Allons dans le studiolo ! C’est devant l’image de ta mère que je veux t’apprendre la vérité. C’est une triste et douloureuse histoire que Léonarde connaît bien mais qu’à présent je dois te faire savoir. Viens, mon enfant !

Entourant de son bras les épaules de Fiora, Francesco l’entraîna doucement au long de la galerie jusqu’à la petite pièce intime et accueillante sur laquelle régnait le sourire de Marie de Brévailles. Léonarde les suivit et renvoya Khatoun qui attendait à la porte, l’anxiété peinte sur son joli visage parce qu’il y avait des larmes dans les yeux de Fiora et que Fiora ne pleurait jamais :

– Va l’attendre dans sa chambre ! Elle t’y retrouvera tout à l’heure. Je te suis dans un instant.

– J’aimerais mieux que vous veniez avec nous, Léonarde, dit Beltrami. Deux mémoires valent mieux qu’une lorsque l’on souhaite ne rien oublier...

Ensemble donc, ils entrèrent dans le studiolo. Francesco alla ôter la pièce de velours noir qui recouvrait le portrait de Marie puis revint s’asseoir derrière sa table en désignant un siège à Léonarde. Fiora choisit de s’installer sur un coussin aux pieds de son père.

– Il va te falloir du courage, mon enfant, car je vais t’apprendre une terrible histoire mais c’est aussi une belle et touchante histoire dont la hargne de Hieronyma n’a retenu que les traits les plus affreux... Tu te souviens de cette coiffe de dentelle que je t’ai montrée et que Sandro Botticelli à reproduite sur ce portrait ? Tu avais remarqué des taches de sang et je n’ai pas voulu alors répondre à tes questions.

– Tu disais que tu me répondrais plus tard, quand je serais devenue une femme. Je suis une femme à présent.

– Je n’y suis pas encore habitué, dit Francesco en caressant les cheveux soyeux. Mais ce jour-là, je t’ai menti. Je n’avais pas l’intention de t’apprendre la vérité, à quelque époque que ce soit parce que je voulais qu’elle disparaisse avec moi et avec Léonarde. Entre nous deux, cette vérité était bien gardée. Il a fallu la trahison d’un homme que je croyais fidèle...

– Les gens de Montughi et de la région chuchotent que cette Hieronyma a le feu au derrière, grogna Léonarde. Nous en avons parlé, parfois avec Jeannette mais son époux nous faisait taire par peur du beau-père. Ce serait peut-être une bonne chose de le renseigner sur la conduite de sa belle fille ?

– J’en ai menacé ma cousine mais elle n’a pas eu peur. Elle sait bien qu’entre son inconduite et la perspective de mettre la main sur mes biens, le vieux forban n’hésiterait pas... quitte à châtier la pécheresse un peu plus tard. Une chose à laquelle, tout de même, elle devrait penser. Mais pour nous le mal serait fait.

– Père, pria Fiora, laissons un peu cette femme où elle est ! Vous m’avez fait venir ici pour me raconter l’histoire de ma mère et tout ce que j’en sais est qu’elle est morte tragiquement. Me direz-vous comment ?

– Sur l’échafaud, le col tranché en même temps que celui de ton véritable père. Ils s’appelaient Marie et Jean de Brévailles...

– J’ai déjà entendu ce nom...

– S’il te plaît, Fiora, ne m’interromps plus. C’est déjà assez pénible de revivre ces heures où tout a changé pour moi.

En signe de repentir, Fiora posa un baiser sur la main de son père puis garda cette main entre les siennes cependant que celui-ci, les yeux sur le portrait, commençait son récit :

– Dans les nuits sans sommeil, j’ai si souvent revu les détails de ce jour de décembre gris et froid ou je suis entré dans la ville de Dijon qui est la capitale des ducs de Bourgogne. Une belle ville que je connaissais bien et où j’aimais faire halte...

Peu à peu, la voix du conteur, d’abord un peu étouffée, s’affermit et reprit ses couleurs. Poète comme presque tous les Florentins, Francesco avait le don de la parole et le sens de l’évocation. Devant les yeux des deux femmes qui l’écoutaient, il traça, avec une étonnante sûreté de traits, le tableau de cette place couverte d’une foule silencieuse tandis que sonnait le glas. Avec une douleur qui faisait vibrer sa voix, il évoqua le couple de jeunes condamnés, si beaux, si rayonnants dans le misérable tombereau du bourreau qu’ils semblaient « marcher à leur triomphe », la silhouette affligée du vieux prêtre, celle, sinistre, du bourreau masqué, l’émotion des assistants et le bouleversement de son âme à lui face à la mort de cette exquise jeune femme. Il parla de Regnault du Hamel dont le nom emplit au passage sa bouche d’un goût amer, de sa haine et de son impitoyable cruauté. Il répéta le récit d’Antoine Charruet avec une émotion qui fit trembler sa voix à l’évocation du calvaire gravi par Marie dans la maison de son époux et à celle des efforts désespéré de sa mère pour obtenir une grâce qui lui avait été, et par deux fois, impitoyablement refusée. Enfin, il dit comment il avait sauvé un bébé de la mort, comment il avait décidé d’en faire son enfant et comment Léonarde spontanément avait offert de veiller désormais sur la petite fille privée de sa mère.

Quand il eut fini, Léonarde pleurait mais les yeux de Fiora étincelaient de colère et d’indignation :

– Tous ces gens méritaient la mort plus que... mes pauvres parents ! Ce du Hamel d’abord qui n’est qu’un misérable, et puis ce père qui n’a pas voulu défendre ses enfants. Enfin ce duc Philippe et ce comte de Charolais qui n’ont pas su avoir pitié, qui ont voulu cette exécution publique, cette fosse ignoble, cette honte !

– Le duc Philippe est mort, Fiora. Quant au comte de Charolais, il est à présent le duc Charles, ce Téméraire à qui messire de Selongey a voué une fidélité absolue...

Le rappel au nom de son époux ramena Fiora à l’heure présente.

– Philippe ! ... C’est lui qui m’a parlé de Jean de Brévailles ! Il l’a connu jadis, alors qu’il était lui-même page du comte de Charolais et sa ressemblance avec moi l’avait frappé... Est-ce que... est-ce qu’il savait lui aussi ?

– Oui... C’est même parce qu’il savait tout que j’ai accepté de vous marier.

Fiora se releva si brusquement qu’elle bouscula la table d’où tombèrent quelques papiers :

– Ne me dites pas qu’il a employé le même moyen que cette affreuse Hieronyma pour obtenir ma main, ce chantage indigne ?

Beltrami chercha des yeux le secours de Léonarde. Après tout ce qu’il venait de raconter à Fiora, pouvait-il encore lui assener cette vérité-là ? Elle était encore bien jeune pour la supporter... Mais Léonarde, qui avait séché ses yeux, se levait elle aussi et se tenait debout derrière la jeune femme comme si elle craignait de la voir s’évanouir sous le choc.

– Il faut lui dire toute la vérité, ser Francesco. Elle a l’âme bien trempée. Il y a des choses qu’elle ne doit pas découvrir par elle-même. Ce serait plus dur encore.

– Vous avez raison, soupira Beltrami. Je vais tout lui dire ; c’est vrai, Fiora, messire de Selongey a bien employé ce moyen. Il te voulait à tout prix et il m’a dit être prêt à n’importe quelle action, fût-elle vile pour t’obtenir. La ressemblance l’a frappé, certes, mais surtout, il cousine avec les Brévailles et il a réussi à apprendre, je ne sais comment, ce qui s’était passé ce jour de malheur. Il savait que la fille de Marie vivait à Florence auprès d’un riche marchand qui en avait fait sa fille. Quand il t’a vue, il a su tout de suite qui tu étais et il ne t’a parlé du jeune écuyer que pour voir si tu savais...

De tout cela, Fiora ne retenait qu’une chose : Philippe pouvait, pour elle, aller jusqu’au crime ! Un bonheur infini illumina son visage.

– Il m’aime donc à ce point ! Oh ! Philippe ! Une autre te reprocherait peut-être d’avoir employé un tel moyen, moi je t’en remercie car il m’a permis d’être à toi, ta femme jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Beltrami, soudain, ne put supporter ce regard extasié, cette passion qui vibrait dans la voix de sa fille. La jalousie l’emporta plus loin peut-être qu’il ne l’aurait voulu.

– Tu ne le reverras jamais, Fiora ! Jamais, comme tu le crois, il ne viendra te chercher pour te mener à son château et à la cour de son maître. Il ne voulait de toi qu’une nuit, une seule pour assouvir l’ardeur que tu lui inspirais mais toi, tu dois passer ta vie ici, auprès de moi !

Comme un nuage éteint le soleil, le visage de Fiora perdit toute lumière. Elle vacilla sous le coup. Croyant qu’elle allait tomber, Léonarde voulut la prendre dans ses bras mais Fiora la repoussa doucement.

– Je ne sais pas encore tout, n’est-ce pas ? Le notaire, la bénédiction au couvent, tout cela n’était donc que comédie, faux-semblant.

– Non. Tu es bien véritablement la comtesse de Selongey et rien ne peut plus être changé à cet état de choses... sauf par la mort ! Ton époux ne reviendra pas parce qu’il va la chercher sous les armes du duc de Bourgogne.

– Il veut mourir ? Mais pourquoi ?

Cette fois, Beltrami hésita. Ce qu’il avait encore à dire était trop affreux... mais Fiora le tenait sous son regard devenu d’une dureté minérale. Elle répéta, criant presque :

– Je veux savoir pourquoi !

N’osant plus supporter ce regard terrible, Beltrami tourna la tête vers le portrait comme pour lui demander du secours. La voix nette de Léonarde lui parvint comme dans un rêve :

– Il faut aller jusqu’au bout, ser Francesco ! Il faut vider l’abcès. La blessure guérira plus vite.

Alors, sans regarder Fiora, Beltrami livra la vérité :

– Il veut se punir d’avoir souillé son nom en épousant la fille de Jean et Marie de Brévailles...

– Pourquoi l’a-t-il fait alors ? J’étais tombée follement amoureuse de lui. Je crois, Dieu me pardonne, qu’il aurait pu m’avoir sans cette comédie !

– Mais il n’aurait pas pu avoir ta dot ! Et il la convoitait pour financer la guerre de son maître auquel Lorenzo avait refusé de prêter de l’argent... Bien sûr, j’en serai remboursé sur ses biens quand tu seras veuve. Tu auras alors le droit de porter son nom... mais pas d’aller vivre chez lui.