CHAPITRE IV

LA NUIT DE FIESOLE

Le surlendemain, à la même heure, Fiora, le cœur battant, attendait le moment où, pour jamais, elle serait unie à l’homme qu’elle aimait et qui était entré dans sa vie à la manière d’un ouragan. Tout avait été si rapide que la tête lui tournait un peu...

Quand elle avait donné sa main à Philippe, elle pensait que l’on allait célébrer leurs fiançailles puis que son futur époux repartirait pour combattre aux côtés de son duc. La guerre achevée, il reviendrait pour consacrer leurs épousailles et finalement l’emmener dans son pays afin de la présenter à la cour du Grand Duc d’Occident. Elle imaginait déjà les noces fastueuses qui seraient celles de la fille unique du riche Francesco Beltrami...

Et voilà que rien ne ressemblait à ses rêves d’enfance, que rien ne serait même conforme à la tradition. Il n’y aurait pas de grand souper pour la remise de l’anneau, symbole de l’engagement, et pas d’échange de cadeaux. Les jeunes gens ne viendraient pas tendre, à travers sa rue, le ruban ou la guirlande de fleurs cependant que l’un d’eux, le plus beau, viendrait lui offrir un bouquet, après quoi le fiancé pourrait rompre le fragile obstacle. Il n’y aurait pas de cavalcade de dames pour escorter la mariée jusqu’au Duomo tandis que, dans la loggia del Bigallo, près du Baptistère, les trompettes sonneraient le triomphe de l’amour. Il n’y aurait pas de grand banquet au son de

la musique, pas de bal, pas de noix jetées sur le dallage près de la chambre nuptiale pour empêcher que l’on entende ce qui s’y passait, pas de plaisanteries, pas de rires, pas de chante-fables pour égayer la société, pas de romances...

Tout allait se passer dans la grande villa que Beltrami possédait à Fiesole, de nuit, et comme en secret pour que les Médicis ignorent ce mariage qui pouvait offenser leurs amitiés et leur choix politique. Et puis Philippe était pressé. Il aimait trop Fiora pour accepter de s’éloigner d’elle sans s’être assuré qu’aucun autre homme, jamais, ne pourrait la lui prendre...

– Il en eût été de même après des fiançailles, avait fait remarquer la jeune fille, et même sans aucun autre engagement qu’une parole. Il eût suffit que vous me demandassiez d’attendre. J’aurais attendu... ma vie entière.

– Peut-être m’attendrez-vous durant votre vie entière. Je peux être tué, Fiora, et ne jamais revenir. C’est pourquoi j’ai voulu ce mariage dont la rapidité vous effraie peut-être. Je veux, en repartant, être certain que vous êtes à moi. Regrettez-vous tant les fastes d’un mariage au grand jour ?

– Je regretterais surtout que vous n’ayez pas cette hâte. Je regretterais si je ne vous aimais pas...

Tout était dit. Depuis une heure, Beltrami et son futur gendre étaient enfermés dans le cabinet du négociant avec un notaire qui était un ami sûr. Ils discutaient le sévère contrat que Beltrami entendait assurer à sa fille. Dans sa chambre, Fiora était livrée aux soins de ses femmes. Léonarde, le visage hermétique, et Khatoun dont les doigts tremblaient d’excitation l’avaient revêtue d’une grande robe de satin blanc toute brodée d’or. Dans la masse de ses cheveux, haut coiffés, elles avaient piqué des étoiles d’émeraudes et tressé une fine guirlande d’or et, au bord du décolleté, entre les seins juvéniles, Léonarde avait agrafé une chimère aux yeux d’émeraudes dont les ailes étendues étaient diaprées des mêmes pierres. Tout à l’heure, elles poseraient sur sa tête le grand voile que l’on avait fait bénir le matin même au monastère voisin, selon la règle...

Depuis qu’on lui avait annoncé le mariage de Fiora, la vieille gouvernante n’avait presque pas desserré les dents mais elle avait passé de longues heures à l’église. A Fiora qui lui reprochait de ne pas montrer plus de joie de la voir s’unir à un grand seigneur de la Bourgogne qui était son pays à elle, Léonarde avait répondu :

– Je sais que c’est un grand seigneur et je connais bien le château de Selongey qui est une puissante forteresse et une noble demeure. Je sais que vous épousez un homme vaillant et qu’auprès de lui vous aurez une haute position. Je sais...

– Savez-vous que je l’aime... et qu’il m’aime ?

– Il faut bien qu’il en soit ainsi pour bâcler un mariage en deux jours et, je vous l’avoue, je comprends mal votre père, un homme si sage, si mesuré, de donner son accord à pareille...

– Folie ? Il faut croire que mon père sait que d’une folie apparente peut naître un grand bonheur.

Léonarde n’avait rien répondu mais elle avait rougi un peu. Mieux que quiconque, elle savait que Francesco Beltrami était capable d’actes apparemment insensés et elle avait essayé de lui parler mais, se dérobant à une explication, le négociant avait été impossible à atteindre, comme s’il fuyait. Aussi, la vieille dame avait-elle choisi le silence... mais Khatoun parlait pour deux.

La petite Tartare ne cessait de vanter la magnificence du fiancé et de prédire à sa jeune maîtresse un univers d’amour partagé que pour chanter, en s’accompagnant d’un luth, toutes les chansons de son répertoire. Elle avait, sans hésiter, promis de ne révéler à personne ce qui allait se passer et Fiora savait qu’elle se ferait tuer plutôt que trahir un secret confié à son cœur.

Le plus pénible, pour Fiora, était de ne rien pouvoir dire à son amie Chiara. Elle eût aimé, au moins, avoir auprès d’elle cette charmante fille à l’heure où son mariage serait bénit. Elle eût aimé pouvoir partager avec Chiara toute cette joie, tout ce bonheur dont son cœur débordait mais Beltrami s’était montré intraitable :

– N’oublie pas que sa Colomba est la langue la plus agile de toute la ville ! Lui confier un secret c’est le partager avec les courants d’air. En outre, il faut te souvenir que les Albizzi ont été longtemps plus riches et plus puissants que les Médicis, qu’ils ont été exilés et ce serait, peut-être, les mettre dans un mauvais cas que les mêler à ce mariage. D’aucuns pourraient trouver cela étrange.

– N’aurai-je donc jamais le droit de porter devant tous, le nom de mon époux ? J’aimerais tant...

– Que l’on te sache comtesse ? fit Beltrami en souriant.

– Non. Que l’on sache que je suis « sa » femme...

– Cela viendra, sois sans crainte ! Et plus vite peut-être que tu ne le crois. Je veux seulement prendre mon temps pour l’annoncer moi-même au Magnifique. Ce sera plus facile s’il peut croire que tu t’es mariée... à mon insu !

Cette fois Fiora avait compris. Elle connaissait assez les Médicis pour savoir à quel point ils étaient soucieux de leur autorité et cela d’autant plus qu’elle ne leur était pas légalement accordée. Et elle se laissa aller à la joie d’être bientôt à Philippe. Mais, à mesure que l’heure en approchait, son cœur battait sur un rythme plus rapide...

Elle rêvait, debout auprès d’une fenêtre d’où l’on découvrait le jardin en terrasses et, plus bas, Florence tout entière étendue comme un tapis gris et rose au pied de l’ancienne acropole étrusque et romaine qu’avait été Fiesole. De la splendeur d’autrefois il ne restait qu’une enceinte de murailles cyclopéennes, enceinte à demi-écroulée, et beaucoup de pierres anciennes provenant de ce qui avait été un théâtre. Il y avait des vestiges dans presque tous les jardins et, des jardins, il y en avait partout car, si Fiesole avait cessé d’être une cité guerrière, elle demeurait un lieu de plaisance et certainement l’endroit le plus charmant des environs de Florence. Même quand les jardins, comme en ce début de février, n’avaient plus de fleurs, il restait la douceur des vallonnements que soulignaient les fuseaux noirs des cyprès et des ifs, les teintes assourdies de la terre et des oliviers argentés dont les murets de pierres rousses retenaient les racines tordues, l’élégance des quelques demeures patriciennes et, sur la petite place de ce qui n’était plus qu’un gros village, le charme contrasté d’une vieille cathédrale romane à campanile crénelé auprès d’un gracieux palais neuf.

Le soleil s’était couché dans une gloire pourpre annonciatrice de vent dont il demeurait un reflet aux toits du petit couvent franciscain qui couronnait la colline et où l’on conservait le corps du grand saint Antonin, que tout Florence vénérait. C’était dans sa chapelle qu’à la nuit close Fiora et Philippe seraient mariés par le vénérable abbé...

Selongey, son écuyer Mathieu de Prames qui lui servirait de témoin et les quelques hommes qui composaient son escorte avaient franchi les portes de Florence au matin sans esprit de retour. Par un chemin détourné, ils avaient gagné la villa de Beltrami et y étaient entrés par le porche des communs où ils allaient attendre leur vrai départ prévu pour le lendemain matin au petit jour. Seuls, les deux nobles avaient pénétré dans la maison mais, ce que Fiora ignorait c’est que, dans le coffre de son père, reposait déjà une lettre de change de cent mille florins d’or payables chez les banquiers Fugger d’Augsbourg et qui représentaient sa dot quasi royale...

Longtemps, Fiora resta là, regardant mourir le jour et la nuit envahir peu à peu le merveilleux tableau ne laissant plus visibles que des points lumineux, feux sur les remparts ou lumières diverses. Ils composaient un prolongement du ciel où s’allumaient quelques étoiles. Ce soir qui tombait tirait un rideau sur les jours insouciants d’une enfance heureuse et, demain, quand reviendrait le jour, il éclairerait un être nouveau, né de la mystérieuse magie de l’amour.

Comme la plupart des filles de son temps, Fiora savait que ce n’était pas la bénédiction nuptiale qui faisait éclore la femme mais l’union de deux corps et que cette union, au début tout au moins, pouvait être douloureuse, insupportable parfois quand l’acte d’amour devenait viol comme elle l’avait entendu raconter dans les récits de saccages de Volterra et de Prato, peu de temps auparavant, par les mercenaires de Florence. Elle ne craignait rien de semblable de la part d’un homme qui l’aimait et auquel elle était heureuse de s’offrir puisqu’il lui avait suffi d’un baiser pour la conquérir.