– Comment osez-vous me parler de la sorte ? Je suis mariée et vous le savez.
– Je sais surtout qu’un mariage, surtout secret, peut s’annuler. C’est souvent une question d’argent. Et l’on dit que le pape Sixte IV aime l’argent plus qu’il ne convient à un souverain pontife. Alors, vous avez compris ?
– Oui. Finissons cela et puis essayons de prendre un peu de repos. Vous êtes bien pâle, Léonarde !
– Si vous voulez tout savoir, je suis morte de fatigue. Et je serai contente en effet de me coucher une heure ou deux. Surtout si demain il faut passer la moitié de la journée à cheval.
Les bagages étaient terminés. On n’avait gardé que les vêtements pour le lendemain. Ce qui était nécessaire pour la route était rangé dans le petit coffre. Les autres furent poussés dans une pièce de débarras attenante à la chambre de Fiora. Avant de se retirer, Léonarde prit la jeune femme aux épaules pour l’embrasser mais ne la lâcha pas aussitôt :
– De quoi souffrez-vous le plus, Fiora ? demanda-t-elle gravement. De la révélation de votre origine... ou de la conduite de votre époux ?
– C’est sans commune mesure. J’aimais ma mère sans la connaître et je crois que je l’aime plus encore pour tout ce qu’elle a souffert. Quant à Philippe de Selongey... oh ! je voudrais le voir mort !
– Et pourtant vous pleurerez, le jour où vous apprendrez qu’il a été tué. Me croirez-vous si je vous dit qu’il vous aime plus qu’il ne l’a cru lui-même, qu’il a été pris à son propre piège ?
– Je vous ai toujours crue... mais cette fois, il me faudrait une preuve éclatante ! Encore n’est-il pas certain que je lui pardonnerais... Allez dormir !
Léonarde se disposait à sortir quand Fiora la retint :
– Un instant, s’il vous plaît !
Avec des doigts qui ne tremblaient pas, elle tira la chaîne pendue à son cou, sous sa chemise, l’ouvrit, y prit l’anneau d’or que lui avait donné Philippe et le tendit à la vieille demoiselle :
– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je n’ai plus envie de le porter...
Léonarde la regarda au fond des yeux et y lut sans doute une volonté absolue car elle prit la bague sans rien dire puis sortit.
Restée seule, Fiora se recoucha mais ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de sa lassitude. L’angoisse qui s’était emparée d’elle à San Miniato revenait depuis que Léonarde était sortie, si douloureuse que Fiora dut lutter pour ne pas courir après la vieille demoiselle afin de lui demander de la laisser dormir auprès d’elle comme elle l’avait fait si souvent quand elle était enfant. Son orgueil la retint. A sa propre surprise d’ailleurs : pouvait-il vraiment lui rester encore une once d’amour-propre après tout ce qu’elle avait entendu dans la soirée ?
Elle se leva, alla boire un peu d’eau miellée, s’approcha de la fenêtre pour regarder la nuit qui s’étendait au-dessus de la ville, constellée comme un manteau royal, écouta un moment les bruits familiers, les pas de la milice raclant les pavés, le grincement d’une rame sur le fleuve, le cri d’un oiseau de mer, la cloche d’un couvent sonnant matines. La pensée que, demain sans doute, elle ne les entendrait plus lui fut pénible : elle découvrait qu’elle était attachée à ces humbles choses. A moins que Lorenzo ne se montrât magnanime et n’agît en ami véritable, ce dont elle ne pouvait s’empêcher de douter, elle coucherait demain dans quelque auberge du chemin et, le soir suivant, à bord de la Santa Maria del Fiore, ce navire qui jadis l’avait amenée de France avec sa nourrice et Léonarde et qui bientôt peut-être la conduirait vers un inconnu qui l’effrayait un peu mais uniquement parce qu’elle craignait de l’affronter sans le bras rassurant de son père. Si Francesco la rejoignait, tout serait tout de suite beaucoup plus facile...
Brusquement, le souvenir de la prédiction de Démétrios traversa son esprit. Le médecin avait dit qu’elle serait loin de Florence et qu’elle ne serait pas heureuse quand la mort emporterait Simonetta, et ce fut pour elle d’une évidence aveuglante. Elle allait partir, pour toujours peut-être et son père ne serait pas avec elle puisqu’elle aurait cessé d’être heureuse...
– Je ne partirai pas ! décida-t-elle tout haut, Léonarde pourra dire ce qu’elle voudra : je resterai avec mon père. Il arrivera ce qu’il arrivera ! Le désastre ne peut pas être plus grand qu’il n’est...
Forte de cette résolution, elle regagna son lit où Khatoun dormait toujours protégée par sa bienheureuse innocence, ferma les yeux... et sombra d’un seul coup dans le sommeil.
Quand elle s’éveilla, il était déjà très tard et elle houspilla Khatoun qui l’avait laissée dormir jusqu’au milieu de la matinée :
– Dame Léonarde a ordonné ! plaida la petite. Mais Fiora ne l’écouta pas. Elle s’était promis, dans la nuit, d’avoir un entretien avec son père avant qu’il ne parte pour le palais Médicis et, espérant qu’il n’était pas encore trop tard, elle s’élança hors de sa chambre. Rinaldo, qu’elle rencontra dans la galerie chargé de plusieurs vêtements qu’il voulait nettoyer, lui apprit que Francesco était parti depuis une grande heure... Elle se mit alors à la recherche de Léonarde mais celle-ci était aux cuisines et Fiora avait défense d’y descendre autrement qu’en la compagnie de la gouvernante quand celle-ci lui enseignait les devoirs d’une bonne ménagère et les secrets de la conduite d’une grande maison. D’autre part, elle n’avait pris le temps d’enfiler sur sa chemise qu’une légère robe d’intérieur et elle était pieds nus.
Pensant qu’elle n’avait rien d’autre à faire, elle remonta dans sa chambre pour procéder à sa toilette. Une fois qu’elle serait habillée elle aurait plus de dignité pour faire entendre sa décision qui était d’attendre, quoi qu’il arrive, le retour de Beltrami... Il était regrettable de n’avoir pu lui parler avant qu’il ne sorte mais Fiora, bien décidée à ne pas partir sans avoir revu son père, pensait qu’il n’était pas trop tard...
Elle comprit qu’elle se trompait et qu’il était déjà beaucoup trop tard quand, quelques minutes plus tard, une troupe hurlante et gesticulante ramena au palais le corps de Francesco Beltrami. Alors qu’il échangeait quelques mots avec un client dans la bousculade du Marché Neuf, une main inconnue lui avait planté un poignard dans le dos.
CHAPITRE VI
REQUIEM POUR UN HOMME DE BIEN
Les hommes qui portaient le corps de Francesco Beltrami le déposèrent sur son lit tandis que les valets faisaient refluer à grand-peine la foule volubile et excitée qui lui avait servi d’escorte. Le palais résonnait de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d’ailleurs, car le riche négociant était respecté pour sa richesse et aimé pour sa charité. Léonarde qui ne perdait jamais son sang-froid remercia du haut de l’escalier, fit appel aux prières de tous ces braves gens et, finalement, ordonna qu’on leur servît du bon vin pour les réconforter dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage. Elle fit aussi distribuer quelques pièces aux mendiants qui se trouvaient là et tous se retirèrent en louant la générosité des dames de la casa Beltrami et en se lamentant de la perte cruelle qui les frappait.
Après quoi, la gouvernante remonta vivement auprès de Fiora qui, agenouillée auprès du lit, sanglotait éperdument, le visage enfoui dans la couverture de velours sur laquelle reposait son père. Mais la jeune femme n’était pas seule dans la chambre et, en y pénétrant, Léonarde vit qu’il y avait là un homme, grand et maigre, dans une longue robe de velours noir à manches pendantes mais dont le haut col droit se fermait par une riche agrafe d’or. Une calotte assortie coiffait des cheveux gris qui rejoignaient une courte barbe. Les bras croisés sur la poitrine,
il regardait Fiora sans mot dire, respectant sa douleur mais, au bruit que fit Léonarde en entrant, il se tourna vers elle.
– Je suis resté parce que j’ai des choses à dire, fit-il répondant à la muette interrogation de la vieille demoiselle et en français, ce qui ne manqua pas de la surprendre. J’ai assisté au crime...
– Et vous n’avez pas arrêté le criminel ? C’était, il me semble, la première chose à faire ?
– Non. La première chose à faire était de s’assurer que messer Beltrami était déjà au-delà de tout secours humain. Je suis médecin et cette jeune femme me connaît, ajouta Démétrios en désignant Fiora d’un geste du menton. Le meurtrier devait suivre sa victime. Il a profité d’une violente dispute entre deux marchandes de volailles et deux poissonnières qui a dégénéré en bagarre et créé un attroupement. Je ne l’ai pas vu frapper mais j’ai soudain aperçu un couteau planté dans le dos de votre maître qui, d’ailleurs, n’a pas crié. Quant à l’assassin, il a disparu dans la foule, peut-être en se faufilant entre les jambes des gens et les étalages dont certains étaient renversés. Mais je le retrouverai... grâce à ceci !
De sa manche, le Grec tira une lame large, à la pointe acérée, un couteau à manche de corne polie sans aucune marque distinctive que Léonarde considéra avec dégoût.
– J’ai retiré cette arme de la blessure et je vous demande permission de la garder. Je ne pense pas que sa contemplation soit agréable à donna Fiora...
– Je ne le pense pas non plus mais pourquoi voulez-vous la garder ? Le gonfalonier va certainement venir. N’est-ce pas à lui qu’il faudrait la remettre ?
– Il ne saurait qu’en faire tandis que je peux la faire parler. L’arme d’un assassin peut être plus bavarde que vous ne l’imaginez.
– En ce cas, prenez-la ! Si vous réussissez à faire arrêter le misérable, tous ici vous béniront...
Sans répondre, il enveloppa de nouveau le couteau dans son mouchoir et le dissimula dans sa manche. Puis il s’avança vers Fiora, trop abîmée dans la douleur pour s’être seulement aperçue de sa présence. Il se pencha et posa sur son épaule une main ferme sous la pression de laquelle la jeune femme se redressa. Elle tourna vers lui un visage ravagé par les larmes, des yeux qui ne voyaient plus rien :
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