– Monna Hieronyma dit-il, les paroles que tu viens de prononcer sont bien graves et tu comprendras que la Seigneurie ne puisse les accepter sans preuves. Ces preuves, les as-tu ?

– Oui. J’ai reçu les confidences d’un homme qui était présent à Dijon, en Bourgogne, le jour de la double exécution, le jour où mon cousin a adopté cette... cette pourriture ! Il y a d’ailleurs, ici même, un autre témoin : cette femme, ajouta-t-elle en désignant Léonarde du doigt, qu’il a ramenée alors avec lui pour s’occuper de cet être que l’on aurait dû jeter à l’égout mais certes pas couvrir du beau nom de Florentine et qui est là, derrière le corps de mon malheureux cousin, se parant du nom de fille qu’elle n’a pu devoir qu’à une machination du diable...

Cette fois, la foule gronda. Hieronyma savait ce qu’elle faisait en évoquant les pratiques de la sorcellerie et, avec une joie mauvaise, sentit qu’elle était en train de gagner. Avec un peu de chance, la multitude allait prendre feu, se jeter sur cette Fiora qu’elle haïssait et qui, les mains sur son visage, s’efforçait de ne plus rien voir, pour la mettre en pièces... Mais Lorenzo, d’abord surpris, n’entendait pas se laisser ainsi mener par une femme hystérique ni dicter son devoir par un peuple qui reconnaissait son autorité parce qu’il le faisait riche. Enfin, il détestait depuis toujours les Pazzi dont il se méfiait comme de la peste.

– En voilà assez ! cria-t-il. J’ai déjà dit et je répète que cette scène devant une église est scandaleuse, que les funérailles d’un homme toujours respecté et admiré ne doivent pas servir de prétexte à règlement de comptes. Si Francesco Beltrami a, sur ce qui n’a pu être qu’un élan du cœur, manqué aux lois de notre cité, nous en jugerons par la suite... Pour le moment...

– Je te prie de m’excuser, coupa Petrucci, mais qu’entends-tu lorsque tu dis « par la suite » ?

– J’entends lorsque Francesco Beltrami reposera dans le tombeau qui l’attend.

– Tu acceptes donc qu’aussitôt après celle que nous appelions sa fille, la gouvernante et l’accusatrice ainsi que le témoin de celle-ci soient menés à la Seigneurie pour y être entendus et confrontés ?

Le Magnifique hésita. Son regard sombre parcourut le groupe de ses amis, de ses gardes puis passa sur toutes ces têtes, tous ces visages où. il pouvait lire la même attente. Il vit Fiora en larmes, soutenue par une Léonarde blême et par une Chiara Albizzi dont les yeux étincelaient de colère mais des cris fusaient d’un peu partout :

– Justice ! Il faut faire selon le droit ! – et même, hélas – A mort la sorcière !

Il comprit qu’il ne gagnerait rien à s’opposer à la demande du gonfalonier. Il savait trop qu’il devait son pouvoir à l’adhésion du plus grand nombre et qu’une affaire comme celle-là risquait d’être un excellent prétexte à une rébellion.

– Soit ! dit-il enfin. Il en sera fait selon le droit de notre cité.

– En ce cas, gardes de la Seigneurie, assurez-vous de ces femmes et menez-les au palais où elles attendront qu’il soit statué sur leur sort !

Comprenant alors qu’on allait lui voler le droit d’accompagner son père bien-aimé jusqu’au bout du chemin, Fiora se révolta :

– Je veux, cria-t-elle, assister aux funérailles de mon père ! Il était ce que j’avais de plus cher au monde..,

– S’il n’est pas ton père, ricana Petrucci, tu n’as rien à y faire !

– J’ai été légalement adoptée devant cette même Seigneurie.

– Mais apparemment sur une fausse déclaration. Et nous n’aimons pas les fausses déclarations !

– Peut-être. Pourtant vous acceptez comme paroles d’Évangile les accusations de cette femme qui, hier encore, demandait à mon père d’accorder ma main à son fils ! L’ignominie de ma naissance ne semblait pas la gêner beaucoup en comparaison de la fortune qu’elle espérait.., et qu’elle espère encore s’attribuer !

– Est-ce vrai ? demanda sévèrement Lorenzo à Hieronyma.

– C’est faux, brailla celle-ci. Rien n’est plus faux ! Moi, appartenant à une noble famille...

– Tu voulais que j’entre dans ta maison comme belle-fille. Ta dernière visite, la veille même de la mort de mon père a eu des témoins. En dépit des menaces que tu proférais, il a refusé de me marier à ton Pietro..., et, le lendemain, il était assassiné !

Hieronyma hurla comme si un serpent venait de dérouler ses anneaux à ses pieds.

– Tu oses m’accuser, toi, une misérable larve qui retourneras bientôt à la fange dont tu es venue ?

– Je n’ai accusé personne, dit Fiora. Mais si tu t’es reconnue, ce n’est pas ma faute ! Quant à ton témoin, va donc le chercher ! Je sais qui il est : c’est Marino Betti, l’intendant de notre domaine, un homme que mon père croyait fidèle parce qu’il l’avait comblé de ses bontés mais dont la rumeur dit qu’il est ton amant.

Déchaînée, prête à se battre devant tous contre cette femme ignoble qui venait de jeter sa boue sur le suaire immaculé de son père, Fiora allait s’élancer sur elle, toutes griffes dehors, quand Lorenzo la prit à bras-le-corps et l’obligea à se tenir tranquille :

– La colère t’aveugle, Fiora. Tu dois à présent comprendre que tout ce qui vient d’être dit est d’une extrême gravité et qu’avec la meilleure volonté du monde nous ne pouvons plus laisser les choses dans leur état primitif. Soumets-toi de bon gré au jugement des prieurs ! Je serai là, sois-en certaine.

– Alors, toi aussi, tu me refuses le droit de rester auprès de lui jusqu’au dernier instant ? fit-elle douloureusement en désignant le corps que les six notables, rigides comme s’ils eussent été changés en pierre, soutenaient toujours sur leurs épaules.

– Laisse-moi te remplacer ! Quand tout sera rentré dans l’ordre tu pourras prier sur sa tombe autant que tu le voudras...

Elle le regarda droit dans les yeux avec un tout petit sourire.

– Après ce que tu viens d’entendre, seigneur Lorenzo, souhaites-tu toujours que j’épouse ton cousin ? murmura-t-elle de façon à n’être entendue que de lui seul. Luca prétend m’aimer... pourtant, il va me laisser aller seule à un combat dont dépend ma vie...

Fiora ne parlait pas sans raison. Tout à l’heure, en arrivant devant le Duomo, elle avait aperçu Luca Tornabuoni qui se tenait à la gauche de Giuliano de Médicis. Il la couvait alors de regards pleins d’amour et cependant, à cette minute, il avait disparu. Lorenzo à son tour chercha le jeune homme des yeux et rougit, brusquement, de ne pas le trouver :

– Je te demande pardon, fit-il à voix basse. Il se peut que je me sois trompé... Peut-être n’était-il pas là.

– Tu mens bien mal, seigneur Lorenzo...

– Il était là, en effet, fit soudain la voix paisible de Démétrios qui venait d’apparaître derrière le Magnifique. Mais je l’ai vu partir soudainement quand cette femme a parlé de ta naissance, donna Fiora. Je pense qu’il a dû se rappeler tout à coup qu’un de ses chevaux était souffrant et réclamait ses soins...

– Alors, que faisons-nous ? s’impatienta Petrucchi. Fiora se tourna vers lui après avoir appelé Léonarde auprès d’elle.

– Fais-nous conduire à la Seigneurie... magnifique seigneur ! J’y attendrai la décision des nobles prieurs. Mais n’oublie pas d’exiger de cette femme qu’elle produise son témoin !

Le témoin en question n’était naturellement pas bien loin. Il sortit de la foule, les yeux à terre et vint se ranger auprès de celle dont on disait qu’elle était sa maîtresse. Fiora lui lança, sarcastique :

– Tu ne crains pas que l’ombre de mon père vienne tourmenter tes nuits, fidèle Marino ? A ta place je ne serais pas fier...

L’homme ne répondit pas et parut se replier sur lui-même. Mais déjà, les gardes de la Seigneurie les entouraient, lui et Hieronyma, comme ils entouraient aussi Fiora et Léonarde. Le clergé, désorienté par ce qui venait de se passer, réapparut sous le porche pour reprendre la tête du cortège. Les porteurs, visiblement fatigués, se remirent en marche et Fiora, immobile au bras de Léonarde entre quatre soldats, regarda disparaître sous le marbre du portail la forme blanche de son père qu’il lui fallait laisser partir ainsi, dépouillé du seul amour réel qui lui eût jamais été donné d’inspirer.

Le sergent qui commandait les soldats attendit que l’église se fût emplie mais elle ne pouvait contenir cette énorme foule et l’on dut laisser les portes ouvertes. Non sans peine, Fiora réussit à renvoyer Chiara. Outrée de ce qu’elle venait de voir et d’entendre, la jeune fille se refusait farouchement à quitter son amie. Elle prétendait être conduite, elle aussi, à la Seigneurie comme témoin, et peut-être Fiora ne fût-elle pas vraiment parvenue à l’éloigner si son oncle Giorgio Albizzi n’était venu la prendre par le bras :

– Viens ! ordonna-t-il sèchement. Ta place n’est pas ici.

En dépit de son courage, Fiora sentit les larmes lui monter aux yeux en face de cette froide manifestation de mépris. Albizzi avait été l’ami de Francesco et cependant, à la première accusation, il se retirait, enlevant à Fiora l’un de ses plus fidèles soutiens. A travers un humide brouillard, la jeune femme vit disparaître dans la foule qui la regardait à présent, avec la curiosité réservée habituellement à la cage des lions, le petit visage en pleurs de sa seule amie.

Elle s’en détourna puis, s’adressant au sergent qui commandait sa garde :

– Eh bien ? fit-elle rudement. Qu’attends-tu pour nous emmener ?

Cette superbe créature avait tellement d’autorité que le soldat, éberlué, se surprit à lui répondre :

– A tes ordres !

On se mit en marche à travers la foule qui s’effaçait devant eux. Par les portes ouvertes du Duomo, les bouffées orageuses du Requiem venaient déchirer l’air.