Au bas de l’escalier, ils retrouvèrent leurs serviteurs qui les attendaient pour les escorter jusqu’à la maison avec des torches. Cette nuit-là, il n’était guère besoin d’éclairage car les rues de la ville étaient brillantes de lumières et pleines de musique et de joie. On festoyait jusque sur les places où, sur l’ordre de Lorenzo, on régalait le popolo minuto, le petit peuple et, partout, chanteurs et baladins entraînaient les chœurs ou bien faisaient admirer leurs tours. La nuit étendue sur Florence en fête était belle et étoilée...
Devant les portes de bronze du Baptistère dont les personnages dorés semblaient s’animer sous les lumières dansantes, une bande joyeuse d’étudiants, d’apprentis et de filles enveloppa soudain le négociant et sa fille d’une ronde qui les isola un instant de leurs serviteurs :
– Il tombe des caresses[ix], cette nuit, messer Francesco, s’écria, aussitôt repris en chœur par les autres, l’un des garçons. Il n’est pas encore l’heure de rentrer mais de danser...
– Je n’ai plus l’âge de danser, mes amis, lança Beltrami avec bonne humeur, et ma fille est fatiguée...
– Fatiguée ? Avec ces yeux-là ?
Un garçon, qui portait un luth sur le dos, s’était détaché de la ronde. Il venait mettre un genou à terre devant Fiora amusée et chantait :
Ô rose cueillie sur la verte branche,
Tu fus plantée dans un jardin d’amour...
La chanson était célèbre. Tous la reprirent en chœur et Fiora, souriante, tendit sa main au jeune chanteur qui la baisa. En même temps, Beltrami ouvrait sa bourse, en tirait une poignée de pièces qu’il lança dans le cercle :
– La nuit est encore longue, enfants ! Tirez-en le plus d’amusement possible à notre santé !
On l’acclama et les pièces furent vite ramassées, après quoi toute la bande, au son des luths, des flûtes et des tambourins, escorta le père et la fille jusqu’à leur palais où, sur la permission du maître, les valets porte-torches offrirent à boire avant de repartir danser avec les autres jusqu’au lever du jour. Fiora et son père montèrent chez eux et Beltrami, ayant exprimé l’intention de travailler dans son studiolo sur un manuscrit grec récemment acheté, Fiora l’y suivit. Songeuse, elle s’approcha du portrait dont elle releva le voile pour le regarder encore.
– Ce n’est pas l’heure ! reprocha doucement Francesco. Tu devrais aller dormir...
– Je t’en prie, père, laisse-moi la contempler encore un peu ! Songe que je viens seulement de la découvrir ! Tu ne m’as seulement jamais dit son nom.
– Je t’ai dit qu’elle s’appelait Marie.
– Tant de femmes s’appellent Marie ! C’est insuffisant.
– Il faudra pourtant que cela te suffise pour le moment. Plus tard je te dirai...
– Dans ta bouche cela signifie de nombreuses années, n’est-ce pas ? Et moi je voudrais tant savoir... Cet étranger, ce... Philippe de Selongey, ajouta-t-elle en rougissant soudainement, pourrait-il l’avoir connue ?
– En admettant que ce soit possible, il devait être bien jeune alors...
– Pourtant, cette ressemblance dont il parlait ? Beltrami enferma entre les deux siennes les mains de
Fiora.
– N’insiste pas, mon enfant ! Tu ne me feras pas dire ce que je veux garder pour moi et tu me peineras ! Va dormir, à présent ! D’ailleurs, voici donna Léonarda qui vient te chercher...
La porte venait en effet de faire entendre le grattement habituel à la gouvernante. Elle entra aussitôt.
– Je ne vous attendais pas avant les petites heures du matin. Que s’est-il passé ?
– Rien, c’est moi qui ai voulu rentrer. Je ne m’amusais pas autant que je l’avais espéré, dit Fiora.
– Monseigneur Lorenzo a dansé avec elle et elle se plaint !
Mais Léonarde n’écoutait plus. Elle avait aperçu le portrait que Fiora avait déplacé tout à l’heure pour qu’il soit mieux éclairé par les flammes de la cheminée. Au bout d’un instant, ses yeux agrandis se tournèrent vers Beltrami :
– D’où tenez-vous cette image ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
– On me l’a peinte en prenant la ressemblance de Fiora. C’est étonnant n’est-ce pas ?
Il eut un petit rire faussement désinvolte mais Léonarde n’entendait toujours pas.
– Pourquoi avoir fait cela ?
– Simplement parce que je le désirais. N’est-ce pas suffisant ?
Un énorme soupir qui évoquait le bruit d’un soufflet de forge s’échappa de la poitrine de la gouvernante :
– Vous êtes seul juge, messer Francesco, mais vous me permettrez de dire que je n’aime pas cela. C’est tenter le destin... et même le diable que de prendre à un visage vivant la ressemblance avec un autre qui ne l’est plus. Si l’enfant allait...
– Sornettes que tout cela ! Allez-vous mettre de telles idées dans la tête d’une fille qui n’a déjà que trop d’imagination... et de curiosité ? Elle a dit être fatiguée : emmenez-la dormir !
Fiora, qui avait suivi le court dialogue avec l’attention que l’on devine, alla présenter son front au baiser de son père puis se laissa emmener sans protestation, mais le trouble de Léonarde ne lui avait pas échappé et, une fois dans sa chambre, tandis que Khatoun, mal réveillée, et la gouvernante la déshabillaient pour la mettre au lit, elle demanda brusquement, en français, pour être comprise de la seule Léonarde :
– Vous non plus, vous ne voulez rien dire ?
– A quel propos ?
– A propos de ma mère. Pourquoi n’ai-je le droit de connaître que son prénom ?
– C’est bien suffisant quand vous priez pour elle. Si votre père ne dit rien, c’est qu’il a ses raisons. Essayez de dormir à présent !
– Je n’ai pas sommeil et je pense que l’histoire de ma mère est une histoire terrible.
– Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?
– Ce que mon père a fait ce matin...
Et elle raconta ce qui s’était passé dans le studiolo quand Francesco avait voulu lui démontrer qu’elle était aussi belle que celle dont il avait voulu perpétuer le souvenir.
– J’ai remarqué une tache brune sur la dentelle, et mon père a dû convenir que c’était du sang. Le sang de ma mère ! Ne pouvez-vous me dire comment elle est morte ?
Léonarde qui, pendant le récit avait donné des signes d’agitation, se signa à plusieurs reprises :
– Non ! ... non, ne comptez pas sur moi ! Je vous dirai seulement ceci : votre mère était une douce et adorable créature que le malheur a poursuivie tout au long de son existence. L’amour que votre père lui a voué est le seul beau présent que lui ait fait la destinée. C’est pourquoi nous ne cesserons jamais de prier pour elle. Dormez à présent !
Empoignant les rideaux de damas blanc du lit, elle allait les fermer quand Fiora l’en empêcha :
– Vous savez bien que je n’aime pas dormir enfermée. Et j’ai encore quelque chose à dire : ce soir, au palais Médicis, un homme étrange m’a fait une prédiction.
– Voilà bien une autre affaire ! Quelle prédiction ? Elle la lui répéta, ajoutant ;
– Votre amie Colomba, qui sait toujours tout, doit avoir entendu parler de ce Démétrios Lascaris ? J’aimerais bien savoir ce qu’elle en pense.
– Certainement aucun bien ! bougonna Léonarde. Ce ne peut être qu’un charlatan et un mauvais homme ! Aller mettre des idées pareilles dans la tête d’une enfant comme vous ! J’espère bien que vous n’en croyez pas un mot ? Quant à monna Simonetta, tout Florence sait qu’elle n’est pas si bien portante. Qu’un médecin soit capable de voir plus loin, c’est possible, mais il n’avait pas à vous mêler à ses folies. Où pourriez-vous être l’an prochain, grands dieux, sinon ici ou à Fiesole ? ... A moins que votre père n’ait décidé de vous emmener dans l’un de ses voyages auquel cas vous aurez peut-être le mal de mer ? Il ne faut pas chercher plus loin, puisque le maître ne veut pas vous marier de sitôt.
– Vous croyez ? fit, avec soulagement, Fiora qui n’avait pas pensé à cette éventualité.
– Bien sûr, mon oiseau bleu. Oubliez tout cela ! Demain, je dirai à messer Francesco de veiller d’un peu plus près aux gens qui vous approchent quand je ne suis pas avec vous...
Renvoyant Khatoun, qui bâillait sans arrêt, au lit de coussins et de fourrure qu’elle occupait dans un coin de la grande chambre, Léonarde éteignit les chandelles, ne laissant qu’une veilleuse d’huile parfumée au chevet du lit. A la demande de Fiora, elle avait laissé la fenêtre à demi ouverte sur l’air frais de la nuit.
Étendue dans son grand lit, Fiora, qui n’était pas d’une piété extrême, marmotta une courte prière puis, sentant le sommeil alourdir ses paupières, ferma les yeux.
Elle les rouvrit presque aussitôt. Un bruit sec de verre cassé suivi d’un choc sourd la dressa sur son séant puis la fit glisser de son lit. Quelque chose avait heurté le battant de sa fenêtre entrouverte, brisant l’un des petits carreaux et ce quelque chose était tombé sur le tapis.
A l’aide de sa veilleuse, Fiora découvrit une pierre autour de laquelle un morceau de papier était lié, bien serré. Le cœur battant soudain la chamade, elle la ramassa puis jeta un coup d’œil vers Khatoun mais la petite esclave n’avait rien entendu et dormait à poings fermés, roulée en boule dans son nid de coussins.
Fiora revint s’asseoir sur son lit, remit la veilleuse à sa place, rompit avec ses dents le lien qui retenait l’étrange message puis le déplia et le lut. Il ne contenait que peu de mots :
« Demain je vous attendrai durant toute la matinée dans l’église Santa Trinita. Ne pourriez-vous venir y prier ? Il faut absolument que je vous parle ! » Et c’était signé : Ph. de S.
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