Entre le Mercato Nuovo et le palais des bords de l’Arno, le Bourguignon entendit, plus de vingt fois, des passants saluer son compagnon.
– La bonne nuit à toi, messer Francesco ! Dieu te garde et te maintienne en prospérité ! – Salut à messer Beltrami et à tout ce qu’il aime ! ... Les formules étaient diverses mais toutes reflétaient le respect, voire l’affection.
– Je ne vous savais pas si populaire, remarqua Selongey, mais comment se fait-il que tout le monde se tutoie ici ?
– Se disait-on vous à Rome ? Le latin ignore le vouvoiement et le latin demeure ici la langue des poètes et des savants. Notre langue vulgaire n’est qu’un dérivé du latin, comme la langue française d’ailleurs et monseigneur Lorenzo qui s’est mis à poétiser en toscan s’efforce de lui donner ses lettres de noblesse. Il ne fait aucun doute qu’il y réussira car c’est un grand artiste en toutes choses...
– L’est-il aussi en politique ? J’en doute. C’est faute grave qu’opposer un refus au tout-puissant duc de Bourgogne...
– Je ne voudrais pas vous faire de peine, messire de Selongey, mais ce serait plus grande faute encore que rompre l’alliance avec le roi Louis de France qui est peut-être le plus fin politique de son temps !
– Ce piètre sire ? fit dédaigneusement le comte. Ce n’est pas un chevalier.
– Quand on a charge d’un royaume qui, durant cent ans, a connu l’occupation anglaise, il vaut mieux être un grand diplomate qu’un chevalier sans reproche. Le roi
Louis n’est pas sans courage. Il l’a montré en maintes occasions.
– Je vois que vous l’admirez fort. Puis-je vous conseiller, ... en futur gendre, de changer vos amitiés quand il en est temps encore ? En juillet dernier, le roi Edouard IV d’Angleterre a signé avec le duc Charles un traité par lequel l’Anglais s’engage à revenir en France avec une armée cependant que la Bourgogne viendra se joindre à lui avec dix mille hommes avant le 1er juillet prochain. Messire Louis sera balayé et Edouard sera couronné roi de France à Reims comme le veut la raison.
– Mais non l’Histoire ! Votre maître laisserait l’Anglais coiffer la couronne de Saint Louis dont lui-même descend ? Ce serait à mon avis une faute grave. Avoir reconnu jadis le jeune Henri au détriment de Charles VII n’a guère porté chance au duc Philippe le Bon... Le ciel pourrait peut-être susciter une autre Jeanne d’Arc... et, de toute façon, il n’est jamais bon de se tromper de roi. Enfin, Louis XI n’a pas dit son dernier mot. Soyez sûr que, de tout cela, monseigneur Lorenzo n’ignore rien... et il a refusé d’aider votre maître !
– Eh bien, il se trompe ! Songez encore que la propre sœur de Louis XI, la duchesse Yolande de Savoie, est l’alliée de Bourgogne au profit de qui elle a conclu alliance avec le duc de Milan... qui est votre allié.
– Mais non notre ami. Le bel allié que vous aurez là ! Galeazzo-Maria est une tête vide qui n’a de Sforza que le nom mais aucune ressemblance avec son père le grand Francesco qui était l’ami de Louis XI. Toutes ses pensées tournent autour de sa favorite, la belle Lucia Marliani, et dans les lettres qu’il écrit à monseigneur Lorenzo il n’est question que de certain rubis pâle qui appartient aux Médicis et que le Milanais convoite pour sa maîtresse. Votre duc aura des surprises...
– Qui n’en a lorsqu’il s’agit de femme ? Conscient tout à coup de ce qu’il disait, Selongey rougit et se tut. Les deux hommes arrivaient en vue du portail du palais Beltrami éclairé par deux pots à feu brûlant dans des cages de fer et dont les flammes se courbaient et se divisaient au vent froid qui soufflait par les rues. Francesco souleva le lourd heurtoir de bronze représentant une tête de lion. En retombant, il rendit un son ample et profond. Puis, comme la porte s’ouvrait aux mains d’un valet, il s’effaça pour laisser passage à cet hôte inattendu :
– Reste à savoir à présent pour lequel de nous deux sera la surprise, dit-il gravement.
L’heure du souper approchait et Fiora attendait son père dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise près d’un échiquier d’ébène, d’ivoire et d’or, elle jouait avec Khatoun dans le religieux silence qu’imposait le plus savant des jeux et n’entendit même pas le très léger grincement qu’émit la porte en s’ouvrant devant les deux hommes. Seule, Léonarde qui brodait près des deux jeunes filles leva la tête mais, d’un geste, Beltrami lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composaient les joueuses...
Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Fiora, au bijou d’or qui pendait sur son front, aux cassures des plis de sa robe de cendal d’un rouge profond. Ses cils noirs, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches. En face d’elle, Khatoun, vêtue d’une tunique et d’un voile d’un joyeux bleu canard ressemblait à un petit génie de conte oriental.
Beltrami, le cœur étreint d’une subite angoisse, aurait voulu retenir indéfiniment cette minute de paix, cet instant de lumière qui protégeaient encore la quiétude de sa vie de père comblé. Il n’avait pas besoin de se retourner pour deviner de quels yeux ardents l’étranger regardait son enfant. Se pouvait-il qu’à peine sortie de l’enfance elle eût suscité la passion d’un homme ? ... Pour la première fois, il regardait Fiora avec des yeux différents, s’attachant à la finesse de la taille, à la rondeur exquise de la gorge moulée par le tissu chatoyant, à l’ivoire si doucement rosé de la peau soyeuse, à la délicatesse d’une main fine maniant une pièce précieuse... La pensée qu’un homme pouvait prétendre posséder ce miracle de grâce et de beauté lui fut soudain intolérable. Il ressentit l’envie brutale d’appeler ses gens, de faire jeter dehors l’insolent prétendant... mais Khatoun avait vu les deux hommes et d’un geste léger les désignait. Fiora leva les yeux et repoussa son siège...
– Père, reprocha-t-elle gaiement, il me semble que tu rentres bien tard et que...
Elle reconnut soudain Philippe, dont la haute taille dominait celle de Beltrami, et une vague de sang empourpra ses joues. Pour cacher son trouble, elle esquissa une révérence.
– J’ignorais que nous eussions un hôte, murmura-t-elle. Tu aurais dû nous faire prévenir.
– Ma visite est tout à fait impromptue, dit doucement Philippe, et je vous supplie, demoiselle, de me pardonner si elle vous prend au dépourvu. Il se peut d’ailleurs que je ne sois pas votre hôte... très longtemps.
– Veuillez nous laisser, dame Léonarde, dit Beltrami brièvement. Toi aussi Khatoun...
Les yeux pleins de muette interrogation, les deux femmes sortirent sans un mot, laissant Fiora seule face aux deux hommes. Quand la porte se fut refermée sur elles, Beltrami vint prendre sa fille par la main et la conduisit jusqu’au siège qu’elle venait d’abandonner.
– Assieds-toi, mon enfant, dit-il doucement. Ce que nous avons à te dire est grave... d’une extrême importance pour l’avenir...
– Ce que... vous... avez à me dire ? Êtes-vous donc deux à parler à cette heure ?
– En effet...
Beltrami sentit sa gorge se serrer et déglutit nerveusement. L’instant terrible était venu, cet instant qu’il s’était laissé imposer parce que cet homme connaissait son secret... Et tout à coup, il eut hâte d’en finir. Tout valait mieux que l’incertitude. D’ailleurs Fiora connaissait à peine Selongey, elle n’accepterait jamais de l’épouser... Elle allait, avec un sourire, le refuser comme elle refusait les hommages de Luca Tornabuoni. N’avait-il pas cru s’apercevoir qu’elle était amoureuse de Giuliano de Médicis ? Alors, d’une voix claire, il lança.
– Messire Philippe de Selongey que voici est venu, ce soir, me demander ta main...
Ces paroles à peine prononcées, il eut envie de les retirer. Fiora les accueillait avec dans les yeux une immense surprise mais, déjà, une lumière s’y allumait, une lumière qui lui fit mal...
– Vous voulez... m’épouser ? demanda la jeune fille. Vivement, Selongey mit genou en terre devant elle :
– Il n’est rien que je désire davantage, dit-il d’une voix vibrante. Ce que votre père n’a pas dit, Fiora, c’est que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.
– Jamais ? ... Que moi ?
– Tant que je vivrai ! J’y engage ma foi de chevalier devant Dieu qui recevra nos promesses si vous acceptez de devenir mienne !
Fiora regarda le visage arrogant tendu vers elle, ces yeux dont la flamme la brûlait, ces lèvres dont le baiser la hantait, cette grande main qui se tendait vers la sienne. Elle chercha le regard de son père mais Beltrami détournait les yeux. Philippe d’ailleurs ajoutait, plus bas mais plus ardemment :
– Répondez, Fiora ! Voulez-vous être ma femme ? Une joie immense envahit la jeune fille. C’était comme
une de ces grandes vagues bleues, délicieuses et tièdes dans lesquelles, à Livourne, elle s’était baignée, un jour d’été. Le rêve commencé sous les voûtes sévères de Santa
Trinita se continuait et, cette fois, il n’aurait plus jamais, jamais de fin. D’un geste charmant et spontané elle mit ses deux mains dans celle qui s’offrait :
– Oui, dit-elle fermement... oui, je le veux ! Francesco Beltrami ferma les yeux un instant pour ne pas voir Philippe baiser tendrement les doigts menus de celle qui était à présent sa fiancée. Tout était dit et il faudrait que ceci allât jusqu’au bout. La surprise avait été pour lui... Frappant soudain dans ses mains, il appela d’une voix forte :
– Du vin ! Que l’on apporte du vin !
Ne convenait-il pas de célébrer par une libation le prochain mariage de Fiora ? Mais, pour la première fois depuis bien longtemps, Francesco Beltrami avait envie de pleurer...
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