L’entrée, silencieuse pourtant, de Léonarde, vint mettre fin à sa rêverie. La gouvernante apportait avec elle le voile dont elle enveloppa la jeune fille, et une grande mante noire à capuchon sous laquelle disparut la robe brillante.
– C’est l’heure ! dit-elle. Venez ! On nous attend... Puis, brusquement, elle saisit Fiora aux épaules et l’embrassa avec une grande tendresse.
– J’espère que vous serez heureuse, mon agneau, et surtout que vous le serez longtemps.
– Je n’ai jamais été aussi heureuse ! murmura Fiora, sincère. Messire Philippe n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour assurer ce bonheur ?
– Certes, mais c’est un soldat et cela ne simplifie pas les choses. Vous aurez à subir de longues absences...
– Les retours n’en seront que plus merveilleux ! Allons, à présent, puisque l’on nous attend.
Léonarde ne répondit pas, se contentant d’ouvrir la porte devant cette enfant qu’elle croyait si bien connaître et qui semblait changer d’instant en instant. Ce mariage, décidément, lui plaisait de moins en moins mais elle se savait impuissante à freiner la roue du destin si brusquement mise en marche.
Quatre silhouettes noires, celles de Beltrami, de Philippe, de son ami Prames et du notaire Buenaventura attendaient sous le portique d’entrée. Quand les deux femmes les rejoignirent, le négociant prit la main de sa fille et se dirigea vers l’entrée des jardins plongés dans l’obscurité. Aucune lumière n’éclairait le chemin mais la nuit n’était pas trop sombre et permettait de se déplacer sans accidents.
Franchies les limites de la propriété, on trouva vite le sentier qui montait au monastère. Aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne alentour était silencieuse comme si elle retenait son souffle. On n’entendait ni le vol d’un oiseau, ni l’aboiement d’un chien, ni le passage dans l’herbe d’un des nombreux habitants des champs. Dans les amples manteaux qui les recouvraient, les six promeneurs ressemblaient à une théorie de fantômes... Fiora, elle, se déplaçait comme dans un rêve...
Comme dans un rêve, elle vit s’ouvrir la porte de la petite chapelle à peine éclairée par un gros cierge posé à terre dans un chandelier d’argent et par deux bougies à chaque bout de la vieille pierre d’autel recouverte d’une nappe immaculée. Il faisait sombre et froid. Aucun apparat pour cette messe nocturne, seuls les vases sacrés étaient de précieuses pièces d’orfèvrerie et la chasuble du moine qui allait officier plus dorée encore que la robe de la mariée.
Comme dans un rêve, elle entendit se dérouler le rituel, elle offrit sa main au lourd anneau d’or qu’y passa Philippe. Les paroles du prêtre et les reniflements de Léonarde qui se laissait aller à pleurer troublaient seuls le silence où s’enveloppait le couvent. La réalité revint avec, au sortir de l’église, le retour vers la maison au bras de Philippe et le visage crispé de Francesco Beltrami quand, à l’instant de monter, avec Léonarde et Khatoun, vers la chambre préparée pour la nuit de noces, Fiora offrit son front à son baiser et à sa bénédiction... A l’instant où sa fille le quittait pour rejoindre non son lit de jeune fille mais celui d’un homme, Beltrami, pâle jusqu’aux lèvres, avait la figure d’un martyr dans les tourments. Mais quelles tortures pouvaient être pires que ce qu’il éprouvait ? A l’humiliation d’avoir dû céder à un chantage, se joignait une dévorante jalousie. A cet instant, il avait envie de tuer cet homme trop séduisant qui n’avait eu besoin que d’un moment pour conquérir le cœur de Fiora et qui, à présent, avait le droit d’entrer en maître dans sa chambre et de posséder son corps.
Parce qu’il était honnête, il se demanda si tous les pères éprouvaient cet affreux sentiment de frustration, cette douloureuse tension charnelle ? Les souvenirs qu’il gardait d’autres épousailles lui répondirent par la négative et il eut honte des pensées qui l’avaient envahi, des images que son imagination enfiévrée lui avait montrées. Si Fiora avait été réellement son enfant tout ceci lui eût sans doute été épargné mais elle n’était pas sa fille selon la chair et lui-même réagissait comme un homme à qui l’on vient de prendre la femme qu’il aime. C’était Marie qu’il perdait pour la seconde fois...
Cette nuit-là, le sage Francesco Beltrami but un peu plus que de raison en attendant le jour, ce jour triomphal qui lui apporterait la fin du cauchemar, qui verrait partir sans espoir de retour le Bourguignon détesté et qui lui laisserait Fiora pour tout le temps qui lui resterait à vivre. Pour l’instant, il était trop pénible de s’avouer que c’était cette seule circonstance qui l’avait incité à accepter la demande insensée de Selongey. Le comte n’aurait qu’une seule nuit. Lui, il aurait toute la vie, ce qui n’eût jamais été possible avec un époux florentin...
Pendant ce temps, dans la grande chambre d’apparat doucement chauffée, parfumée et ornée de fleurs et de feuillages, Léonarde et Khatoun préparaient Fiora pour la nuit. Elles défirent l’édifice compliqué de sa coiffure puis peignèrent, brossèrent, lustrèrent ses longs cheveux noirs jusqu’à ce qu’ils fussent aussi brillants, aussi doux que du satin. Elles la dépouillèrent de ses bijoux, de sa robe somptueuse, de son linge, massèrent doucement son corps et ses jambes d’une huile légère et parfumée qui sentait la forêt et l’herbe fraîchement coupée. Puis, la prenant chacune par une main, elles la conduisirent nue jusqu’au grand lit à colonnes drapé de velours pourpre à crépines d’or qui, massif comme un autel de sacrifices, occupait tout le centre de la pièce.
Elles l’étendirent entre les draps soyeux que l’on avait bassinés après avoir étalé, sur l’oreiller, ses cheveux en une noire et brillante auréole. Puis Léonarde alluma la veilleuse du chevet, embrassa Fiora sur le front et ferma les rideaux du lit avant de se retirer avec Khatoun qui chantonnait en s’accompagnant de son luth...
Le son de l’instrument s’éteignit peu à peu et Fiora, le cœur battant follement dans la poitrine, demeura seule dans la lueur rougeoyante de la veilleuse...
Elle n’eut pas longtemps à attendre. Il y eut le léger grincement de la porte, un bruit de pas atténué par les tapis, enfin le glissement des rideaux écartés à deux mains. Fiora ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt ne voulant perdre aucune image de cette nuit unique. Elle vit Philippe. Debout auprès du lit, les mains encore accrochées aux courtines de velours, il la regardait et ses yeux étincelaient dans son visage bronzé. A l’exception d’un court caleçon blanc, il était nu et la flamme vacillante de la lampe à huile faisait vivre les muscles puissants mais sans lourdeur de ses cuisses, de sa poitrine, où frisait une courte toison, et de ses bras.
Fascinée, Fiora le regardait, pensant qu’il était plus beau encore que cette statue d’Hermès dont Lorenzo de Médicis était si fier mais, déjà, il avait saisi le drap et la couverture et d’un geste vif les rejetait au pied du lit... Les joues soudain brûlantes, Fiora referma les yeux attendant qu’il parlât, qu’il dît quelque chose, n’importe quoi, qu’il fit un geste mais Philippe ne se pressait pas. Il avait pris la veilleuse et l’élevait au-dessus du corps nerveusement raidi de la jeune fille. Il vit qu’elle tremblait et sourit :
– De quoi as-tu peur ? Ton miroir ne t’a-t-il jamais dit que tu étais belle ? ... Si belle ! ... si douce ! ...
Il reposait la veilleuse et, se laissant tomber à genoux, posa ses lèvres sur le ventre de Fiora qu’un long frisson parcourut. Il le sentit et eut un rire léger :
– Bel instrument, murmura-t-il en enveloppant d’une longue caresse les jeunes seins frémissants, quel merveilleux chant d’amour je vais pouvoir jouer sur toi...
Sans quitter sa pose agenouillée, il couvrit tout son corps de baisers légers, léchant doucement les pointes roses qui se dressaient sous ses lèvres cependant que ses mains exploraient les courbes des hanches, les plans soyeux du ventre tendu. Sa bouche suivit ses mains, descendit, descendit encore jusqu’à une douce toison qu’elle ouvrit délicatement. Les yeux grands ouverts, le cœur affolé, Fiora sentait s’éveiller en elle une tempête, une ardeur dont elle ignorait qu’elle fût capable... Tout son corps criait vers cet homme qui jouait en effet de lui comme d’un instrument, en arrachait des soupirs, des plaintes douces, qui appelaient elle ne savait encore quel accomplissement... Enfin, il glissa sur elle, l’enferma dans ses bras et prit sa bouche qu’il fouilla d’un baiser dévorant sous lequel elle défaillit... Son corps se tendit, s’arqua comme s’il voulait échapper au poids qu’on lui imposait mais sans brutalité, Philippe maîtrisa sa révolte et, soudain, elle sentit qu’il entrait en elle...
Une brève, une légère douleur dont il étouffa le cri sous un baiser. Un moment, Philippe resta immobile puis, les mains noyées dans les flots soyeux de la chevelure dont le parfum l’enivrait, il commença doucement, tout doucement sa danse d’amour à laquelle bientôt Fiora s’accorda passionnément... La vague brûlante du plaisir les emporta, les roula jusqu’à l’ultime paroxysme qu’ils atteignirent ensemble en un double râle... Puis la vague retomba, les laissant haletants, naufragés sur la plage froissée des draps qu’étoilaient quelques gouttes de sang... Mais les bras de Philippe ne desserrèrent pas leur étreinte...
Cet être neuf qu’il venait d’éveiller à l’amour venait de lui offrir sans le savoir la plus bouleversante des révélations : celle des profondeurs inattendues de son cœur. Il avait cru aimer Fiora comme il avait déjà aimé souvent. Cette fois, le chasseur était pris à son propre piège et, de ce piège, il n’avait plus envie de s’éloigner. Pourtant il le faudrait bien, quand reviendrait l’aurore. Il devrait partir, prisonnier de sa propre parole et laisser sa femme, celle qu’il n’aurait jamais cru pouvoir trouver, poursuivre sans lui une vie qui lui était totalement étrangère. On ne lui permettrait plus de rien changer au pacte qu’il avait conclu avec Beltrami, surtout pas celui-ci. Philippe l’avait compris au regard meurtrier dont le négociant l’avait suivi au moment où il l’avait quitté pour rejoindre Fiora...
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