[doux ?
En lisant, Fiora se sentit rougir. Le poète répondait trop bien aux questions qui hantaient son esprit depuis la veille et qui, une grande partie de la nuit, l’avaient empêchée de trouver le sommeil. La minute vécue entre les bras de Philippe avait été divine mais, rendue à la solitude, la raison et la logique si chères à ses amis les philosophes s’étaient efforcées de combattre et d’apaiser l’affolement de son cœur pris par surprise. En dépit de ce que disait Khatoun qui avait vu dans le geste passionné du chevalier bourguignon une sorte de révélation venue d’en haut, Fiora avait fini par se persuader que Selongey n’avait obéi qu’à une impulsion passagère, au désir d’emporter un souvenir agréable d’une cité qui ne lui avait pas accordé ce qu’il était venu y chercher...
– Pourtant, insistait Khatoun, il a dit qu’il te voulait.
– Il l’a dit mais cela ne signifie pas qu’il aille demander ma main à mon père. Je suis presque certaine qu’il repartira sans que nous l’ayons seulement revu...
Elle savait bien qu’elle n’en pensait pas un mot et qu’elle essayait de se mentir à elle-même mais c’était une façon comme une autre d’essayer de se préserver de la douleur au cas où, effectivement, Philippe repartirait sans qu’elle ait pu le revoir,
En attendant, elle souhaitait apprendre sur lui le plus de choses possible et, dans l’après-midi, elle réussit à convaincre Léonarde de la conduire au palais Albizzi pour y passer un moment avec Chiara. Sans trop de peine en vérité, car la perspective de passer une ou deux heures en compagnie de l’intarissable Colomba n’était pas pour déplaire à la gouvernante. Sans compter le plaisir qu’il y avait à goûter les prunes confites que la grosse Colomba réussissait comme personne.
Malheureusement, Fiora n’apprit pas grand-chose : l’envoyé du Téméraire avait pris logis avec son escorte dans la meilleure auberge de la ville, à la Croce di Malta, sur le Vieux Marché. Il y menait train de prince, buvant les meilleurs vins – qui n’étaient jamais assez bons pour lui ! – et faisant grande chère mais il n’était sorti de son appartement qu’une ou deux fois et encore pour un laps de temps assez court.
– Tu sembles t’intéresser beaucoup à cet étranger ? remarqua Chiara.
– Peut-être parce que je le trouve intéressant. Pas toi ?
– Si, bien sûr, mais un peu comme une curiosité. Certes, il est de belle allure et son visage n’est pas de ceux que l’on oublie facilement mais je crois qu’il me fait un peu peur...
– Pourquoi peur ? Il n’a rien de terrifiant.
– Il sent la guerre. J’ai eu la même impression en rencontrant l’an passé le condottiere Guidobaldo da Montefeltro. Ce sont de ces hommes qui ne vivent que d’elle et pour elle. Et puis ces gens du Nord ne sont pas comme nous, ils n’aiment pas ce que nous aimons...
– On dit pourtant que la cour du duc de Bourgogne est la plus brillante d’Europe comme il est, lui, l’homme le plus riche...
– En ce cas pourquoi a-t-il envoyé messire de Selongey emprunter de l’argent aux Médicis ? Mon oncle, qui en parlait hier, disait que le duc Charles veut devenir roi, qu’il ne cesse de guerroyer dans ce dessein et que, depuis trois mois, il assiège la forte ville de Neuss, en terre d’Allemagne. La guerre coûte plus cher que les fêtes...
– Est-ce que nous ne la faisons jamais ? As-tu oublié le siège de Volterra, il y a peu d’années, et comment notre Lorenzo a traité la ville rendue ?
Chiara se mit à rire.
– Voilà que nous discutons toutes deux comme si nous avions en charge la cité. Décidément, tu t’intéresses beaucoup à messire de Selongey. Il est vrai qu’il t’a beaucoup regardée l’autre jour... L’aurais-tu revu ?
– Non, dit Fiora sans hésiter devant un si gros mensonge mais elle ne voulait partager avec personne le moment vécu à Santa Trinita. Ces quelques minutes étaient à elle seule. C’était comme un trésor caché qu’il ne fallait pas dilapider même avec une amie aussi chère que Chiara. Khatoun suffisait pour pouvoir parler de Philippe quand il serait retourné vers son maître, le Grand Duc d’Occident...
– Alors, essaie de n’y plus penser puisqu’il repart bientôt et que, selon toute vraisemblance, tu ne le verras plus jamais. Au moins aura-t-il servi à t’ôter Giuliano de la tête et tu finiras peut-être par t’intéresser à ce pauvre Luca Tornabuoni qui se dessèche pour toi. Ne ferait-il pas un excellent époux ?
– Que ne l’épouses-tu toi-même puisque tu le trouves si bien ?
– D’abord parce qu’il ne m’aime pas, ensuite parce que nous sommes de trop vieux amis, enfin parce que je suis, tu le sais bien, pour ainsi dire fiancée à mon cousin Bernardo Davanzati. Dans deux ans, on nous mariera puisque ainsi en ont décidé nos familles. Bien sûr, je ne le vois pas très souvent puisqu’il représente, à Rome, les intérêts de sa maison mais je sais qu’il m’aime.
– Et toi ? L’aimes-tu ?
– Il ne me déplaît pas. Aussi n’y a-t-il aucune raison de changer quoi que ce soit aux projets que l’on a élaborés pour nous. Je pense que nous formerons un couple très convenable, ajouta Chiara en souriant.
C’était sans doute une bonne chose que de voir la vie tracée ainsi devant soi en une belle ligne droite. Cependant Fiora, à la lumière de sa récente expérience, n’envisageait plus l’existence de la même façon.
– Es-tu certaine, dit-elle soudain, de ne jamais rencontrer un homme qui fera beaucoup mieux que ne pas te déplaire ? Qui fera battre ton cœur plus vite... et que tu auras envie de suivre jusqu’au bout du monde ?
Chiara ne répondit pas tout de suite. Ses yeux bruns s’étaient fixés sur Fiora avec affection mais aussi avec inquiétude. Pour laisser s’éteindre l’écho des paroles révélatrices de son amie, elle alla prendre sur un dressoir une coupe de verre bleu contenant des prunes confites et vint la déposer devant Fiora qui en prit une. Elle-même considéra un instant le fruit sucré qu’elle tenait au bout de ses doigts fins et soupira :
– Si tu veux mon avis, il est grand temps que certain seigneur de Bourgogne regagne ses brumes du Nord !
Fiora n’eut pas le loisir de protester. L’entrée de Léonarde et de Colomba, qui s’étaient attardées à la cuisine où la gouvernante de Chiara fignolait une nouvelle recette pour farcir les pigeons, mit fin à la conversation. Colomba venait proposer aux deux jeunes filles de reconduire Fiora jusque chez elle en passant par la boutique de l’apothicaire Landucci où elle désirait s’approvisionner en un certain onguent à la citronnelle, miraculeux pour la blancheur des mains.
– C’est une bonne idée, dit Léonarde car nous n’en avons plus guère nous non plus.
On partit par les rues, les deux amies marchant devant. En bonnes Florentines, elles aimaient se promener ainsi, à travers le bruit et l’agitation d’une ville dont les habitants vivaient plus volontiers dehors qu’à l’intérieur de leurs maisons. Les femmes causaient d’une fenêtre à l’autre ou sur le pas des portes. Les hommes, quand le jour tirait vers sa fin, sortaient afin de se réunir entre eux pour discuter des affaires de la cité, se raconter des histoires ou échanger des plaisanteries. Les marchands et les artisans se groupaient au Vieux Marché, les jeunes élégants de la ville sur le pont Santa Trinita d’où ils regardaient le jour s’éteindre dans les eaux du fleuve ; quant aux hommes importants, on les trouvait sous les arcades de la Loggia dei Priori, à l’ombre même de la Seigneurie, et il n’était pas rare que le Magnifique vînt se joindre à eux. Il n’était pas rare non plus, quand le temps était beau, de voir sortir devant les maisons des tables où l’on s’installait pour jouer aux échecs. Cependant, les femmes vaquaient au repas du soir ou causaient entre elles quand la besogne était achevée. Quant aux enfants – uniquement les garçons, bien sûr – leurs cris et le bruit de leurs jeux emplissaient les rues et les places... Puis, à l’appel de l’Angélus, chacun rentrait chez soi car il ne faisait pas bon errer, à la nuit close, hors de son logis.
La Florence respectable s’endormirait entre ses murailles aux soixante-huit tours de guet ou de défense, gardée par ses soldats tandis que l’autre, celle du plaisir et du crime, celle des filles publiques et des coupe-jarrets commencerait à vivre, sortirait de ses repaires et s’infiltrerait comme une marée trouble au long des rues à peine éclairées, de loin en loin, par un brûlot de fer pendu au portail d’un palais.
Hors de l’enceinte, ce serait la paix des douces collines, le vent léger de la nuit aux branches d’un cyprès, la prière nocturne d’un oiseau dans les olivaies ou dans les vignes de San Miniato et de Fiesole, répondant à la cloche grêle d’un monastère de campagne mais, dans la ville, la débauche, la terreur et la mort rôderaient jusqu’à ce que le chant des coqs chassât les oiseaux de nuit et les rejetât, apeurés et clignant des yeux, dans leurs trous équivoques. Et si, pendant les heures nocturnes, un cri déchirait l’ombre entre les rondes de la milice, les bourgeois de Florence n’en dormiraient pas d’un sommeil moins paisible, confiants en la puissance de leur ville et en la protection de Santa Reparata, sa patronne : le sang du ruisseau ne ferait pas plus rouge le lys de Florence.
Cette Florence-là, ni Fiora ni Chiara ne la soupçonnaient, abritées qu’elles étaient par les murs épais de leurs palais gardés par de nombreux serviteurs. Elles n’en connaissaient que l’aimable image diurne, que les heures de soleil qui chauffaient les marbres polychromes du Duomo, l’admirable cathédrale Santa Maria del Fiore à qui la superbe coupole de Brunelleschi avait valu ce surnom.
Les promeneuses s’attardèrent un moment devant les cages des lions installés derrière la Seigneurie. Les animaux royaux étaient les fétiches de la cité qui veillait sur eux avec un soin jaloux et il suffisait que l’un d’eux manquât d’appétit pour que les gens bien informés se missent à prophétiser une catastrophe prochaine ; et, si l’un d’eux mourait, la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne sonnait que le tocsin, s’ébranlait comme pour une rébellion.
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