– En effet, dit Fiora, mais nous n’allons pas tarder à le savoir.
Sautant à terre sous la voûte du palais, Fiora jeta sa bride à un valet et traversa rapidement la cour intérieure où, en effet, attendaient la suivante habituelle de Hieronyma et l’un de ses valets. Elle monta l’escalier en courant et heurta presque le vieux Rinaldo qui était le serviteur particulier de Francesco Beltrami après avoir été celui de son père.
– Où est mon père ? demanda-t-elle.
– Dans la salle de l’Orgue, donna Fiora, mais il n’est pas seul.
– Je sais avec qui il est. Merci Rinaldo ! ... dit la jeune femme un peu surprise car la salle en question, comme le studiolo, était l’un des endroits privilégiés où le négociant aimait se retirer. Il avait appris tout enfant à jouer de l’orgue et, de temps en temps, il s’isolait dans cette grande pièce qui, avec ses murs peints à fresques et son dallage de marbre sans tapis, avait la résonance d’une chapelle. Qu’il y reçût une cousine qu’il aimait peu était tout à fait inhabituel mais peut-être avait-il été surpris par l’arrivée inattendue de la dame.
Quand elle approcha de la porte, Fiora entendit des éclats de voix et ralentit son allure. S’il se disputait avec Hieronyma, Beltrami ne serait peut-être pas content de voir arriver sa fille... Alors, doucement, tout doucement, la jeune femme entrouvrit la porte et la voix de son père, vibrante de colère, arriva aisément jusqu’à elle :
– Jamais, tu entends, jamais je ne donnerai ma fille à ton fils ! Je plains de tout mon cœur ce malheureux garçon qui n’est pas responsable de son physique mais on ne peut demander à une femme jeune et belle de passer sa vie avec un mari tel que lui.
– Parce qu’il est boiteux et contrefait ? Du moins, Pietro est noble et de naissance pure. Ce n’est pas un bâtard, lui !
– Il n’est jamais venu à l’idée de personne de reprocher à Fiora sa bâtardise et je crois que tout le monde le sait !
– En effet... mais tout le monde ne sait pas tout...
Il y eut un silence au fond duquel Fiora crut entendre la respiration soudain plus forte de son père. Elle eut envie d’entrer et en fut incapable, retenue par une force plus puissante que sa volonté. La curiosité sans doute mais il s’y mêlait une sorte de terreur... Enfin, Beltrami soupira et, avec la légère insolence d’un homme que l’on importune, reprit :
– Cela veut dire quoi, ce tout ?
– Faut-il vraiment que je m’explique ? Tu as pâli, Francesco, cela veut dire que tu as deviné de quoi je veux parler ! Tu ne me crois pas ? Tu hausses les épaules ? ... A ton aise : je vais parler clair. Ta précieuse Fiora que tu élèves comme une princesse n’est pas ta fille. Tu n’as jamais eu d’aventure avec quelque dame que ce soit en dehors de notre pays. C’est le fruit d’amours incestueuses et adultères, la fille de gens condamnés à mort par la justice de Bourgogne à cause de leurs crimes et tu l’as ramassée dans la boue...
La maison s’effondrant sur sa tête n’eût pas foudroyé davantage Fiora. Elle dut se retenir à une tenture d’abord, au dossier d’un siège voisin ensuite pour ne pas s’écrouler. La voix mauvaise de Hieronyma sifflait encore dans ses oreilles avec toute la charge de haine qu’elle distillait. Celle de Beltrami, cependant, demeurait froide :
– Et, naturellement, tu as des preuves de ce que tu avances ?
– J’ai mieux : un témoin... oculaire. Quelqu’un qui est prêt à tout dire pour me complaire.
Beltrami venait de comprendre. Son esprit rapide avait déjà fait le rapprochement. Hieronyma vivait le plus souvent à Montughi, dans la propriété de son beau-père et, près de ce même Montughi, Marino, qui avait été investi de toute sa confiance, dirigeait son domaine agricole. Marino qui, jamais, n’avait admis l’adoption de l’enfant et dont il avait cru enchaîner la langue par un serment prêté sur un autel et par de nombreux bienfaits. En même temps, lui revenaient certains bruits, très discrets, à vrai dire, et qu’il avait repoussés avec dédain, sur la conduite de cette veuve pulpeuse qui, privée d’époux, se cherchait des consolations. Elle était belle encore et pouvait séduire un homme tel que l’ancien chef muletier...
Hieronyma prit son silence pour de l’abattement et ironisa :
– Je vois que tu as compris, mon beau cousin. Tu sais à présent que je me montre fort généreuse en proposant un mariage entre mon fils et ta bâtarde qui, ainsi, pourra jouir encore de ta fortune jusqu’à la fin de ses jours. Sa chance, vois-tu, c’est que mon Pietro soit amoureux d’elle et la veuille pour femme. Et moi, je ne veux pas que mon fils soit malheureux. Il oubliera sa disgrâce dans les bras de ta jolie sorcière qui n’aura rien d’autre à faire que lui donner de beaux enfants...
– Et si je refuse ?
– Tu ne refuseras pas. Tu sais trop bien que je pourrais, dès demain, déposer une plainte contre toi pour avoir menti et bafoué la Seigneurie en osant faire une Florentine d’un déchet de l’humanité qu’on aurait dû détruire dès sa naissance.
Incapable de se contenir plus longtemps, Francesco laissa la colère l’emporter :
– Et tu produiras ton témoin ? Tu n’oublies qu’une chose Hieronyma. Des bruits courent sur toi. On dit que tu ne respectes pas plus ton veuvage que la maison de ton beau-père. Il suffirait de faire avouer à Marino Betti qu’il est ton amant et tu pourrais apprendre ce que pèse la justice personnelle du vieux Jacopo. Il ne badine pas sur le chapitre de l’honneur.
– Mais il serait peut-être heureux de voir tomber sur les Pazzi une fortune de l’importance de la tienne. Il n’est plus aussi riche et il le supporte mal. Je crois qu’il m’aiderait, au contraire, de toutes ses forces... mais bien sûr, il ne serait plus question de mariage. Il ne l’admettrait pas. Simplement, après ta condamnation et la privation de tes biens qui me seraient remis comme à ton héritière naturelle, ta Fiora serait livrée à Pietro pour qu’il s’en amuse... après quoi on s’en débarrasserait en la jetant dans un bordel. Tu vois que tu as tout intérêt à accepter ma proposition. Ensuite, je te promets que nous formerons une famille heureuse... et sans histoire !
– Va-t’en ! ... Hors de ma vue !
– Décidément, tu n’es pas raisonnable. Mais je pense qu’une longue nuit de réflexion te fera voir où est ton intérêt. Demain, vers cette heure-ci, je reviendrai chercher ta réponse. Je te souhaite le bonsoir.
Un frisson d’horreur galvanisa Fiora et lui rendit ses forces. Comprenant que la femme allait sortir et ne voulant pas être surprise par elle écoutant à la porte, elle se dissimula derrière une tapisserie, comprimant de son mieux les battements affolés de son cœur. Une sueur froide mouillait son front et son dos comme si l’abîme terrifiant de l’enfer venait de s’ouvrir devant elle. En écartant légèrement la lourde tenture, elle vit Hieronyma sortir de la salle de l’Orgue sans se presser. Sûre de sa victoire, elle se pavanait avec arrogance, posant sur les meubles et les objets précieux au milieu desquels elle passait, un regard avide qui était déjà celui d’une propriétaire.
Pour la première fois de sa jeune vie, Fiora connut l’envie de tuer, d’anéantir cette femme odieuse dont elle comprenait à présent pourquoi elle l’avait menacée chez Landucci. Sortant sans bruit de sa cachette, elle saisit un lourd candélabre de bronze et s’avança lentement vers Hieronyma qui s’était arrêtée pour admirer les pièces d’orfèvrerie disposées sur une crédence mais, comme si elle avait deviné qu’un danger approchait, la dame Pazzi sortit brusquement de la salle sans se retourner au moment même où Beltrami y entrait.
Il vit Fiora ainsi armée prête à s’élancer derrière Hieronyma et comprit ce qu’elle voulait faire. Il s’écria :
– Non, Fiora ! Ne fais pas cela !
– C’est elle ou nous, père ! Laisse-moi faire !
Il courut alors à elle, lui arracha le candélabre et le reposa sur un coffre. Désespérée, Fiora vit qu’il avait vieilli de dix ans et qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Alors, elle se jeta à son cou et le tint serré contre elle, pleurant avec lui sur tout ce que l’abominable Hieronyma venait de briser, de souiller. Ce fut là que Léonarde, qui cherchait Fiora, les trouva au bout d’un instant.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Je viens de croiser donna Hieronyma et elle m’a ordonné, en me traitant de vieille maquerelle, de commencer à faire mes paquets !
– Nous sommes au bord de la catastrophe, ma pauvre Léonarde, dit Beltrami. Cette femme est devenue la maîtresse de Marino. Il lui a tout dit et il est prêt à témoigner contre moi... à moins, évidemment, que je ne marie Fiora à son fils !
– Mais elle est déjà mariée, il me semble ? Il fallait le lui dire.
– C’était la dernière chose à faire. Il me reste un faible espoir de nous sauver en allant tout raconter à monseigneur Lorenzo. Il a du respect et de l’amitié pour moi alors qu’il déteste les Pazzi. Evidemment, le mariage le rendrait furieux, mais cela je ne le dirai pas...
Fiora qui était restée blottie contre Beltrami, s’écarta de lui et le regarda avec des yeux pleins d’angoisse :
– Père ! ... Est-il vrai que je ne sois pas ta fille ? Est-il vrai que je suis née...
– Tu as donc entendu ?
– Tout ! J’étais là, près de la porte que j’avais entrouverte. Oh, père ! c’était épouvantable et je crois qu’à présent cela est pire encore ! Moi qui étais si heureuse d’être ta fille ! Et voilà que je ne suis rien... moins que rien ! Que le plus pauvre mendiant est en droit de me mépriser, que...
– Tais-toi, Fiora ! Pour l’amour du ciel, tais-toi ! Tant que tu ne sauras pas tout, tu ne pourras pas juger. Quant à moi, tu es bien ma fille parce que je t’ai voulue, reconnue... et parce que je t’aime ! Viens, viens avec moi !
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