Ce monument fit grand effet mais, de sa place, Fiora entendit l’ambassadeur vénitien demander à son voisin, un certain Augurelli de Rimini, ce que cela signifiait. L’autre ne put que hausser les épaules dans un geste d’ignorance. L’explication allait venir cependant quand Poliziano, du haut de la tribune, entama la lecture d’un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Giuliano, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habileté et la beauté de leurs montures :

Il lui semble voir sa dame, cruelle,

Toute sévère et arrogante de visage,

Lier Cupidon à la verte colonnette

De l’heureux arbuste de Minerve,

Armée par-dessus sa blanche robe

Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone

Et il semble qu’elle lui arrache toutes les plumes des ailes

Et qu’elle brise l’arc et les traits du malheureux.

Mais dans son rêve Giuliano promet à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s’achève le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être. Pour sa part, Fiora afin de se désennuyer observait l’étranger qui l’avait tant intriguée mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, ses yeux et ceux du Bourguignon se rencontraient, ce dont elle éprouvait une bizarre impression de gêne mêlée de plaisir secret.

Le spectacle des joutes finit par retenir l’attention de tous mais c’était plutôt un ballet bien réglé qu’un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Médicis vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.

Le premier fut Luca Tornabuoni au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or de Fiora et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout du plus jeune des Médicis. Sans y parvenir d’ailleurs. Comme les autres il vida les étriers et Fiora en éprouva un peu d’irritation : elle n’avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu’il le fasse traîner dans la poussière...

Le second était inattendu. Alors que Giuliano allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l’armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Giuliano. C’était un homme jeune, laid, courtaud, noir de poil et brun de peau. En l’apercevant, Lorenzo fronça les sourcils.

– Tu arrives bien tard, Francesco Pazzi. Pourquoi n’as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la giostra ?

– Parce que je n’ai pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant ?

– Pourquoi ne le serait-il pas ? Et si tu souhaites te mesurer à mon frère...

– A lui ou à n’importe quel autre, c’est sans importance ! Ce que je veux, c’est recevoir la couronne et le baiser de la main et des lèvres de la belle Simonetta. A moins que ses faveurs ne soient réservées exclusivement à ton frère ?

– Si tu les veux, viens les chercher, gronda Giuliano furieux. Mais tu ne les auras pas sans peine...

– C’est ce que nous verrons !

Le combat qui s’engagea n’avait plus grand-chose de courtois. Pazzi se battait avec hargne, Giuliano avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent les applaudissements du public. Pour sa part, Fiora fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Philippe de Selongey. Jusque-là, cet étranger avait paru considérer la superbe giostra comme un jeu d’enfants.

Enfin Pazzi mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Fiora s’associa de bon cœur. Le vaincu était le beau-frère de Hieronyma, sa cousine abhorrée et elle en était venue à détester tous les Pazzi en général. De plus, ceux-ci cachaient à peine leur animosité envers les Médicis et l’on disait que Francesco avait tenté, certain jour, d’obtenir par la force les faveurs de Simonetta. Le voir vaincu était une bonne chose et Fiora en oublia presque d’avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la reine du tournoi.

Giuliano vint s’agenouiller devant Simonetta qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l’exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation ; les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d’attendrissement, les bonnets volaient en l’air et l’enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône de la reine. C’était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète,

– Ma sœur, dit-il calmement, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n’est pas ?

– Seigneur ! souffla Fiora enchantée, voilà notre Amerigo descendu de ses chères étoiles...

– ... pour s’occuper de celle de Gênes, renchérit Chiara que le moindre incident ravissait toujours. Est-ce que tout n’irait pas pour le mieux chez les Vespucci pour que l’illuminé de la famille s’en mêle ?

Mais déjà le Magnifique interpellait le perturbateur :

– Retire-toi, Amerigo Vespucci ! Simonetta règne sur Florence par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S’il n’a pas plu à Marco, son époux, de l’accompagner, nous le regrettons mais nous n’y pouvons rien.

– Il sait trop qu’il ne serait pas le bienvenu ! Je me retire donc puisque tu l’ordonnes mais j’ai tenu à ce que tu saches que la famille n’approuve pas...

Quelqu’un vint le tirer par la manche et Fiora reconnut son peintre. Sandro Botticelli et le jeune Vespucci étaient amis, la maison de l’un et le palais de l’autre étant voisins dans le quartier d’Ognissanti. Cependant Fiora et Chiara s’apprêtaient à prendre hautement le parti d’Amerigo. Leurs père et oncle entreprirent de les calmer.

– Tu devrais savoir que ces gens perdent la tête dès que l’on touche à leur idole, fit Albizzi mécontent. Quant aux Médicis, nous sommes payés pour savoir qu’ils sont rancuniers et je n’ai aucune envie d’être exilé comme mon père.

Francesco, lui, se contenta de sourire à sa fille et de l’obliger à se rasseoir car le spectacle n’était pas encore tout à fait terminé. Elle reprit donc sa place et, machinalement, regarda l’envoyé bourguignon mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux : non seulement l’insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts, il lui envoyait un baiser...

Tandis que les chevaliers de légende, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le Magnifique faisait venir devant le trône de Simonetta, pour le féliciter, l’homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors : Andrea di Cioni, dit Verrochio. Il était alors le peintre et le sculpteur le plus célèbre de Florence et les élèves se pressaient dans son atelier d’où était sorti Botticelli.

Il vint sous les applaudissements de la foule et, n’étaient ses habits élégants, on l’eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde couverte de cheveux noirs et frisés mais, auprès de lui, marchait son élève préféré qui l’avait aidé dans la préparation de la fête et celui-là grand, mince et blond attirait les regards de tous parce qu’il avait l’impassible beauté d’une statue de dieu grec. C’était Hermès revenu sur terre. Et, tandis que Verrochio se confondait en remerciements, le dieu grec reçut les félicitations du maître avec un salut, un sourire et, sans le moindre mot.

– Mon oncle, déclara Chiara, si ce jeune homme est peintre, tu devrais lui demander de faire mon portrait. J’aimerais poser pour lui...

– Jeune folle ! tu demanderas cela à ton époux quand tu en auras un. D’ailleurs, on ne sait même pas son nom...

– S’il n’y a que cela, dit Beltrami, je peux te renseigner. C’est le fils d’un notaire des environs avec qui j’ai eu, naguère, une affaire à traiter. Ce jeune homme s’appelle Leonardo... Leonardo da Vinci et Verrochio en fait grand cas. C’est un garçon étrange mais de beaucoup de talent...

– Leonardo ? Je n’aime pas beaucoup ce nom-là. Il me fait penser à ta gouvernante, fit Chiara avec un sourire moqueur.

Fiora haussa les épaules.

– Qu’est-ce qu’un nom ? D’autant que ce jeune homme est vraiment trop beau pour évoquer dame Léonarde...

La nuit venait rapidement. D’un seul coup, comme sous la baguette d’un magicien, la place s’illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège de la reine se reforma. Lorenzo offrit sa main à Simonetta pour l’aider à descendre de son trône. Dans les lumières mouvantes la jeune femme brillait comme une étoile...

– Mes amis, lança le Magnifique de sa voix rauque, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser !

Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Fiora vit alors que l’étranger la contemplait toujours.

CHAPITRE II

L’ENVOYÉ DE BOURGOGNE

– Madonna, il faut me croire, j’étais prêt à mourir plutôt que d’être vaincu sous vos yeux...