– Que me veux-tu ? ... Ne puis-je pleurer en paix ?

– Il faut que je te parle, fit Démétrios employant le toscan puisqu’elle avait parlé dans cette langue. Souviens-toi ! Je t’ai dit que si tu avais besoin d’aide, tu pourrais m’appeler...

– Je me souviens. Le médecin grec ? On te dit savant mais tu ne peux pas ressusciter mon père et rien d’autre ne m’intéresse.

– Je ne suis pas Dieu, en effet, mais j’ai plus de puissance que tu ne crois. Et je viens te dire que tu n’as pas de temps pour les larmes. Il faut fuir et le plus vite possible car un danger te menace, un danger qui vient d’une femme...

Fiora se releva pour lui faire face :

– Si tu sais tout cela, tu dois pouvoir empêcher cette femme de me nuire ? Ne vient-elle pas de le faire d’ailleurs ? Je suis sûre que c’est elle qui a ordonné le meurtre...

– Je ne peux empêcher ce qui est déjà en marche. En outre, je suis étranger à cette ville dont je connais cependant la versatilité. Demain tu pourrais avoir autant d’ennemis que tu as d’amis aujourd’hui. Alors, éloigne-toi ! Ne fût-ce que pour te donner le temps de la réflexion.

– Nous devions partir à midi, fit Léonarde.

– Moi, j’étais décidée à ne pas partir sans mon père, dit Fiora en essuyant d’un geste machinal ses yeux et son visage. Pardonnez-moi d’avoir changé d’avis, chère Léonarde, mais tout à l’heure je vous cherchais pour vous l’apprendre et puis... ceci est arrivé et il ne saurait plus être question de départ pour moi. Tu dis que cette ville peut se retourner contre moi ? Elle le fera peut-être mais elle le ferait certainement si je m’en allais, abandonnant à des étrangers le corps de mon père. Je veux lui rendre les derniers devoirs d’une fille aimante... et je veux le venger !

– S’il t’arrive malheur, comment pourras-tu mener à bien cette vengeance ? Va-t’en !

– Non. Je veux rester. Plus tard, quand mon père pourra reposer en paix, je partirai sans doute... car cette justice que je veux rendre n’est pas la seule qui me réclame.

L’entrée du vieux Rinaldo l’interrompit. Il venait annoncer l’arrivée du gonfalonier qui, un instant plus tard, pénétra dans la chambre.

Cesare Petrucchi était un homme d’une soixantaine d’années, petit et râblé, qui portait avec une majesté voulue la robe écarlate de sa fonction. Né d’une antique famille originaire de Sienne, il avait réussi grâce à sa volonté tenace et à une absence totale de mansuétude à s’élever jusqu’à la Seigneurie où l’on disait qu’il régnait par la crainte sur les autres « seigneurs ». Il les tenait fermement dans sa main depuis certain Conseil où, ne pouvant obtenir un vote qui tranchât une question épineuse, il s’était fait apporter les clefs de la salle et s’était assis dessus en déclarant que l’on ne sortirait qu’après avoir voté convenablement. Tout ce qu’il consentait à faire était de nourrir ses collègues jusqu’à ce qu’ils fussent venus à bout de leurs hésitations...

Fiora savait qu’il n’aimait pas son père auquel il reprochait une trop grande fortune sans oser pour autant formuler d’accusations précises mais qu’il eût été enchanté de le trouver en défaut sur quelque point que ce soit. Elle savait aussi qu’elle n’avait à attendre de lui ni compassion ni aide véritable d’aucune sorte et que, de son côté, Francesco Beltrami méprisait un peu ou tout au moins se méfiait du gonfalonier de justice.

Quand il entra, précédé de gardes en casaques vertes -les couleurs de la Seigneurie – Fiora le salua comme il convenait et attendit qu’il parlât. De son côté, Petrucchi commença par s’incliner devant le corps puis vint à son chevet pour le considérer de plus près.

– S’est-on assuré du meurtrier ? demanda-t-il d’un ton important.

– Non, magnifique seigneur, répondit Fiora. Et ceux de cette maison mettent désormais tous leurs espoirs dans la justice de Florence dont tu es l’incarnation !

– Tu peux être certaine que nous nous emploierons à cette justice que tu réclames. Ton vénéré père, que Dieu ait en sa Sainte Garde, se connaissait-il des ennemis ?

– Quel homme riche n’en a pas ? Nous n’imaginions pas, pourtant, qu’il pût s’en trouver d’assez lâche pour frapper à mort et par-derrière un homme qui s’est efforcé au bien durant toute sa vie. Un homme...

Sa voix se fêla. Cette comédie protocolaire à laquelle on l’obligeait lui était insupportable mais il était impossible de s’en dispenser, le « magnifique seigneur » étant de ceux qui, venus du commerce, étaient le plus attachés aux formes extérieures dues à sa fonction. Heureusement, Petrucchi, peu soucieux de sa douleur, se tournait vers Démétrios Lascaris qui, impassible, et les mains au fond de ses manches, le toisait du haut de sa taille :

– Que fais-tu ici ? demanda aigrement le magistrat. Appartiens-tu à cette famille ? Es-tu un ami proche ?

– Ni l’un ni l’autre et tu le sais très bien, magnifique seigneur, répondit le médecin dont la voix profonde laissa percer une note sarcastique. Je suis venu céans porté par la foule indignée, dont tu peux encore entendre d’ici les clameurs. (En effet, des bruits montaient du dehors prouvant que la cohue stationnait toujours devant le palais Beltrami.) Il se trouve que j’étais au Mercato Nuovo quand messer Beltrami a été frappé et j’ai voulu lui donner mes soins malheureusement inutiles car il est mort sur le coup. Enfin...

– Peut-être serait-il bon que nous t’entendions ? coupa Petrucchi. Tu es un témoin précieux...

– Mais qui ne pourra t’en dire plus que tous ceux qui étaient présents. Enfin, disais-je, j’ai pensé que monseigneur Lorenzo serait heureux qu’un de ses amis se trouvât là pour porter, sur-le-champ, un peu de réconfort à celle qu’un crime vient de rendre orpheline et dont la douleur force le respect. A cette heure, donna Fiora a besoin d’amis plus que de magistrats.

Petrucchi devint aussi rouge que sa robe sous ce double rappel aux convenances et à la puissance du Médicis. Il marmotta quelques vagues paroles de condoléances et se retira avec un grand air de dignité. Son pas, qui se voulait la solennité de la loi, résonna dans la galerie puis s’éteignit. Alors Fiora qui avait envie d’être seule, se tourna vers Lascaris :

– Merci ! dit-elle, sincère. Je ne sais pas pourquoi tu t’intéresses ainsi à moi mais je t’en suis reconnaissante... comme de ce que tu as dit à ce vaniteux personnage,

– Tu ne veux toujours pas suivre mon conseil ?

– Je ne le peux, ni ne le veux. Il adviendra de moi ce qu’il plaira à Dieu...

– Je sais depuis longtemps qu’on ne peut aller contre son destin et qu’il est plus difficile encore de retenir l’homme sur la pente qu’il a choisie. Quant à la femme... Souviens-toi cependant de ce que je t’ai dit : appelle-moi quand tu ne sauras plus de quel côté te tourner...

Il salua et disparut comme une ombre, laissant Fiora désorientée. En vérité, elle ne savait que penser. Cet homme semblait posséder le don de lire dans l’avenir mais sans en distinguer les détails. En outre, la jeune femme n’arrivait pas à comprendre quel but il poursuivait en s’attachant ainsi à elle, jeune Florentine parmi beaucoup d’autres. Enfin, elle ne parvenait pas à faire tout à fait confiance à ce personnage bizarre ni d’ailleurs à éprouver pour lui une vraie sympathie. Il y avait en Démétrios quelque chose qui l’attirait et la repoussait à la fois. Mais quoi ?

Léonarde, qui était sortie pour donner quelques ordres, revint et la trouva seule contemplant douloureusement la longue forme immobile, si pâle sur la pourpre du lit, cette apparence qui avait été, deux heures plus tôt, un homme plein d’intelligence et de vie, un homme qui voulait lutter pour le bonheur de celle qu’il avait élue pour fille. Elle la prit doucement par le bras.

– Venez, mon enfant, il faut me laisser vaquer, avec les serviteurs, à la toilette de votre père. Vous-même devez vous préparer car la journée sera longue et pénible, comme celle de demain et celle d’après-demain. J’ai disposé dans votre chambre où Khatoun vous attend ce qu’il vous faut... Mais reposez-vous un peu ! Vous allez en avoir besoin.

Une heure plus tard, Fiora, habillée jusqu’au menton de noir mat, un voile sur ses cheveux sévèrement tressés, attendait auprès de son père dans la chambre que l’on avait tendue de noir, la visite annoncée du maître de Florence.

Selon la coutume de la République qui voulait tous ses citoyens égaux devant la mort, le corps de Francesco Beltrami avait été habillé de simple étamine blanche fourrée de taffetas et coiffé d’un bonnet sans aucun ornement. Pas de bijoux, pas le moindre signe de richesse. On avait glissé sous lui la paillasse obligatoire mais cette paillasse était posée sur le grand lit pourpre qui, dans le décor funèbre, éclatait comme une énorme tache de sang dont la blancheur du défunt figurait le reflet. Deux cierges seulement, mais très gros, brûlaient de chaque côté du lit devenu catafalque. Ils brûleraient ainsi jusqu’à l’heure des funérailles où le corps, uniquement recouvert d’un drap blanc, serait porté à sa sépulture. Seule dérogation à la loi qui faisait du charnier communal le lieu du dernier repos, Beltrami, le plus puissant de ceux de l’art de Calimala, serait enterré dans l’église d’Orsanmichele qui était celle de la corporation.

Fiora ne pleurait plus. Le feu qui brûlait en elle avait séché ses larmes et ne leur permettrait plus de couler. Quand le Magnifique entra, accompagné de ses amis Poliziano et Ridolfi, la jeune femme alla se jeter à ses pieds :

– Justice, seigneur Lorenzo ! Justice pour mon père assassiné au milieu de ta ville ! Moi, sa fille, je n’aurai ni trêve ni repos jusqu’à ce que le meurtrier ne tombe sous ta main souveraine !

Courbant sa haute taille, le Magnifique prit les doigts suppliants qui se tendaient vers lui.