Rouge et confuse comme si l’envoyé bourguignon était entré lui-même dans sa chambre, Fiora tourna et retourna le morceau de papier entre ses doigts sans trop démêler si elle était plus furieuse que troublée. Que cet inconnu eût l’audace de lui donner un rendez-vous la scandalisait mais, sans bien s’en rendre compte, elle éprouvait une sorte de fierté mêlée d’excitation devant cette espèce d’aventure qui se présentait à elle. Une aventure comme -elle l’avait appris en entendant bavarder Léonarde et Colomba – il en arrivait à certaines jeunes femmes et jeunes filles de la ville. La question était de savoir si elle irait ou n’irait pas à Santa Trinita. L’église était toute proche et elle savait pouvoir y aller en la seule compagnie de Khatoun. Léonarde, elle, s’y rendait régulièrement chaque matin pour la petite messe de l’aube et ne jugeait pas utile d’y retourner lorsque, par extraordinaire, Fiora se sentait d’humeur pieuse et disposée à entendre un office un autre jour que le dimanche et les grandes fêtes. La jeune fille ne savait pas, dans sa candeur, que, poser la question de cette façon, c’était déjà y répondre et quand, enfin, elle s’endormit après avoir brûlé le papier mais déposé la pierre là où elle l’avait ramassée, elle avait choisi de se rendre à la rencontre de Philippe de Selongey.
Ladite pierre et la fenêtre abîmée intriguèrent dame Léonarde quand elle les découvrit le lendemain matin. Les airs innocents des deux filles – bien joués de la part de Fiora mais tout à fait authentiques chez Khatoun qui n’avait rien vu ni rien entendu – la convainquirent d’attribuer l’incident à un quelconque ivrogne comme il en fleurissait des centaines durant les nuits de fête. Évidemment, elle n’était pas assez simple pour ignorer qu’une pierre lancée par la fenêtre était un moyen connu de faire parvenir un message mais elle pensa qu’en ce cas Fiora eût fait disparaître la pierre aussi bien que le billet. Et elle se rassura tout à fait en pensant que l’expéditeur, s’il s’agissait d’un galant, ne pouvait être que Luca Tornabuoni ou l’un des autres admirateurs de la jeune fille. Auquel cas, il n’y avait pas grand mal.
– J’enverrai réparer cette fenêtre tout à l’heure quand vous aurez pris votre bain.
– S’il vous plaît, dame Léonarde, faites-le préparer tout de suite. Je voudrais aller entendre messe à Santa Trinita.
– Est-ce que vous êtes souffrante ?
– Si j’étais souffrante, dame Léonarde, je resterais au lit, dit Fiora avec une grande dignité. Mais après tout ce qu’il m’est arrivé hier, je pense qu’il me faut aller prier.
Léonarde n’insista pas mais, ses soupçons éveillés par cette soudaine crise de piété chez une fille qui semblait priser davantage Platon, Hésiode ou Sophocle que les évangélistes, elle se promit – en riant sous cape car si la petite commençait à s’intéresser à un autre garçon que Giuliano de Médicis c’était plutôt une bonne chose – de la surveiller sans en avoir l’air. Et elle envoya Khatoun veiller au bain.
Une heure plus tard, enveloppée d’un grand manteau brun à capuche fourré de menu-vair[x] car le temps avait brusquement fraîchi, Fiora trottait vers Santa Trinita, Khatoun sur ses talons portant un coussin et un livre d’heures. A la mort de sa mère, la jeune Tartare avait été baptisée sous le vocable de Doctrovée qui était la sainte de ce jour-là mais personne ne l’avait jamais appelée comme cela. Khatoun elle était, Khatoun elle restait mais grâce à ce baptême elle pouvait accompagner Fiora dans ses dévotions à l’église.
Santa Trinita, devant laquelle chaque année les dames et les demoiselles de Florence célébraient le retour du printemps, était une sévère et noble église gothique qui eût été sombre sans les nombreux cierges qui brûlaient, dans les différentes chapelles. Sous les voûtes décorées à fresques par Baldovinetti, ceux-ci formaient de grands bouquets de lumières que reflétaient les ors des autels.
Une messe commençait dans le chœur et Fiona décida de la suivre avant d’entendre ce que le chevalier bourguignon avait à lui dire de si important. Elle avait d’ailleurs remarqué tout de suite en entrant sa haute silhouette sombre plantée dans la deuxième chapelle à gauche du chœur devant les fresques de Giovanni da Ponte. Le nez levé vers le magnifique tombeau Federighi sculpté jadis par Luca della Robbia, Selongey semblait en étudier chaque détail avec l’attention d’un connaisseur mais Fiora, hypocritement abritée sous son capuchon, vit qu’il jetait de rapides regards à chaque personne qui entrait dans l’église. Alors, elle découvrit suffisamment son visage pour qu’il la reconnût mais ne fit pas mine de l’avoir aperçu et alla s’agenouiller au plein milieu de la nef, un peu en retrait des quelques personnes qui se trouvaient là... Jamais sans doute messe fut suivie si distraitement. Fiora ne priait pas, n’écoutait qu’à peine, uniquement consciente de cette présence qu’elle sentait derrière elle. Elle savait, sans avoir eu besoin de tourner la tête, que cet homme, encore ignoré vingt-quatre heures plus tôt, était là, tout près et elle en éprouvait un trouble qu’elle ne s’expliquait pas mais qu’elle subissait sans déplaisir... Khatoun qui, elle, n’avait aucune raison de ne pas se retourner, lui chuchota :
– Il y a un beau seigneur juste derrière nous et il n’arrête pas de te regarder, maîtresse !
– Je sais, souffla Fiora. Il nous parlera tout à l’heure mais il ne faudra le dire à personne. Tu promets ?
Sans souci de la sainteté du lieu, Khatoun cracha par terre en étendant la main ce qui était sa façon de prêter serment depuis qu’elle avait vu deux mariniers de l’Arno agir ainsi. Fiora ne put s’empêcher de sourire mais distingua nettement un rire étouffé derrière son dos.
Un rire qui d’ailleurs s’étrangla et s’acheva en une brève quinte de toux.
L’office tirait à sa fin. Manié vigoureusement par un jeune diacre aux cheveux en désordre, l’encensoir jeta quelques éclairs et dispensa d’épaisses volutes de fumée odorante qui emplirent le chœur d’un brouillard où s’estompèrent la chasuble diaprée du prêtre et les précieux objets du culte cependant qu’à genoux Fiora poursuivait une prière plus apparente que réelle. Une voix assourdie lui parvint :
– Je vous attends près du bénitier...
Elle inclina légèrement la tête mais ne bougea pas, s’offrant le plaisir bien féminin de faire patienter un peu plus longtemps l’homme qui l’avait si cavalièrement invitée à venir le rejoindre. Cela lui permit d’attendre que l’église se fût vidée presque entièrement. Il ne restait plus que le bedeau occupé à éteindre les cierges des grands candélabres avec un éteignoir à long manche quand, sur un dernier signe de croix, Fiora se releva enfin. A pas comptés, elle remonta lentement, lentement vers le portail puis, soudain, obliqua pour rejoindre celui qui l’attendait dans l’ombre d’un pilier.
Dès qu’elle fut auprès de lui, Selongey la saisit par la main et l’entraîna vers la chapelle la plus proche qui était aussi celle où il y avait le moins de lumière.
– Cette fille qui nous suit ? demanda sèchement le Bourguignon sans se soucier d’une quelconque formule de politesse. Suffoquée de tant d’impertinence, Fiora commença par libérer sa main :
– C’est Khatoun, mon esclave. Et ne comptez pas que je l’éloigne : elle ne me quitte jamais !
– Une esclave ? Vous en êtes encore là et vous me dites cela tranquillement dans une église ? Quel genre de chrétiens êtes-vous donc ?
– Je ne pense pas que vous ayez des leçons à nous donner sur ce chapitre. Nos esclaves sont, paraît-il, mieux traités que vos domestiques ou vos paysans. Comme nous les payons cher nous les soignons bien !
– Vous êtes véritablement des gens incroyables et...
– Brisons-là, messire ! Vous ne m’avez pas fait venir ici, ce matin, pour disputer de nos us et coutumes ? C’est un chapitre sur lequel je ne souffre pas critiques.
– Pardonnez-moi ! Je ne désirais pas vous froisser. Ce que je souhaitais, c’était d’abord vous poser une question, si vous le permettez.
– Tout dépendra de la question, dit Fiora, toujours sur la défensive. Elle se tenait très droite devant son interlocuteur, son regard fier planté dans celui de Philippe qui soudain sourit et murmura d’une voix changée :
– Vous avez des yeux transparents. Il doit être possible d’y lire les moindres mouvements de votre âme...
– Cela non plus ne méritait pas un dérangement... Alors, cette question ? Si, du moins vous en avez réellement une...
– J’en ai une. On m’a dit que votre mère n’était pas d’ici mais une noble dame étrangère.
Je savais que les langues marchaient vite ici, protesta
Fiora, mais j’ignorais que ce fût à ce point ! Vous venez tout juste d’arriver.
– Et je vais bientôt repartir mais il faut si peu de temps pour s’intéresser à quelqu’un ! ... au point de chercher à tout savoir de ce qui le touche. Si je vous demande le nom de votre mère c’est à cause de cette ressemblance que vous avez avec l’un de mes souvenirs de jeunesse. Lorsque j’avais une douzaine d’années, j’étais page de monseigneur le comte de Charolais devenu depuis duc de Bourgogne.
– Je vous en prie, continuez !
– Monseigneur Charles avait alors pour écuyer un jeune homme très beau... et très triste. Il souriait rarement et c’était grand dommage car son sourire était charmant... tout à fait comme le vôtre. Je n’ai jamais oublié ce garçon qui, d’ailleurs, a disparu brusquement. Il s’appelait Jean de Brévailles, de bonne noblesse bourguignonne mais de peu de fortune. Vous lui ressemblez d’étrange façon, autant qu’une jeune fille peut ressembler à un garçon.
– Et vous avez pensé, apprenant mon histoire, que ce jeune homme était peut-être de ma famille ?
– En effet. C’est pourquoi je vous ai demandé le nom de votre mère au risque de vous paraître indiscret.
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