Le couple se sépara pour le salut final et Fiora reçut en plein visage le sourire narquois du Magnifique :

– Je t’en enverrai un. A présent, je te rends ta liberté, bel oiseau, et je vais où la politique m’appelle...

Les danseurs s’étaient arrêtés face aux sièges d’apparat où étaient assises Lucrezia Tornabuoni, la mère de Lorenzo et de Giuliano, grande dame imposante dans ses velours noirs givrés d’argent, et Clarissa, la rousse Clarissa Orsini, l’épouse de Lorenzo en brocart brun et toile d’or. Fiora leur offrit une révérence pleine de respect qui lui valut un double sourire puis s’éloigna, cherchant des yeux Giuliano pour voir s’il avait été témoin de ce qu’elle considérait comme son triomphe mais le jeune homme, assis sur un carreau de velours aux pieds de Simonetta qu’une guirlande de poètes entourait, ne prêtait aucune attention à la danse. Il regardait la belle Génoise qui, souvent, se penchait sur lui en souriant.

Tous deux offraient une image si parfaite de cet amour courtois cher aux romans de chevalerie que Fiora en oublia sa jalousie pour admirer, en artiste, le groupe qu’ils formaient, une symphonie de blancheur sur laquelle ressortait le scintillement des joyaux et le doux éclat des perles. Mais il y avait, dans la perfection même de la jeune femme, quelque chose de fragile qui, soudain, frappa celle qui l’observait. La peau si blanche de Simonetta semblait s’être affinée jusqu’à une certaine transparence ces derniers temps et, si le large décolleté de la robe laissait admirer la naissance de seins charmants, le dessin fragile des clavicules y paraissait plus accentué. Quant aux mains dont l’une se posait sur l’épaule de Giuliano, elles étaient d’une blancheur diaphane... Simonetta était-elle malade ?

Bien loin de se réjouir d’une idée dont la réalisation libérerait Giuliano, Fiora éprouva une brusque et profonde pitié. Le Créateur pouvait-il vraiment permettre à une maladie quelconque d’abîmer, en sa fleur, l’une de ses œuvres les plus achevées ? Simonetta était trop jeune, trop rieuse pour que l’on évoque en la regardant les ténèbres du tombeau.

La sensation d’une présence derrière elle fit retourner la jeune fille si brusquement qu’elle heurta un personnage qu’elle n’avait encore jamais vu.

– Oh ! Veuillez m’excusez ! fit-elle en français. L’homme semblait ne s’être aperçu de rien. Les yeux qu’il posait sur le couple Giuliano-Simonetta ne cillaient même pas.

– Et pourtant, dit-il, cela est inéluctable. Vous pensez, jeune fille, que monna[vi] Simonetta est trop jeune pour mourir ? Et que ce serait dommage...

– Comment pouvez-vous savoir cela ? souffla Fiora stupéfaite.

– Je ne le sais pas : je le sens, je l’entends. Il m’arrive de pouvoir entendre les pensées des gens. Quant à cette jeune femme, souvenez-vous de ce que je vous dis ce soir : elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas.

Une soudaine angoisse sécha d’un seul coup la gorge de Fiora.

– Pourquoi ? Est-ce que... je serai... morte, moi aussi ? Les yeux sombres de l’inconnu plongèrent dans ceux de la jeune fille et elle eut la bizarre impression qu’il pouvait lire jusqu’au fond de son âme.

– Non... mais vous le regretterez peut-être car vous serez loin et je ne crois pas que vous en serez heureuse.

– Je serai... loin ? Mais où...

Il l’interrompit d’un geste de sa main osseuse et s’écarta tout aussitôt. Fiora vit sa longue robe noire, semblable à celle que portaient les médecins, s’éloigner parmi les joyeux habits de fête mais elle put suivre son cheminement à travers les salles illuminées car c’était un homme très grand et sa tête coiffée d’un haut bonnet, frappé d’une agrafe d’or, dominait presque toutes les autres. Fiora avait envie de s’élancer derrière lui, pourtant elle en était incapable car les paroles qu’il venait de prononcer l’avaient glacée jusqu’au cœur. Il y avait là une menace imprécise qui l’épouvantait parce qu’elle échappait à l’entendement humain.

La voix familière de Chiara la tira de cette espèce d’accablement et la fit tressaillir.

– Je t’amène un malheureux qui n’ose même plus se présenter devant toi parce qu’il est persuadé que tu le méprises. Je lui ai assuré que ton cœur n’était pas aussi dur que cela.

Fiora regarda sans vraiment les voir son amie et le jeune Tornabuoni qui, tout de suite, devant la pâleur de son visage s’inquiétèrent. Chiara glissa son bras sous celui de son amie pour la soutenir.

– Que t’est-il arrivé ? Tu es malade ? Tu trembles... Va donc lui chercher un verre de vin, Luca ! Elle va s’évanouir.

Le jeune homme fonça en direction d’un des grands buffets disposés à chaque extrémité des salons non sans se retourner plusieurs fois et sans se soucier de ceux qu’il bousculait. Cependant, Chiara conduisait son amie vers l’embrasure d’une fenêtre pour l’y faire asseoir sur un banc garni de coussins. Fiora passa une main encore tremblante sur son front puis sourit au visage inquiet penché sur elle.

– Cela va mieux, rassure-toi. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je crois que j’ai eu peur.

– Peur, toi que rien n’effraie jamais ? De quoi, grands dieux ?

– D’un homme que je n’ai jamais vu mais que tu as peut-être remarqué. Il est très grand, un peu voûté. Il a un visage brun encadré d’une courte barbe et de cheveux gris, des yeux de même couleur que son visage. Il porte une longue robe noire et un haut bonnet... Il était ici il y a un instant.

– J’ai vu, en effet, quelqu’un qui ressemble à ta description mais j’ignore son nom. Pourquoi en as-tu peur ?

– Parce qu’il m’a dit des choses terribles. Selon lui, Simonetta mourra l’an prochain. Quant à moi je serai loin d’ici et pas pour mon bonheur.

Une petite flamme s’alluma dans l’œil brun de Chiara.

– Un devin ? C’est une merveille ! Il faut absolument que je lui parle, qu’il me dise... Elle s’élançait déjà. Fiora la retint d’une main ferme.

– Reste ici ! Ce n’est pas un homme sur qui l’on peut se jeter pour lui demander l’avenir. Quand il te regarde, il te glace le sang. Et je t’en prie : pas un mot sur ce que je t’ai confié. Chiara s’inclina mais, à sa mine, Fiora vit bien qu’elle n’était pas convaincue. Heureusement Luca revenait avec un verre de vin de Malvoisie dont Fiora n’avait d’ailleurs aucune envie mais dont elle but tout de même quelques gouttes pour faire plaisir à son amoureux qui la couvait avec des yeux de chien fidèle, heureux de constater qu’un peu de rose revenait aux joues de la jeune fille.

– Cela va mieux, n’est-ce pas ? A présent quels ordres...

– Essaye de savoir qui est certaine personne qui nous intéresse fort ! dit Chiara qui tenait à son idée.

– Quelle personne ?

La jeune fille se lançait dans une description aussi fidèle que possible, car elle était de seconde main, Fiora l’arrêta :

– Ne te fatigue pas ! Je le vois qui parle, là-bas, avec messer Petrucci...

Luca se retourna, regarda dans la direction indiquée et fronça les sourcils.

– Le gonfalonier est la dernière personne avec qui ce sorcier devrait avoir plaisir à s’entretenir. C’est lui qui ouvre le chemin qui conduit au bûcher...

– Un sorcier ? Et tu le connais ?

– Je ne le connais pas, je sais qui il est, précisa Luca avec hauteur ! Ce n’est pas la même chose...

– Peu importe ! Parle, puisque tu sais, au lieu de nous laisser griller.

– Joli mot lorsqu’il s’agit d’un adorateur du diable ! ricana le jeune homme. Eh bien, sachez, belles curieuses, que cet homme s’appelle Démétrios Lascaris. C’est un médecin grec et mon cousin Lorenzo le tient en grande estime à cause de son savoir. Il espère que ce Lascaris, qui prétend descendre des empereurs de Byzance, lui fera recouvrer l’odorat dont il est privé[vii] et il lui a fait présent d’une maison près de Fiesole. Mais on dit qu’il s’y passe d’étranges choses... que l’on y évoque le diable !

La voix de Luca avait baissé de plusieurs tons à mesure qu’il parlait et finit en un chuchotement dramatique. Ce qui eut le don d’agacer Fiora :

– Nous avons une villa[viii] à Fiesole et nous n’avons jamais entendu quoi que ce soit sur ce médecin grec. Dès qu’un homme sort de l’ordinaire, c’est étonnant ce que l’on trouve à clabauder sur lui...

Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire la raison qui la poussait à prendre tout à coup la défense d’un homme qui l’avait si fort effrayée un instant plus tôt. Peut-être parce que élevée par son père à l’école de la philosophie grecque, elle trouvait choquants ces commérages teintés de superstition. L’homme était extraordinaire, cela ne faisait aucun doute, et il semblait posséder un don étrange de divination. Mais de là à l’assimiler à l’un de ces sorciers délirants comme il en fleurissait dans certains villages autour de Florence, il y avait une traite !

– Peut-être vaut-il mieux ne pas colporter ce genre de bruit, ajouta-t-elle. Je serais fort étonnée que monseigneur Lorenzo dont la raison est si claire et l’esprit si profond fasse cas d’une quelconque créature démoniaque !

– Quelle mouche te pique ? protesta Chiara. Regarde ce malheureux que tu ne cesses de maltraiter ! Il en a les larmes aux yeux...

– Alors qu’il me pardonne. Je suis nerveuse, ce soir, un peu irritable peut-être, dit Fiora en se levant. Il y a des jours, comme cela, où rien ne saurait me plaire.

– Le malheur, soupira Luca, c’est que je tombe toujours sur ces jours-là !

Fiora se mit à rire et pour consoler un peu son malencontreux adorateur elle lui caressa la joue du bout du doigt :

– Platon dit que personne n’échappe à sa destinée ! Le bonsoir à vous deux ! Allez donc danser ensemble cette calata que les musiciens attaquent ! Moi je vais rejoindre mon père et le prier de me ramener à la maison... Je suis fatiguée !