– Ah ! Parce qu’à présent je suis une fille du diable ? J’ai pourtant été baptisée. Et, il n’y a pas si longtemps, lorsque je venais ici, on ne ménageait ni les flatteries ni les douceurs à celle en qui l’on voyait la fille du très riche
Francesco Beltrami. Et maintenant je devrais remercier à genoux pour une soupe dont ne voudraient pas les cochons ? Va dire à la mère prieure que je désire lui parler !
– On ne parle pas comme ça à la mère prieure ! Elle est à la chapelle pour unir ses prières à celles de cette sainte dame que l’on nous a envoyée avec toi et qui va souffrir par ta faute.
Entendre traiter Hieronyma de sainte dame était vraiment un comble ! Fiora regarda la grosse religieuse avec un franc dégoût et haussa les épaules :
– N’ai-je pas le droit de prier, moi aussi ? Qu’on me mène à la chapelle !
– Les sorciers se prétendent toujours meilleurs chrétiens que les vrais. Nos sœurs ne veulent pas être souillées par ta présence et, si tu veux prier...
De son gros doigt tremblant de colère elle désigna la croix pendue au mur :
– Tu n’as qu’à prier ici ! Notre-Seigneur est partout mais, bien sûr, tes pareilles ne savent prier que sur des coussins de velours et en respirant le parfum de l’encens...
– Va-t’en ! jeta Fiora excédée. Et remporte cette ignoble soupe. Le pain et l’eau seront suffisants.
Avec un mauvais sourire, la sœur laissa tomber l’écuelle qui se brisa en éclaboussant le bas de la robe noire de Fiora :
– Je dirai que c’est toi qui as fait ça, fit-elle méchamment. J’espère qu’on te donnera le fouet !
– Je ne le conseille pas à tes sœurs sinon dans trois jours lorsque je serai en face de la Seigneurie, je dirai comment j’ai été traitée dans cette maison à laquelle j’ai été confiée. D’ailleurs, je le dirai de toute façon. Je dirai quelle différence on a fait entre moi et la femme qui a assassiné mon père. Je serais surprise que monseigneur Lorenzo en soit satisfait.
La sœur sortit en claquant la porte mais sans oublier de la refermer à double tour. Restée seule, Fiora alla s’asseoir sur son lit. Jamais elle ne s’était senti le cœur aussi lourd. Elle était résignée à mourir mais fallait-il vraiment que ses derniers jours se passent dans la laideur, la crasse et la mesquinerie ? N’était-il pas assez dur, déjà, de n’avoir plus d’espérance que dans la mort, alors qu’elle avait seulement dix-sept ans ?
Alors même qu’elle s’efforçait au détachement des biens de ce monde, la nature en elle demeurait vivace et réclamait son dû. Elle s’aperçut qu’elle avait faim, entama à belles dents le pain qui n’était pas trop dur et but quelques gorgées de l’eau qui était fraîche et pure. Elle se sentit un peu moins misérable mais elle avait froid. La fenêtre n’était qu’une ouverture dans le mur et aucun vitrage ne défendait la pièce contre la température extérieure. Or la pluie, qui avait débuté au moment de l’arrivée à Santa Lucia, tombait à présent par rafales rageuses, poussée par un vent violent venu du nord. Elle pénétrait dans ce qu’il fallait bien appeler une prison, agrandissant la flaque d’eau grasse laissée par l’écuelle brisée.
Fiora eut envie de ramasser les débris de terre cuite et de nourriture qui souillaient le sol pour les jeter par la fenêtre mais son orgueil la retint. Ce n’était pas à elle à faire ce travail de servante. Elle entendait protéger au moins sa dignité autant que faire se pourrait. Après l’ordalie, si elle survivait, il adviendrait d’elle ce qui plairait à une Providence qui ne semblait pas lui montrer beaucoup d’intérêt. Mais, ce dont elle était sûre, c’est qu’elle combattrait jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour que justice lui soit rendue.
Isocrate avait écrit quelque part : « Il ne faut pas se décourager quand on doit s’exposer au danger pour une juste cause. » Se souvenir de cette phrase lui apporta un réconfort. Ses chers philosophes grecs savaient toujours ce qu’il fallait dire et ils correspondaient bien davantage à son tempérament combatif que les préceptes résignés de l’Évangile. Platon disait qu’il fallait fuir sans se retourner la compagnie des méchants alors que le Christ recommandait d’aimer son prochain comme soi-même. Or il était impossible à Fiora d’avoir pour Hieronyma des sentiments fraternels. Si elle devait mourir dans trois jours, elle mourrait en la haïssant et elle ne pourrait jamais lui pardonner, pas plus qu’elle ne pardonnerait aux persécuteurs de sa mère ou à l’homme qui, par dévouement pour son prince, lui avait fait à elle tant de mal.
Les douces notes de l’Angélus coulèrent sur cette âme révoltée sans lui apporter l’apaisement. Fiora n’avait même pas envie de prier mais, comme elle avait froid, elle s’enroula dans sa couverture et se coucha pour chercher le sommeil. Qui d’ailleurs ne la fit pas attendre tant son jeune corps épuisé réclamait le repos. Quelques instants après avoir fermé les yeux, Fiora s’endormait profondément.
Impressionné sans doute par l’angoisse de ce qu’elle allait devoir subir bientôt, son esprit l’entraîna dans un mauvais rêve. Elle se vit debout, pieds nus et en chemise au bord d’un fleuve bouillonnant, sulfureux, qui n’avait que de lointaines ressemblances avec le flot familier. Sur l’autre rive, en face d’elle, Philippe de Selongey était debout ; il lui tendait les bras et l’appelait. Elle voulait s’élancer vers lui mais des liens la retenaient, toujours plus nombreux, toujours plus lourds, des liens que des mains cruelles accumulaient. Et Philippe appelait encore... Enfin, elle se sentit poussée violemment et l’eau l’engloutit ; elle réussit à remonter à la surface et le flot la porta mais, sur l’autre berge, Philippe à présent riait, riait des efforts inouïs qu’elle faisait pour le rejoindre. Elle le vit tendre la main vers une femme sans visage qui s’approchait de lui et que, dans son rêve, Fiora savait être très belle. A présent, ils riaient ensemble puis, se détournant, s’éloignèrent en se tenant enlacés. Fiora essaya de crier mais aucun son ne sortit de sa bouche que l’eau emplit...
Une secousse la réveilla. Encore haletante de son cauchemar, elle se dressa sur son séant et vit qu’une religieuse se tenait auprès de son lit et que le jour commençait à poindre. Cette fois, ce n’était plus une converse mais une religieuse de chœur dont la vêture impeccable habillait un corps long et mince. Dans l’ovale étroit laissé par la guimpe blanche, le visage sans âge ne manquait pas d’une certaine beauté due à la régularité des traits mais aucune douceur n’en atténuait la sévérité...
– Lève-toi ! ordonna la dominicaine, et suis-moi ! Machinalement, Fiora obéit et vit alors que la grosse sœur de la veille était agenouillée sur le carrelage et occupée à le nettoyer. Elle releva la tête quand Fiora passa auprès d’elle et cracha avec une telle expression de haine qu’un frisson courut le long du dos de la jeune femme.
– Où me conduis-tu ? demanda Fiora sans obtenir la moindre réponse. La haute silhouette blanche et noire marchait devant elle d’un pas si glissant qu’il n’imprimait qu’un léger mouvement à la robe et Fiora eut l’impression de suivre un fantôme. On traversa ainsi quelques couloirs, on longea la chapelle faiblement éclairée dans laquelle on pouvait entendre les voix accordées des nonnes chantant l’office de l’aube et l’on atteignit le cloître dont Fiora avait gardé le souvenir. Là, son guide ouvrit devant elle la porte d’une cellule qui se trouvait dans l’angle le plus éloigné de la chapelle :
– Pour t’éviter le péché de délation, notre révérende mère a décidé de te loger ici jusqu’au jour du jugement. Bien entendu, tu n’en sortiras pas mais tu trouveras sur la couche des habits propres pour remplacer ton vêtement sali...
– Tu remercieras pour moi la révérende mère, murmura Fiora qui ajouta : Puis-je espérer aussi pouvoir assister aux offices ?
– N’en demande pas trop ! aucune de nos sœurs ne souhaite t’approcher et je t’ai déjà dit que tu ne sortirais d’ici que pour l’ordalie. Repens-toi !
– De quoi ?
– Si tu ne le sais pas, Dieu le sait ! Mais je crois que tu n’en ignores rien. C’est un grave péché qu’accuser une innocente !
– Innocente ? Qu’en sais-tu ?
– Pauvre femme ! Il faut la voir prier, les bras en croix dans notre chapelle, avec des larmes et des supplications afin que la lumière touche enfin ton cœur endurci pour être sûre que son âme est toute pure...
– Parce qu’elle prie pour moi ? articula Fiora sidérée.
– Elle ne fait que cela. C’est pourquoi je dis : repens-toi !
Et sur cette dernière injonction, la religieuse sortit et referma la porte de cette nouvelle cellule aussi soigneusement que l’ancienne, laissant Fiora partagée entre la colère et l’écœurement. Elle n’avait jamais imaginé que l’hypocrisie de Hieronyma pût atteindre de tels sommets. Elle chercha autour d’elle quelque chose sur quoi passer sa fureur mais, s’il était plus confortable et surtout plus propre, ce nouveau logement était aussi dépouillé que le précédent.
Un lit, un vrai lit cette fois bien qu’il fût étroit comme une couchette, occupait, avec ses minces colonnettes à rideaux blancs l’un des côtés ; un lit sur lequel on avait déposé une robe et un voile blanc de novice. Il y avait deux escabeaux et un petit coffre sur lequel étaient placés une aiguière et une cuvette. Au-dessus du coffre une main inconnue, mais inspirée par l’œuvre de Fra Angelico chez les dominicains de San Marco, avait retracé, beaucoup plus laborieusement, la mort de sainte Lucie devant le préfet de Syracuse Paschasius. Debout auprès de la martyre agenouillée qui regardait le ciel en louchant affreusement, le bourreau l’égorgeait, faisant jaillir un flot de sang que le peintre avait enrichi d’or pour bien montrer à quel point il était précieux. Fiora savait que la vie de la sainte, partagée en une série de fresques, ornait certaines cellules des religieuses, les autres racontant la vie du Christ et celle de sainte Agathe sur le tombeau de laquelle Lucie avait été touchée par la grâce.
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