– Je vous le dirais volontiers si seulement je le savais mais mon père, soucieux sans doute de préserver ses souvenirs... et peut-être l’honneur d’une famille puisque je suis née hors mariage, n’a jamais voulu me le dire. Je ne sais qu’une chose : elle s’appelait Marie.
Le silence si particulier des églises vides dont les murs opposent autant de frontières infranchissables aux bruits du dehors, silence fait de la majesté divine et du vide énorme qu’abritent les voûtes où le moindre bruit s’amplifie et résonne, ce silence s’établit entre les deux jeunes gens. Reprise par l’émotion éprouvée la veille, Fiora revoyait le doux visage d’une jeune femme blonde, Philippe, lui, regardait Fiora.
De l’autre côté du pilier où elle était restée par discrétion, Khatoun toussa et l’église parut tousser après elle. Fiora, tirée de sa songerie, frissonna et, resserrant autour d’elle les plis de son manteau, leva les yeux vers le chevalier et vit qu’il la regardait toujours sans qu’il fût possible de deviner seulement sa pensée. Son visage brun semblait figé et dans le pli sarcastique de sa bouche, la jeune fille crut lire du dédain.
– Ne vous a-t-on pas dit que mon père n’était pas l’époux de ma mère ? Alors voilà qui est fait. Je suis bâtarde, pour parler plus brutalement. J’ajoute que, chez nous, cela n’a pas beaucoup d’importance. Il est vrai, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, que nous sommes, nous autres Florentins, des gens étranges, des demi-sauvages...
Son ironie irrita Selongey.
– Ne dites donc pas de sottises ! Je n’ai jamais rien dit de semblable. D’ailleurs, dans nos grandes familles, la bâtardise n’est pas non plus une marque infamante. Seul compte le sang du père. Ainsi le meilleur capitaine de monseigneur Charles est-il son demi-frère, beaucoup plus âgé que lui d’ailleurs : le Grand Bâtard Antoine...
Cette fois Fiora sourit gaiement, creusant des fossettes dans ses joues et montrant l’humide blancheur de ses dents parfaites.
– Ce n’est pas la peine de prendre un ton furieux pour dire cela, messire. Et, puisque nous sommes d’accord, souffrez que je me retire à présent. Ma gouvernante pourrait trouver la messe un peu longue...
– Etes vous si surveillée ?
– Je le suis autant que doit l’être une fille de mon âge et de ma condition, dit Fiora sévèrement. Vous ne devriez pas y trouver à redire.
– Aussi n’est-ce pas mon propos. Mais, je vous en supplie, ne partez pas encore. Je...
Il semblait hésiter tout à coup et Fiora s’impatienta.
– Auriez-vous encore des questions à poser ? En ce cas, je vous prierai de faire vite. Je suis pressée.
– Ce que j’ai à dire mériterait de longs développements mais puisque vous êtes pressée...
Avant que Fiora ait pu seulement esquisser un geste, il l’avait prise dans ses bras et lui imposait un baiser passionné. Suffoquée, la jeune fille se sentit emporter par une force irrésistible, à la fois brutale et infiniment douce, qui la rendait incapable de la moindre réaction. Alors que la plus petite ébauche de caresse venue d’un de ses soupirants déclenchait chez elle une colère hautaine, elle se laissait emporter dans une sorte d’ivresse par cet homme dont elle sentait le cœur battre lourdement contre sa poitrine. Il sentait le cuir, le grand air, l’herbe mouillée et même le cheval et cette odeur avait quelque chose d’enivrant comme était enivrant ce baiser, le premier qu’elle eût jamais reçu. Il allumait un feu dans son sang, un éblouissement divin dans sa tête. C’était un univers qui s’ouvrait soudain devant elle, celui, flamboyant, de l’amour des hommes qui ne ressemblait guère aux rêves bleus d’une jeune fille et qui ne se nourrissait ni de vers précieux ni de soupirs légers...
Trop innocente pour rendre la caresse, Fiora, vidée de ses forces mais le cœur battant la chamade, se laissait aller dans les bras de Philippe et, quand il la lâcha aussi brusquement qu’il s’était emparé d’elle, la jeune fille faillit tomber. Il la retint et plus doucement, la ramena contre sa poitrine. Lui relevant le menton d’un doigt, il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et sur chacun de ses yeux :
– Je t’aime ! murmura-t-il avec une ardeur qui la fit rougir. Je t’aime et je te veux...
Cette fois, il se sépara d’elle puis, sans se retourner, quitta l’église en courant. Fiora, encore sous le coup du rêve où il venait de la plonger, se laissa glisser à genoux. Au-dessus d’elle, une statue de sainte que, dans le trouble où elle était elle eût été bien en peine d’identifier, souriait dans la lumière faible et diffuse de deux chandelles. Et, parce qu’il fallait à tout prix qu’elle retrouvât ses esprits et qu’elle laissât à son cœur le temps de se calmer, Fiora se mit machinalement à prier...
Khatoun alors vint s’agenouiller tout près d’elle et lui prit une main sur laquelle elle posa sa joue :
– Il est tard, maîtresse, chuchota-t-elle. Il faut rentrer.
Fiora la considéra d’un œil légèrement égaré :
– Tu crois ? Je... je n’ai pas envie de rentrer. Pas maintenant ! pas encore !
La jeune Tartare eut un petit rire doux comme un roucoulement de colombe.
– Je sais pourquoi. C’est parce que tu as peur que ça se voie sur ta figure.
– Quoi ?
– Que tu sais maintenant ce que c’est que l’amour...
– Folle que tu es ! Tu crois donc que j’aime cet homme ? Est-ce que tu ne sais pas que celui que j’aime c’est Giuliano.
Elle fut stupéfaite, en prononçant le nom, de ne lui plus trouver de couleur ni de résonance. Ce qu’elle éprouvait naguère pour le jeune Médicis venait de s’effacer comme un rêve dont, au matin, on a peine à retrouver le souvenir.
– Non, dit Khatoun, tu as seulement songé à l’aimer. Mais celui qui vient de te quitter, il t’emporte avec lui... et tu le sais bien.
Fiora ne répondit pas et cacha son visage dans ses mains comme pour mieux s’absorber dans sa prière mais c’était seulement pour ne pas rencontrer, à cet instant, le regard de cette fille venue du fin fond de l’Asie et qui lui parlait de certitude alors qu’elle-même n’en était encore qu’à l’éblouissement.
CHAPITRE III
LES SURPRISES DE L’AMOUR
Le lendemain matin, Francesco Beltrami, accompagné de sa fille, se dirigeait vers la boutique du libraire Vespasiano Bisticci. Se tenant par le bras, tous deux allaient d’un pas vif car la température avait encore baissé et il faisait presque froid. Cela n’entamait pas le plaisir de Fiora qui adorait se rendre avec son père – il n’eût pas été convenable qu’elle y allât seule – chez le libraire où se rencontrait l’élite intellectuelle de la ville. Elle considérait cela comme un honneur et son goût des livres trouvait là ample matière à, s’enrichir.
A cette heure de la matinée, la via Larga où Bisticci tenait boutique était très animée. Des ménagères se rendaient au marché, un panier à chaque bras, des dames, la tête couverte d’un voile ou d’un capuchon, sortaient d’une messe à San Lorenzo, l’église voisine du palais Médicis qu’un cloître séparait de la Bibliothèque laurentienne, un chevrier menait son troupeau, des maçons charriaient des pierres sur une charrette faite de grosses branches assemblées, quelques bourgeois passaient en longues robes de serge noire et bonnet à ruban et, dans le recoin d’une maison, des gamins jouaient à la toupie en poussant des cris aigus.
Les saluts, empressés, respectueux ou amicaux jalonnaient le chemin de Francesco Beltrami. Il y répondait avec affabilité et courtoisie, heureux de mesurer à cette aune l’ampleur de sa réputation. Comme le père et la fille allaient atteindre la maison de Bisticci, une troupe de cochons déboucha dans la rue et manqua les jeter à terre tous les deux. Un jeune garçon courait derrière eux. Il devint très rouge en reconnaissant le riche négociant et se jeta à genoux au milieu de la rue :
– Oh pardon, messer Beltrami, mille fois pardon !
Il semblait terrifié et, pour un peu, se serait prosterné :
– Mais, malheureux, dit Francesco en riant, si tu restes ainsi à genoux dans le ruisseau tes cochons vont se perdre. Cours donc après eux, petit imbécile, au lieu de me faire des excuses ! Et tiens ! prends ceci au cas où tu ne les retrouverais pas tous. Il ne faut pas que ton maître te batte...
A l’enfant ébloui il tendait un florin d’or puis entraîna Fiora tandis que le petit porcher, tout joyeux, prenait ses jambes à son cou et déguerpissait.
– C’est à toi que l’on devrait donner le surnom de Magnifique, dit Fiora attendrie. Tu es l’homme le plus généreux de la terre.
– Parce que j’ai donné un florin ? Mais le vrai Magnifique en aurait donné deux. Les choses sont donc bien comme elles sont.
Un instant plus tard, ils atteignaient la boutique du libraire.
Vespasiano Bisticci était à Florence le grand spécialiste des ouvrages antiques et ses correspondants fouillaient sans relâche les cités de Grèce et d’Orient à la recherche de manuscrits rares. Lui-même se présentait sous les traits d’un homme d’une soixantaine d’années, grand et majestueux, très aimable et très érudit. Ses traits étaient nets, bien marqués par un réseau de rides mais ses yeux sombres pétillaient de jeunesse et sa voix était d’une grande douceur.
Il quitta le personnage avec lequel il s’entretenait à l’entrée des Beltrami et vint vers eux avec empressement.
– Sois le bienvenu, ser Francesco, et toi aussi Fioretta ! J’avoue que si j’espérais un peu la visite de ton père, je ne pensais pas que ta présence la rendrait encore plus agréable. Tu es l’image même du printemps...
– Tu vas me la rendre vaniteuse, protesta Francesco. Je viens voir si tu as terminé cette copie des Commentaires que je t’ai demandée.
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