– Adieu ! ... murmura-t-il... adieu, mon doux amour ! En se redressant, il vit que Léonarde, avec un air bizarre, lui tendait une paire de ciseaux... Il les prit avec un sourire qui bouleversa la vieille dame. Elle n’imaginait pas que cet homme dont elle ne pensait rien de bon, pût avoir ce sourire d’enfant émerveillé.
– Merci ! dit Philippe.
Il coupa une petite mèche qu’il garda au creux de sa main puis, rendant les ciseaux à Léonarde, prit son vêtement et quitta la chambre sans se retourner. Restée seule avec Fiora endormie, Léonarde tira doucement les rideaux du lit afin que la lumière du jour qui commençait à poindre n’éveillât pas la jeune femme puis quitta la pièce sur la pointe des pieds...
Cependant, dans le grand vestibule, dallé de marbre blanc et noir, Philippe de Selongey se disposait à prendre congé de Beltrami qui l’attendait au pied de l’escalier.
En se trempant la tête dans une cuvette pleine d’eau froide, ainsi que l’attestaient ses cheveux encore humides, Francesco avait réussi à chasser les fumées de l’ivresse mais ses yeux étaient encore injectés de sang quand ils regardèrent le Bourguignon, botté et enveloppé de son grand manteau de cheval descendre les dernières marches, notant avec colère qu’il avait la mine d’un homme qui n’a guère dormi et que son pas semblait alourdi... Apparemment, cette unique nuit que Selongey avait exigée, il l’avait bien remplie, et Beltrami sentit s’enfler en lui une fureur insensée. Il eut envie de grimper jusqu’à cette chambre où sa belle Fiora gisait peut-être brisée, sanglotante, malade de dégoût après avoir servi de jouet durant des heures à l’impitoyable lubricité de cet homme mais il aperçut Léonarde qui, dans les ombres denses de l’étage, descendait lentement et il se contint au prix d’un violent effort. Une seule chose était urgente : que cette brute disparût à jamais de son horizon ! A force de tendresse, il saurait bien faire oublier à l’enfant ce qu’elle avait souffert.
D’une voix qui s’efforçait de ne pas trembler, il demanda :
– Vous lui avez dit adieu ?
– Non... Elle dort et je ne l’ai pas éveillée. Vous lui direz adieu pour moi... Vous lui direz...
– Quoi donc ? aboya le négociant.
Philippe eut son drôle de petit sourire qui lui tirait la bouche d’un seul côté et haussa les épaules.
– Rien ! Vous ne sauriez pas...
– De toute façon, je ne lui aurais rien dit ! Et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu’elle vous oublie... le plus vite possible ! Vous avez voulu une nuit, vous l’avez eue. A présent, il vous reste à tenir votre promesse et à vous faire tuer !
– L’ai-je promis ? fit Selongey avec hauteur.
– Il me semble, oui ! Avez-vous oublié vos paroles : après la souillure qu’un mariage avec ma fille impose à votre honneur, vous n’avez d’autre ressource que de laver cette tache dans votre sang. Y a-t-il quelque chose de changé ?
– Rien n’est changé ! Comment présenter à la cour de monseigneur Charles une épouse qui ressemble trait pour trait à une mère exécutée pour inceste et adultère ? ... Non, rien n’est changé mais vous n’imaginez pas à quel point je le regrette !
– Apparemment, cette nuit n’était pas assez longue ? fit Beltrami avec un sourire sarcastique. Peut-être souhaitez-vous que je vous invite à revenir ?
Philippe regarda un instant, en silence, cet homme dont il comprit soudainement ce qu’il avait souffert et ce qu’il souffrait encore pour lui avoir livré Fiora. Il devina ce que ces noces étranges avaient soulevé de dépôt trouble dans le fond de cette âme. Sans doute le Florentin venait-il de découvrir que son amour paternel ne l’était pas autant qu’il l’imaginait et Philippe en éprouva plus de pitié que d’irritation :
– Soyez sans crainte ! Je ne chercherai pas à revenir car j’y perdrais mon âme. Sachez-le, j’ai vécu en quelques heures tout ce que je pouvais espérer de bonheur. Jamais je n’oublierai cette nuit... et j’espère que Fiora ne l’oubliera pas non plus ! A présent, adieu, messer Beltrami ! Veillez bien sur elle !
Enfilant les gros gants de cuir qu’il portait à sa ceinture, Philippe se dirigea vers la porte mais Beltrami l’arrêta et, sortant de sa longue robe de velours noir un rouleau de parchemin scellé, il le tendit au jeune homme.
– Un instant, seigneur comte ! Vous oubliez ceci. N’est-ce pas cependant le prix de cette fameuse tache qui gêne si fort votre honneur ?
Philippe pâlit et esquissa le geste de refuser. Il hésita :
– Je voudrais pouvoir vous la jeter à la figure, votre lettre de change, gronda-t-il, mais monseigneur Charles a trop besoin de cet or. Rassurez-vous cependant ! Cette somme vous sera rendue et davantage encore quand ma femme, après ma mort, héritera de mes biens.
Rageusement, il arracha le rouleau des mains de Beltrami, le glissa dans son pourpoint et sortit en courant, poursuivi par le ricanement ironique du négociant. Traversant une partie du jardin que le petit jour grisaillait, il rejoignit les communs où ses hommes l’attendaient et où Prames l’avait précédé.
Debout dans la zone d’ombre de l’escalier où l’avait figée l’altercation des deux hommes, Léonarde fit un rapide signe de croix en écoutant décroître le bruit des pas de cet étrange époux que l’on avait donné à Fiora. Ce qu’elle venait d’entendre lui expliquait beaucoup de choses et elle entrevoyait à présent les termes de ce contrat par lequel une enfant avait été jetée dans les bras d’un homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle descendit lentement les dernières marches et rejoignit Beltrami qui, au seuil de sa maison, montrait un poing furieux à un jardin vide.
– Il savait donc ? demanda-t-elle doucement. Francesco, qui avait oublié sa présence, tressaillit et la regarda sans rien dire. Son bras retomba, sans force, le long de sa robe. Haussant les épaules, il soupira enfin :
– S’il n’avait pas su, croyez-vous que je lui aurais donné Fiora ? Lorenzo de Médicis lui a refusé l’emprunt qu’il venait contracter pour le duc de Bourgogne. La main de ma fille... et sa dot ont été le prix de son silence. Un beau prix comme vous voyez !
– Un homme de son nom et de sa qualité, s’abaisser à ce vil marchandage ? J’ai peine à le croire. Les Selongey ont toujours été gens au caractère rude, difficiles à vivre souvent mais d’une loyauté sans faille envers leurs ducs et incapables d’une bassesse. Et pour quoi ? Pour de l’or ? Ils n’ont jamais été pauvres et leur faveur doit être entière...
– C’est sa seule excuse : il ne voulait pas cet or pour lui-même. Vous l’avez entendu ? Grâce à Dieu, il est parti, à présent et pour toujours ! Jamais nous ne le reverrons !
– Jamais ? A-t-il donc l’intention d’abandonner une jeune épouse dont il semble pourtant fort amoureux...
– Non, mais il a l’intention de se faire tuer à la guerre. Il aime Fiora, du moins il le dit, et c’est peut-être vrai mais il estime qu’en épousant la fille de gens déshonorés il a lui-même porté atteinte à la grandeur de son nom.
– Il a épousé la fille d’un des plus hauts hommes de Florence. Il n’a pas à en rougir, il me semble, tout Selongey qu’il soit ? Personne, ici, n’a jamais entendu parler des Brévailles...
– Sans doute mais lui sait à quoi s’en tenir. Cela suffit pour que la souillure lui soit insupportable.
– Comment a-t-il su ?
– D’honneur, je n’en sais rien. Il dit avoir été frappé par une ressemblance. Frère et sœur, les jeunes Brévailles se ressemblaient beaucoup. Leur fille est le portrait de l’un aussi bien que de l’autre. A présent, je vous en prie, dame Léonarde, ne parlons plus de ce personnage que je souhaite oublier le plus vite possible.
– Croyez-vous pouvoir en faire autant pour Fiora ? Elle s’est donnée à lui trop spontanément pour que son cœur ne soit pas pris et elle est de celles qui n’aiment pas deux fois, j’en jurerais. Elle va souffrir...
– Pas maintenant ! Pas déjà ! Elle sait qu’il doit partir seul pour rejoindre son duc devant Neuss. Elle va l’attendre. C’est quand elle apprendra sa mort qu’elle aura du chagrin. J’espère seulement que l’attente ne sera pas trop longue : la douleur sera peut-être violente mais plus brève...
– Cela peut être long. Un chevalier n’a pas le droit de se donner la mort sous peine d’y perdre son âme et, d’une certaine façon, son honneur. Il faut qu’il se fasse tuer en se défendant, qu’il trouve plus fort que lui. Si j’en crois les récits de son écuyer, un tel adversaire n’est pas facile à rencontrer... Vous avez conclu là un étrange marché, ser Francesco ! Dieu pourrait prendre plaisir à le contrarier...
– Nous verrons bien. Pour l’instant, il faut nous réjouir de ce que notre Fiora ne nous sera jamais enlevée. Nous pourrons continuer à l’entourer, à la chérir.
– Ne portera-t-elle donc jamais le nom de son époux ?
– Bien sûr que si. Dès que la conjoncture politique le permettra sans crainte d’offenser les Médicis, nous déclarerons le mariage.
– Et si l’on pouvait le déclarer en même temps que la mort de l’époux, ce serait encore mieux, n’est-ce pas ? fit Léonarde avec une amertume qu’elle n’arrivait plus à retenir. Elle venait de comprendre que, si Philippe n’avait pas exigé de vivre sa nuit de noces, Beltrami eût trouvé l’incroyable marché tout à fait à son goût et elle découvrait que le meilleur des hommes pouvait se laisser aller à un égoïsme impitoyable. Francesco Beltrami avait dû souffrir mort et martyre durant cette nuit qui livrait Fiora au désir d’un homme mais, maintenant, il ne voulait plus penser qu’au bonheur de garder sa fille auprès de lui pour toujours...
– Eh bien, voilà qui est parfait ! soupira-t-elle. Mais il est temps pour moi de monter auprès d’elle pour surveiller son réveil. Il est possible qu’elle ne trouve pas ce matin aussi heureux qu’il vous apparaît...
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