Francesco se souvint alors de ce qu’avait dit le soldat, à sa manière grossière : ces deux enfants étaient frère et sœur... et ils s’aimaient. C’était sans doute cet inceste qu’ils allaient payer de leurs vies... Comme c’était étrange ! Et plus étrange encore l’attitude de cette foule qui ne criait pas, ne disait rien mais où plus d’une femme, plus d’un homme pleuraient... Une plainte jaillit, tout à coup :

– Grâce ! Grâce pour leur jeunesse ! ...

D’autres voix s’élevèrent, nombreuses, et parmi elles il y eut celle du voyageur. Francesco se retrouvait partie intégrante de cette foule désolée avec, en outre, l’impression effrayante que sa vie, à lui, était liée à celle de cette adorable femme et que rien, en cet instant, n’importait plus que l’arracher à ce qui l’attendait... Une trompette sonna puis le prévôt qui accompagnait les condamnés cria, du haut de son cheval :

– Pas de grâce ! Monseigneur le duc a ordonné la mort !

La foule gronda et Francesco eut un espoir. Celui de voir tous ces gens se lancer à l’assaut de l’échafaud pour lui arracher ses victimes mais déjà le grondement décroissait, devenait murmure puis silence consterné. Le vieux duc Philippe, surnommé cependant le Bon, et qui tant aimait les femmes pouvait avoir la main lourde. Nul, ici, ne l’ignorait...

Déjà la jeune fille montait seule, courageusement, vers le bourreau masqué qui l’attendait, relevant un peu sa longue jupe d’un geste joli et refusant courtoisement l’aide de l’exécuteur dont la main tremblait un peu. Parvenue en haut, elle prit une longue respiration, se signa et regarda un instant le ciel où un timide rayon de soleil s’efforçait de percer. Puis elle sourit à la foule et ôta sa coiffure qu’elle laissa tomber. Enfin, elle s’agenouilla, écarta elle-même ses boucles brillantes et posa son cou frêle sur le bloc de bois grossier. En bas, d’un geste paternel, le prêtre avait saisi le jeune homme dans ses bras et lui cachait le visage contre son épaule. La foule retint son souffle.

Mais on eut à peine le temps de voir luire l’acier de la lourde épée brandie à deux mains. Tout était fini. Les valets du bourreau s’empressaient déjà de faire place pour l’autre victime. Maladroit, sans doute, ou trop ému, l’un d’eux, en écartant le corps de la jeune fille, releva sa jupe jusqu’aux genoux laissant voir des bas de soie rouge. La foule gronda, indignée. Maître Arny Signart, le bourreau, bondit. A toute volée, il gifla le maladroit qui roula sur le drap sanglant puis, le rattrapant d’une main, il l’agenouilla de force devant la mince dépouille en signe de repentir. La foule murmura, satisfaite.

C’était le tour du jeune homme. Déjà, il s’arrachait des bras du prêtre, s’élançait sur la plate-forme, ramassait la tête blonde pour lui donner un dernier baiser et se laissait tomber à genoux.

– Dépêche-toi, bourreau ! J’ai hâte de la rejoindre...

– N’ayez crainte ! Je ne tarderai pas.

L’épée se relevait. Un autre éclair, un autre choc et la tête du jeune homme roulait près de celle de la jeune fille. Cette fois il n’y avait plus rien à voir et le peuple commença à s’écouler par les rues adjacentes au milieu d’un profond et bien inhabituel silence. Le glas, enfin, cessa. Mais Francesco ne s’éloigna pas. Au contraire : laissant son cheval à Marino, il s’avança vers l’échafaud où le prêtre, à genoux, priait après avoir jeté des linceuls sur les corps mutilés. Le bourreau et ses aides le regardaient, n’osant interrompre sa prière quand, soudain, un homme richement vêtu d’une houppelande noire fourrée de gris vint les rejoindre. Sa voix aigre retentit dans l’air froid, sinistre comme le croassement d’un corbeau.

– Eh bien, maître Signart, qu’attendez-vous pour prendre ce qui vous appartient de droit ? Est-ce que les vêtements des suppliciés n’appartiennent plus aux exécuteurs ?

Le prêtre cessa sa prière et leva sur l’homme un regard plein d’effroi et de douleur. En même temps, il étendait ses deux mains au-dessus des corps dans un geste de protection dérisoire mais touchant :

– Respect à la mort, messire Regnault ! Au nom du Dieu qui souffrit sur la croix, retirez-vous ! Votre vengeance est accomplie.

– Elle ne sera complète que lorsque ces misérables auront été jetés à la fosse puante qui les attend ! Allons, bourreau, prends ce qui t’est dû ! Déshabille-les !

Sans répondre, celui-ci ôta, d’un geste las, le masque qui faisait de lui l’impersonnel artisan des œuvres de justice, montrant un visage rude et triste, cerné d’une barbe grise.

– Non, messire, je ne veux pas de ces dépouilles si riches soient-elles. Cela ne porterait chance... ni à moi ni à mes gens !

L’homme à la houppelande n’eut pas le temps de répondre. Francesco se dressa soudain entre lui et l’exécuteur auquel il tendit quelques pièces d’or.

– Vous avez bien parlé, maître ! Mais puisqu’il s’agit d’une loi, prenez ceci : je vous rachète ces habits. Vous pouvez les enterrer avec, padre !

– De quoi vous mêlez-vous ? gronda l’homme que le prêtre avait appelé Regnault. J’ai tous les droits sur ces deux-là qui sont d’ailleurs damnés.

Vu de près, Regnault était affreux par la haine qui tordait diaboliquement son long visage à la peau jaune, aux petits yeux cruels et perçants. Cet homme suait le fiel par tous les pores de sa vilaine peau. Il ne lui manquait qu’une langue bifide jaillissant de sa longue bouche aux dents noircies pour ressembler tout à fait à un serpent. Une violente colère s’empara de Francesco qui empoigna l’homme par son vêtement :

– Damnés ? Tous les droits ? Seriez-vous Dieu par hasard ?

– Cette... cette femme... m’a été donnée en mariage... râla l’homme à demi étranglé.

– Chez nous, l’Église dit que le mariage vaut jusqu’à ce que la mort vous sépare. La mort est passée. Allez-vous-en !

Il allait jeter l’homme à bas de l’échafaud quand le prêtre s’interposa. Doucement mais fermement, il obligea Francesco à lâcher prise :

– Vous avez dit ce qu’il fallait dire. Laissez-le aller à présent ! Et vous, Regnault du Hamel, songez à quitter cette haine qui vous habite et à en demander pardon au Tout-Puissant !

Massant sa gorge endolorie, le déplaisant personnage, après un regard meurtrier lancé au Florentin, gagna l’escalier. Arrivé en bas et se considérant comme suffisamment éloigné de cet ennemi inattendu, il lui montra le poing en ricanant :

– Je ne sais pas qui tu es, toi l’étranger, mais en dépit de ton or, tu ne pourras faire que cette femelle ne soit jetée à la fosse des pestiférés avec son complice. Voilà les soldats qui vont y veiller !

En effet, le sergent qui avait assisté à l’exécution rassemblait ses hommes autour du tombereau qu’il avait fait avancer. Du regard, Francesco interrogea le prêtre. Celui-ci hocha la tête d’un air désolé :

– Il n’a que trop raison, hélas ! Ces pauvres enfants n’ont pas droit à une sépulture décente. La sentence a été à ce point cruelle. J’ai même eu beaucoup de peine à obtenir le droit de les accompagner. Mais l’eût-on interdit, je serais venu quand même. Vous comprenez... je les ai vus naître l’un et l’autre.

– Alors je vais avec vous. Laissez-moi vous aider.

– Pourquoi le feriez-vous ? Vous les connaissiez ?

– Je les ai vus aujourd’hui pour la première fois mais je sais qu’il faut que je le fasse. Il y a quelque chose en moi qui m’y pousse.

– J’ai peur que vous ne le regrettiez quand vous saurez pourquoi on les a condamnés et quel a été leur crime.

Francesco haussa les épaules.

– Ils étaient frère et sœur... et ils s’aimaient... trop ! Quelqu’un m’a renseigné. Mais nous perdons du temps.

A eux deux, ils enveloppèrent les corps suppliciés dans leurs linceuls et les portèrent dans le tombereau. Soudain, Francesco aperçut, abandonné sur le drap noir, le petit hennin de dentelle ; il le ramassa. A tenir entre ses mains ce colifichet charmant qui parait si bien naguère l’exquise beauté de la jeune morte, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Vivement, il le mit sur son cœur, à l’abri de son manteau, puis rejoignit ses gens qui attendaient toujours à l’entrée de la place.

– Va m’attendre à l’hôtellerie de la Croix d’Or, dit-il à Marino. Je vous rejoindrai tout à l’heure. Pas un mot sur le sujet de mon retard !

– Est-ce que vous ne me connaissez pas ? Personne ne soufflera mot. Etes-vous certain de ne pas avoir besoin d’aide ?

– Non. J’ai une arme et de l’or. C’est plus qu’il n’en faut pour me défendre en cas de besoin.

Tenant son cheval en bride, Francesco suivit à pied le tombereau dans lequel le prêtre, assis entre les deux corps, avait repris ses prières. On franchit la porte d’Ouche et les fossés puis on obliqua vers un bâtiment lézardé qui s’élevait non loin de la route de Beaune, entre les anciennes tanneries et un champ d’épandage. L’endroit était désert et malodorant ; pourtant un homme s’y tenait debout, appuyé sur une bêche, le nez et la bouche cachés par un chiffon noué derrière la tête. A ses pieds, le trou qu’il avait creusé dans la terre visqueuse mettait une tache noire sur le paysage de neige. Ce fut vers lui que se dirigea le petit cortège que le sire du Hamel suivait à distance. A la vue de la fosse boueuse dans laquelle apparaissaient des fragments d’os, Francesco ne put retenir son dégoût : il s’approcha du sergent.

– Est-il vraiment impossible de trouver une autre sépulture que ce trou infect ? dit-il en portant la main à sa bourse. Le soldat retint le geste ébauché :

– Non, messire. Ce que vous demandez est impossible car cela a été ordonné par la justice. Il faut que cela s’accomplisse mais, ajouta-t-il plus bas, estimez-vous encore heureux qu’on les enterre. Si l’on avait écouté le mari, ces malheureux auraient été accrochés par les aisselles au gibet que vous voyez là-bas, au bord de la route, pour y pourrir lentement au vent, à la pluie et sous les pierres que les gamins ne manquent jamais de jeter sur les corps qui ont ce triste sort.