– Presque. J’ai mis dessus mes meilleurs copistes et je pense te donner bientôt le livre terminé mais j’ai reçu quelque chose qui, je crois, va t’intéresser.

Aussitôt les yeux de Beltrami se mirent à briller.

– Dis vite ! Qu’est-ce donc ?

Il voulut suivre Bisticci qui gagnait les profondeurs de son magasin et, ce faisant, il heurta le personnage à qui le libraire parlait précédemment et aussitôt s’excusa mais l’homme s’était retourné et Fiora reconnut le médecin grec dont elle avait eu si peur au bal des Médicis.

– Vous ne me devez aucune excuse, dit-il de sa voix grave en esquissant un salut courtois, je me trouvais sur votre passage. Et quand je suis ici, je ne fais attention à rien sinon aux ouvrages qui m’entourent...

– Je crois néanmoins vous en devoir. Notre arrivée a rompu votre entretien avec messer Bisticci...

– C’est sans importance ; j’allais partir. J’étais venu en effet pour obtenir copie d’un précieux traité de médecine d’Ibn Sina, que l’on appelle en Occident Avicenne, dont messer Bisticci refuse de me vendre l’original.

– Je vous ai dit que c’était impossible, messer Lascaris, puisque monseigneur Lorenzo l’a retenu mais il consent à ce que l’on en tire copies, fit Bisticci qui revenait, portant un volumineux paquet enveloppé d’étoffe noire. Mon malheur est que mon copiste de langue arabe est au lit avec une forte fièvre et que j’ai dû demander un délai assez long pour livrer le traité.

– L’important est qu’il vienne un jour, dit le Grec doucement. A présent, je me retire et vous laisse causer...

Gênée par sa présence, Fiora s’était écartée et faisait mine de s’intéresser à un évangéliaire grec posé sur un lutrin. Démétrios devait passer près d’elle pour sortir mais, après s’être assuré d’un coup d’œil que le libraire et son client s’installaient près d’un comptoir de chêne ciré au-dessus duquel Bisticci allumait une grosse lampe à huile, il s’approcha de la jeune fille.

– Voilà un texte bien austère pour de si jeunes yeux ! dit-il en excellent français. Lisez-vous donc le grec, mademoiselle ?

Fiora se retourna brusquement et lui fit face. Cet homme lui faisait toujours peur mais c’était une raison de plus pour ne pas reculer.

– En effet. Je lis aussi le latin. Mais vous, messire, lisez-vous toujours dans les pensées comme vous l’avez fait pour moi l’autre soir ?

– Une pensée est aisée à saisir quand elle est née d’une émotion, ou encore quand l’âme de celui ou de celle qui pense est tout à fait pure. Vous seriez sans doute pour moi une élève remarquable si vous n’étiez de haute condition... Néanmoins, je vous prie de vous souvenir de ceci : au cas où le malheur frapperait à votre porte, je serai toujours prêt à vous porter secours. Mon nom est...

– Je sais. On me l’a dit. Mais, messire, c’est la seconde fois que vous m’annoncez des heures sombres. Ne pouvez-vous rien me dire de plus ?

– Pour le moment non parce que votre pensée est tout occupée d’amour et aussi parce que, pendant ce temps, vous ne pourrez que subir votre destinée, mais souvenez-vous de moi quand l’heure en sera venue. Monseigneur Lorenzo m’a fait don d’une maison à Fiesole...

– Nous en avons une aussi.

– Je ne l’ignore pas. Il vous sera donc facile de me trouver.

Après un salut qui le courba légèrement, les mains croisées sur la poitrine, le médecin grec s’éloigna cependant que Fiora, songeuse, rejoignait son père et Bisticci, trop occupés pour s’être seulement aperçus de son rapide entretien avec Démétrios. Usant de précautions, le libraire avait déballé un assez gros livré relié en vieux parchemin, enrichi de ferrures d’argent et d’une croix de même métal où étaient serties des topazes et des turquoises. Fiora entendit qu’il disait :

– Un de mes agents a pu se procurer ce discours de Lysias et j’ai pensé que tu aimerais au moins le voir...

Avec des gestes d’une infinie douceur, Francesco prit le livre, le posa sur un grand lutrin et considéra avec étonnement la croix de la reliure :

– Magnifique ! D’où vient-il ? Je vois ici une croix et des armes qui, si je ne me trompe, sont abbatiales ?

– Tu es toujours aussi curieux, fit Bisticci en souriant. Ce livre vient de l’abbaye d’Einsiedeln mais je ne t’en dirai pas davantage...

Saisi de vénération, Beltrami tourna les épaisses feuilles crissantes sur lesquelles une main habile avait mêlé au texte grec de délicates enluminures.

– Quel que soit le prix que tu en demandes, Vespasiano, je le prends ! Regarde, Fiora : c’est admirable en vérité !

Bisticci se mit à rire :

– J’étais sûr que tu le voudrais. Je verrai pour le prix mais tu peux l’emporter dès maintenant si tu veux.

– Tu ne désires pas en prendre copie ?

– C’est déjà fait. Veux-tu à présent venir voir où en est ton César ?

A regret, Beltrami s’arracha à la contemplation du livre sur lequel Fiora passait une main caressante. Tous deux suivirent Bisticci dans une pièce, à l’arrière de la maison, qui donnait sur le jardin. C’était une longue salle bien éclairée par de larges verrières devant lesquelles une file de lutrins étaient installés. Derrière ces lutrins une dizaine d’hommes s’appliquaient à transcrire fidèlement des manuscrits. Les uns reproduisaient le texte, les autres les grandes lettres enluminées, d’autres encore les miniatures. Certains de ces hommes étaient jeunes, d’autres plus âgés et plusieurs d’entre eux étaient de races différentes. Il y avait un Allemand à la peau blanche et aux cheveux roux, un Grec à barbe noire, un Sicilien aussi brun qu’une châtaigne et même un Noir venu du Soudan. Seul manquait le turban blanc d’Ali Aslam, le copiste arabe et sa place demeurait vide...

Ordinairement Fiora aimait beaucoup regarder travailler les copistes de Bisticci mais cette deuxième rencontre avec Lascaris renforçait l’impression laissée par la première et lui faisait éprouver une vague angoisse. Aussi regarda-t-elle sans vraiment les voir les doigts habiles dessiner des arabesques, étendre les couleurs fines et mettre en place les fragiles rehauts d’or. Heureusement, son père, penché carrément sur les épaules des artistes et pris tout entier par son amour des livres, louait leur travail en termes si chaleureux que la plupart des visages s’éclairaient d’un sourire. Surtout, bien sûr, le vieux copiste qui achevait de transcrire les Commentaires de César pour le riche négociant et qui reçut à titre d’encouragement une belle pièce d’or.

En revenant dans la boutique, Beltrami baissa la voix :

– As-tu enfin réussi à te procurer ce fameux Psautier de Mayence pour lequel Johannes Fust a volé les caractères mobiles de Gutenberg ?

– Non. Le Psautier doit être caché quelque part et il est impossible de mettre la main dessus. Je ne suis pas certain qu’il en existe seulement une copie. Cet ouvrage paraît encore mieux défendu que la fameuse Bible à quarante-deux lignes qui est la première œuvre de Gutenberg. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi...

– Mais enfin, des copies, on doit en trouver puisque aussi bien ce procédé nouveau est fait pour cela ? Evidemment, rien ne vaudra la main d’un artiste mais on peut considérer cela comme une curiosité et c’est à ce titre que je m’y intéresse...

– Moi aussi. Je pense néanmoins qu’il sera possible de contenter bientôt notre curiosité à tous deux. Voici trois ans, environ, deux hommes sont arrivés à Venise : le Français Nicolas Jenson et l’Allemand Jean de Spire et j’ai la certitude qu’ils apportaient avec eux le procédé de Gutenberg...

– Alors comment se fait-il qu’ils n’aient encore rien publié ?

– L’Église sans doute... et peut-être aussi le Conseil des Dix. On n’aime pas beaucoup les nouveautés à Venise. Mais je compte m’y rendre prochainement afin de voir par moi-même ce qu’il en est.

– Sois prudent alors ! Il n’est jamais bon, même pour un étranger, d’avoir affaire au Conseil des Dix...

Deux nouveaux clients venaient de pénétrer dans la boutique et Bisticci s’empressa auprès d’eux car il s’agissait de Lorenzo de Médicis et de son ami Poliziano, venus en voisins. On échangea saluts et politesses de toutes sortes mais Beltrami tenait bien caché sous son manteau le manuscrit d’Einsiedeln...

– Il était temps que nous venions, souffla-t-il à Fiora. A quelques minutes près, le Lysias pouvait m’échapper...

– Messer Bisticci n’a-t-il pas dit qu’il te le réservait ? – Paroles de marchand. Quand il s’agit de clients aussi importants que Lorenzo et moi, c’est toujours le premier arrivé qui l’emporte...

– Cela veut-il dire que tu vas le payer très cher ?

– Bien sûr mais c’est sans importance. L’argent n’est qu’un moyen d’enrichir sa vie par la compagnie des choses les plus belles et les plus rares. Lorsque je mourrai, tu recueilleras un superbe héritage.

– Si superbe qu’il soit, il n’aura jamais autant de prix que ta présence, dit Fiora en serrant plus étroitement le bras de son père qu’elle avait repris. En tout cas, je vais contribuer moi aussi à nos richesses avec ce sonnet de Pétrarque dont messer Bisticci m’a fait présent au moment où nous partions.

– Montre !

Elle déroula la mince feuille de parchemin décorée de rinceaux et de feuilles de laurier comme il était d’usage pour les œuvres du grand poète et lut ce qui tombait sous ses yeux :

Si ce n’est pas l’amour qu’est-ce donc que je sens ? Mais si c’est l’amour, pour Dieu, qu’est-ce que l’amour

[peut être ?

S’il est bon, pourquoi son effet est-il âpre et mortel ? S’il est mauvais, pourquoi tous ces tourments ont-ils l’air si