la chapelle. Fiora suivit. Le courant d’air qui régnait là couchait la flamme de la bougie, inutile d’ailleurs : la nuit où baignait le jardin clos était claire, suffisamment pour que l’on pût se diriger et Fiora, qui avait été enfermée depuis le matin, en respira les odeurs fraîches avec délice. Mais en fait on n’alla pas loin : juste de l’autre côté du cloître où la nonne ouvrit une porte basse et fit entrer sa compagne. Les deux femmes se trouvèrent au seuil d’une salle assez grande où la voûte romane s’étayait sur de lourds piliers ronds. Là, derrière une table sur laquelle brûlait un flambeau à cinq mèches, deux personnages étaient assis, immobiles sous les plis noirs et blancs de leurs costumes presque semblables : la mère Maddalena degli Angeli et le moine espagnol de San Marco : fray Ignacio Ortega.
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