Le nouveau venu se présentait comme un homme d’âge moyen, grand et un peu courbé. Il était presque chauve et son haut front en forme de dôme surplombait l’arche basse de ses sourcils. Il avait le nez puissant, la bouche sévère et des yeux dont, sous le repli de la paupière, il était impossible de saisir le regard. Sa présence avait quelque chose de pesant et de sinistre que tous ressentirent plus ou moins. Invité à s’exprimer, il s’avança, les mains cachées au fond de ses larges manches blanches, salua en homme qui se sait supérieur à ceux auxquels il s’adresse puis attendit.
— Soyez donc doublement le bienvenu, fray Ignacio, dit le plus âgé des prieurs qui faisait office de président. Nous écoutons Votre Révérence avec respect.
Le nouveau venu regarda tour à tour Hieronyma puis Fiora sur le visage de laquelle il s’attarda un instant puis, dans un toscan aisé mais que sa voix âpre rendait curieusement rocailleux, il dit :
– Ces deux femmes se haïssent trop pour qu’il soit possible de leur tirer une vérité mais il existe un moyen de faire éclater cette vérité. Je propose d’en appeler au jugement de Dieu. Soumettons-les l’une et l’autre à l’épreuve de l’eau !
Il y eut un grand silence. Dans cette Florence où la liberté d’esprit et les lumières de la philosophie grecque avaient acquis droit de cité au point d’inquiéter souvent l’Église, l’ordalie n’était guère usitée parce qu’on la considérait comme une pratique d’un autre âge. Tout de suite, d’ailleurs, Lorenzo protesta et chacun put voir, au coup d’œil irrité qu’il lui jeta, que le moine espagnol ne lui plaisait pas plus que sa proposition ;
— Ne pouvons-nous, avant d’en venir à cette extrémité, accorder quelque confiance aux hommes qui, en cette ville, sont chargés de l’ordre et de la justice : à nos magistrats, au bargello[xi] et au gonfalonier Petrucci ? Je les crois capable de découvrir l’assassin de Francesco Beltrami... ou les assassins s’il s’agit d’un exécutant.
Cette flatterie détendit l’atmosphère, les prieurs se trouvant satisfaits que l’on rendît ainsi à leurs mérites ce qu’ils estimaient leur revenir. Lorenzo, encouragé par quelques hochements de tête approbateurs, allait poursuivre pour exploiter son avantage quand Hieronyma s’avança et vint s’agenouiller devant fray Ignacio.
– Je suis prête, en ce qui me concerne, à me soumettre au jugement du Très Haut et j’estime, très révérend père, que vous avez toute raison. Seul Dieu peut me laver d’une accusation infâme mais qui ne m’étonne pas, venant d’une telle créature !
La stupeur, en face de l’incroyable audace de cette misérable, suffoqua Fiora. Méprisait-elle Dieu au point de prétendre l’associer à son crime et en faire son complice ? Mais, en se relevant, Hieronyma déjà triomphante se tournait vers elle.
– A toi, à présent, fille de rien ! Qu’as-tu à dire ?
Ainsi interpellée, Fiora, repoussant doucement Léonarde qui tentait de la retenir, s’avança calmement mais, au lieu d’aller vers le moine étranger, c’est devant la Seigneurie qu’elle s’agenouilla :
– J’accepte, moi aussi, de comparaître devant le tribunal de Dieu et je répète bien haut mon accusation : mon père, que personne ne m’empêchera jamais d’appeler ainsi, a été tué par l’ordre de cette femme et je remercie le vénérable frère Ignacio de me permettre ainsi d’apporter la preuve qui me manque.
Une grande paix était entrée soudain en elle. Bien sûr, elle savait qu’en acceptant l’ordalie elle acceptait du même coup la mort presque certaine : dans deux ou trois jours, en chemise et étroitement liée de cordes qui lui interdiraient tout mouvement, elle serait jetée à l’Arno alors en crue avec bien peu de chances de reparaître à la surface mais, du moins, elle irait rejoindre son père hors d’une vie qui ne l’intéressait plus guère. Le seul être capable de la défendre n’était plus, l’homme qu’elle aimait l’avait bafouée, rejetée sans espoir de retour, enfin elle venait de voir s’écarter d’elle ceux qui disaient l’aimer et la ville entière, qui hier lui souriait et la flattait, se tourner contre elle avec cette joie féroce des médiocres qui voient s’abattre soudain un être jusque-là privilégié.
Une seule chose la consolait : elle mourrait, soit, mais Hieronyma partagerait son sort. A moins que... à moins qu’elle n’eût dans sa cervelle retorse conçu un moyen d’échapper à la noyade. Mais quel moyen ?
Visiblement, le Magnifique se posait la même question.
Son regard sombre ne quittait pas Hieronyma et, pas plus que Fiora, il ne réussissait à comprendre ce qui avait bien pu pousser cette femme à se jeter sur la proposition du moine espagnol comme sur une chance extraordinaire ? Mais à la suite de la double acceptation, le tumulte était reparti. Tout le monde parlait à la fois et il fut bien difficile de ramener le calme. Seuls Lorenzo et les deux moines demeuraient impassibles attendant que le vacarme s’apaisât. Enfin, les membres de la Seigneurie parvinrent à se mettre d’accord et l’on décida qu’après trois jours révolus les deux femmes seraient menées au milieu du fleuve, chacune dans une barque, et jetées à l’eau par la main du bourreau après s’être confessées et avoir entendu messe. La décision de la Seigneurie dépendrait, naturellement, du résultat de l’épreuve. En attendant, elles seraient conduites l’une l’autre au couvent des dominicaines de Santa Lucia pour s’y recueillir et y vivre dans la prière jusqu’à l’heure du jugement.
Fiora cacha sa déception. Elle avait espéré qu’on la laisserait attendre chez elle, dans son cadre familier, l’instant suprême et cela même lui était refusé. Comme pour son père, le voyage entrepris le matin serait le dernier... Dieu, décidément, était parfois bien cruel et la jeune femme n’espérait guère qu’il fît un miracle en sa faveur.
Avec des larmes dans les yeux, elle embrassa Léonarde qui sanglotait sans retenue après qu’on lui eut refusé de suivre le destin de l’enfant qu’elle avait élevée. La gouvernante avait la permission de retourner au palais Beltrami jusqu’au résultat de l’épreuve. On statuerait alors sur son cas.
– Sois sans crainte, murmura Lorenzo de Médicis qui avait réussi à s’approcher de Fiora, je veillerai sur elle si...
Il n’osa pas formuler la fin de la phrase mais la jeune femme comprit que son scepticisme n’attendait pas grand-chose des interventions célestes.
– ... je la prendrai dans ma maison, conclut-il mais Léonarde ne l’entendait pas de cette oreille :
– Si vous permettez que mon enfant laisse sa vie dans ce jugement stupide, déclara-t-elle en français, je ne resterai pas un jour de plus dans cette ville infâme et jusqu’à mon jour dernier je prierai Dieu pour qu’il la couvre de ses malédictions !
– Attendons déjà de voir comment il jugera... soupira Lorenzo impavide.
Mais déjà les soldats s’apprêtaient à conduire les deux ennemies au couvent. Une dernière fois, Fiora embrassa Léonarde qui s’accrochait à elle.
– Veillez sur ma maison et sur tous ceux qui y demeurent. Prenez soin de Khatoun. Elle n’a pas plus de forces qu’un petit chat...
Au-dehors, on retrouva la foule qui, par on ne sait trop quel mystère, savait déjà à quoi s’en tenir. Sa longue attente l’avait rendue plus houleuse encore que durant les funérailles de Beltrami et ce fut au milieu des quolibets, voire des injures que les deux femmes gagnèrent le couvent qui se trouvait non loin de la porte San Niccolo. Pas un visage ami ne se montra durant cette pénible marche, sinon, à l’angle de la loggia dei Priori, la longue silhouette de Démétrios Lascaris dont le regard accompagna Fiora tant que ce fut possible mais il ne fit pas un geste et la jeune femme, se souvenant de l’aide qu’il lui avait offerte quand elle n’en avait nul besoin, pensa que cet homme, pour étrange qu’il fût, était exactement comme les autres : soucieux avant tout de sa propre sécurité. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, il n’avait vraiment aucune raison de s’intéresser à elle en particulier... Ce qui n’empêchait pas cette dernière défection de lui être pénible et, quand la lourde porte de Santa Lucia se ferma derrière elle, Fiora eut l’impression d’entendre retomber la pierre de son tombeau...
Assise sur son lit misérable, Fiora revivait sans cesse les heures de cette terrible journée. Elle se sentait lasse et moulue comme si on lui avait tapé dessus avec un bâton. Cette cellule représentait pour elle l’ultime déception car elle savait, pour y être venue en visite deux ou trois fois avec Chiara dont la prieure, Mère Maddalena degli Angeli était vaguement cousine, que les nonnes et les dames qui venaient faire retraite au couvent disposaient d’une chambrette austère sans doute mais d’une parfaite propreté. Ornée d’image saintes et ouvrant sur le cloître au centre duquel fleurissait un beau jardin. L’étroite fenêtre de son logis, à elle, encore rétrécie par deux barreaux en croix, donnait sur la cour de derrière où s’entassaient les détritus et où se trouvaient les latrines. L’odeur en était pénible et, prison pour prison, Fiora regretta qu’on ne l’eût pas enfermée plutôt dans un véritable cachot car cet endroit ignoble donnait la juste mesure de la considération qu’on lui portait.
Ses dernières illusions, si tant est qu’elle en eût encore, s’envolèrent quand, à la nuit tombante, une sœur converse dont la robe constellée de taches proclamait qu’elle travaillait à la cuisine, lui apporta un morceau de pain rassis, une cruche d’eau et une écuelle de soupe aux choux dans laquelle nageait un morceau de lard rance. Avec dégoût, Fiora repoussa l’écuelle :
– La cuisine du couvent n’a pas fait de progrès depuis ma dernière visite, persifla-t-elle. Je pensais avoir droit à un autre traitement ?
– Voyez-moi la mijaurée ! s’écria la sœur qui était une grosse fille rougeaude et moustachue. Notre mère est bien bonne de consentir à recevoir ici et à nourrir une fille du diable comme toi ! Tu devrais l’en remercier à genoux.
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