Elle vint avec le soir et les échos du palais s’emplirent des clameurs et des sanglots d’une bruyante douleur qui hérissa l’épiderme de Fiora. Sortant de la chambre où, depuis une grande heure, le peintre Sandro Botticelli, assis dans un coin, crayonnait, silencieux, et les yeux brouillés de larmes, l’ultime effigie d’un homme qui croyait depuis toujours à son génie, elle alla attendre, dans la galerie, l’arrivée de son ennemie. Son intention était de lui interdire l’accès de cette pièce où reposait son père.

La vue de Hieronyma, emballée de draperies funèbres comme une matrone de la Rome antique et le visage ruisselant de larmes, lui souleva le cœur. Elle allait crier, ordonner que l’on jetât dehors ce monstre d’hypocrisie mais Chiara la retint :

– Même si tu as raison de croire ce que tu crois, tu dois la recevoir.

– Je ne veux pas qu’elle approche mon père !

– Tu ne peux pas l’en empêcher. Elle est de la famille. Tu ne dois donner prise à aucune critique.

Silencieuse mais rongeant son frein, Fiora salua d’une inclination de tête et ouvrit elle-même devant la visiteuse, la porte de la chambre où celle-ci s’élança en criant :

– Où es-tu, Francesco ! Mon cousin fraternel... mon frère ! Tu ne sauras jamais à quel point tu m’étais cher, à quel point...

– Je crois qu’au contraire, là où il est, mon père sait parfaitement à quoi s’en tenir sur les sentiments de chacun ! dit sèchement Fiora, incapable de se taire plus longtemps. Mets, je t’en prie, un frein à l’expression de... ta douleur, cousine ! Mon père n’aimait pas que l’on extériorise ses sentiments.

– Tu parles de ce que tu ignores ! Nous autres Florentins aimons donner libre cours à nos joies comme à nos douleurs. Mais, pour nous comprendre, il faut être de notre sang...

Elle alla s’agenouiller à la tête du lit, cachant ainsi à Botticelli la tête du défunt. Avec un soupir, le peintre s’arrêta. Il dut attendre de la sorte un grand quart d’heure. L’oraison de Hieronyma, mêlée d’invocations à l’âme de Francesco, se prolongeait, irritante au plus haut point pour Fiora, qui, debout de l’autre côté du lit, observait sa cousine. Finalement celle-ci se pencha, posa un baiser sur le front froid et déclama sur un ton mélodramatique :

– Repose en paix, Francesco ! Je reprends ta charge ! Désormais c’est moi qui veillerai sur tout ce qui t’était cher, je t’en fais le serment !

Elle se relevait, péniblement empêtrée qu’elle était dans ses voiles funèbres. L’œil glacé de Fiora suivait chacun de ses mouvements :

– Serment inutile,  cousine ! Personne,  ici,  ne te mande rien et mon père moins encore que quiconque !

– Je suis la plus aînée de la famille. C’est moi qui, désormais, en suis le chef et je saurai le prouver. Néanmoins, je consens à te donner le choix pour les jours à venir. Préfères-tu venir habiter sous mon toit ou que nous venions, moi et les miens nous installer ici ?

L’impudence de Hieronyma faillit couper le souffle de Fiora mais la haine et la cupidité qu’elle voyait luire dans les yeux sombres de la femme la galvanisèrent.

– Ni l’un ni l’autre ! Comment oses-tu disposer ainsi de ce qui ne t’appartient pas et, en outre, de ma personne ?

– Ce qui ne m’appartient pas encore ne va pas tarder à être mien. Quant à toi, il serait temps que tu oublies tes airs de princesse. Bientôt tu ne seras plus que l’épouse soumise de mon fils Pietro... comme nous l’avions décidé, mon cousin et moi !

– Comment oses-tu, alors qu’il est toujours présent et qu’il nous entend, proférer de tels mensonges ? Crois-tu que j’ignore ce qui s’est dit hier, dans la salle de l’Orgue ? Mon père a repoussé avec dédain un mariage qui l’offensait...

– ... mais qu’il ne pouvait éviter. Et il était trop intelligent pour ne pas le comprendre. Dès la fin du deuil, nous procéderons aux fiançailles.

– Jamais ! Tu ne pourras me forcer ! J’en appellerai à monseigneur Lorenzo !

Hieronyma, soudain, éclata de rire : Ton seigneur ne pourra rien. Nous sommes encore en république en dépit des grands airs qu’il se donne. Il faudra bien qu’il cède devant la volonté du peuple ! Tu verras, tu verras.... Et de rire de plus belle.

Alors, lâchant papier et fusain, Botticelli, pâle de colère, s’élança sur elle pour l’entraîner dehors.

– Es-tu folle ? gronda le peintre. Oser rire, oser menacer dans la chambre d’un mort ? Cela ne porte pas bonheur, donna Hieronyma, et tu devrais craindre davantage la colère de Dieu !

– Lâche-moi, maudit barbouilleur ! Il te va bien d’invoquer les foudres du ciel, toi qui vis, comme tes pareils, dans le vice et la luxure !

– C’est sans doute pour cette raison qu’églises et couvents ne cessent de nous passer commandes. Retire-toi sans plus de bruit, donna Hieronyma ! Tu n’as personne à convaincre ici et tu troubles la paix d’un mort !

D’un geste furieux, Hieronyma arracha son bras de la main du peintre, remit de l’ordre dans sa toilette et, après avoir fait peser sur tout ce qui se trouvait là un regard lourd de menaces, franchit la porte que Léonarde lui tenait grande ouverte :

– Bientôt, je rirai encore et beaucoup plus fort qu’aujourd’hui et ici même et sans que personne puisse m’en empêcher ! Tu me reverras, Fiora ! Et avant qu’il soit longtemps !

– C’est la seconde fois qu’elle menace ainsi, remarqua Chiara qui avait suivi la scène sans mot dire. Où donc en prend-elle le droit ?

Fiora ne répondit pas tout de suite, hésitant encore à confier à une étrangère le drame qui souillait sa naissance et scrutant l’aimable visage pour essayer d’en deviner la qualité profonde. Chiara était-elle assez son amie pour passer outre ou bien s’éloignerait-elle avec dégoût ? Et, soudain sa décision fut prise. L’épreuve valait d’être tentée et si la fille des nobles Albizzi ne la supportait pas, Fiora n’en tirerait qu’un peu plus de solitude en face du désastre où sa vie sombrait davantage chaque jour :

– Viens ! dit-elle. Tu vas savoir...

Allumant une chandelle à la flamme d’un des deux cierges, elle prit la clef du studiolo dans le coffret où son père avait coutume de la ranger et, après un dernier regard à la blanche enveloppe qui avait abrité une âme si forte et si généreuse, Fiora guida son amie dans la galerie mal éclairée par les torches qui, dans la cour, brûlaient à des griffes de fer.

La porte s’ouvrit sans un grincement, découvrant le miroitement des marqueteries précieuses. Fiora fit entrer Chiara, referma soigneusement puis alla droit au portrait. D’une main, elle ôta le velours protecteur cependant que, de l’autre, elle éclairait le visage blond qui, soudain, parut reprendre vie...

– Mais, fit Chiara, c’est toi ! ... et pourtant, ce n’est pas vraiment toi... Cela vient peut-être de ces cheveux blonds...

– C’est moi qui ai posé, sans m’en douter d’ailleurs, mais ce portrait est celui de ma mère, Marie de Brévailles.

– Je croyais que tu ne savais même pas son nom ?

– C’était vrai. Je ne l’ai appris qu’il y a bien peu de temps. A présent je vais, si tu le veux, te raconter son histoire. C’est pour cela que je t’ai amenée ici... Le veux-tu ?

En guise de réponse, Chiara s’installa sur l’un des sièges, croisa les mains et attendit cependant que Fiora allumait l’une après l’autre les bougies du grand chandelier.

– Pourquoi tant de lumière ? demanda Chiara.

– Parce que je vais ouvrir devant toi un abîme sanglant. Les ombres en seront moins denses, même pour moi. Songe que c’est seulement hier que mon père m’a tout raconté ! Hier... et cependant il me semble à présent que j’ai toujours su...

– As-tu vraiment envie de parler ? Tu peux te taire encore si tu le préfères ?

– Non. Je vais te dire mais je ne m’assiérai pas auprès de toi. Je vais me tenir là, près de cette fenêtre afin que tu ne me voies pas. Ensuite... lorsque j’aurai fini, tu pourras quitter cette pièce et cette maison sans te retourner si tu le juges bon !

– Mais...

– Ne dis rien ! Tant que tu ne sais pas, tu ignores ce que tu penseras alors et moi je veux te laisser libre. J’ajoute seulement que si tu pars, je ne t’en voudrai pas !

Lentement, Fiora s’éloigna de la zone lumineuse. Sa robe noire se fondit dans les ombres de la pièce. Impressionnée, Chiara serra ses mains l’une contre l’autre et ferma les yeux, attendant ce qui allait venir avec une angoisse dont elle ne pouvait se défendre. La voix, chaude et calme, de Fiora lui parvint alors comme du fond des âges.

– Chacun croit ici que je suis née secrètement dans les draps de fine toile d’un château français. Rien n’est plus faux ! J’ai ouvert les yeux, à Dijon, sur la paille de la prison où ma mère attendait la mort... et je ne suis pas la fille de Francesco Beltrami.

Ignorant le « oh ! » stupéfié de son amie, Fiora, avec une étonnante sûreté de mémoire, refit pour elle le récit de son père sans en omettre le moindre détail ; mais, en passant par cette jeune voix, tour à tour assourdie ou vibrante, le roman tragique de Jean et Marie de Brévailles se para de couleurs d’une rare intensité. Les yeux rivés au portrait, Chiara osait à peine respirer, suspendue qu’elle était à cette voix de l’ombre qui faisait renaître pour elle les flammes d’une passion irrésistible, allumée sur la grisaille d’un quotidien sordide, la fuite vers l’impossible vie commune, la traque, enfin la sentence de mort, l’exécution et ses détails ignobles contre lesquels s’était dressé l’amour soudain et total, absolu, d’un passant. La jeune Florentine croyait entendre l’un de ces récits fantastiques comme en contaient, dans les carrefours, les chante-fables mais celui-là avait les résonances inimitables de la vérité. Et le charme subsista un moment après que la voix de Fiora se fut éteinte. Un silence suivit, si profond, qu’il devint bientôt insupportable à la conteuse. L’attente d’un verdict qui, à présent, lui faisait peur, serra sa gorge. Cependant, Chiara ne réagissait toujours pas. Ses traits s’étaient figés et ses yeux agrandis contemplaient le néant. Elle ne disait rien.