Répondant d’un sourire et d’un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, le Magnifique s’avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, cette Simonetta Vespucci que l’on acclamait presque autan que son guide et que Fiora détestait de toute l’ardeur jalouse de ses dix-sept ans. D’autant plus qu’elle était bien obligée d’admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.
Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d’une biche, Simonetta portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d’un casque de cheveux d’or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d’un mince cordon d’or natté qu’achevait, au-dessus du front, une brochetta, un amusant bijou d’or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.
D’autres perles encore – elle n’aimait que les perles mais elle les aimait à la folie – parsemaient ses vêtements d’une blancheur brillante, brodés de fines feuilles d’or et réchauffés d’hermine immaculée. Et elle était si belle ainsi que le cœur de Fiora se serra : jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection ! Simonetta était unique, inoubliable...
– Je reconnais qu’elle est belle, fit Chiara d’un ton mécontent mais il n’empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Giuliano dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Lorenzo qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles comme le Botticelli ou Pollaiuolo qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable ! Et veux-tu me dire où se trouve, à cette heure, Marco Vespucci ?
Car Simonetta était mariée. Née à Porto-Venere au nom prédestiné – le port de Vénus ! – d’une riche famille d’armateurs génois, les Cattanei, elle avait épousé six ans plus tôt et dans sa seizième année Marco Vespucci, l’aîné d’une noble famille florentine dont le palais était voisin de celui des Beltrami. Dès sa première apparition en public, lors des fêtes du mariage de Lorenzo de Médicis avec la princesse romaine Clarissa Orsini, elle avait subjugué, non seulement les deux frères mais aussi toute la ville émerveillée par celle que l’on appelait avec ferveur « l’Etoile de Gênes »...
– J’ai beau chercher, soupira Fiora, je ne le vois pas...
– Parce qu’il n’y est pas. Et pas davantage madonna Clarissa. Elle reste dignement au logis pendant que son époux et son beau-frère donnent des fêtes pour y célébrer leur « Étoile ». Ne t’y trompe pas ! L’ambassadeur de Venise n’est qu’un prétexte... Et, pour l’amour du ciel, cesse de faire cette mine ! Tu devrais porter la tête aussi haut que Simonetta. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d’être fière de toi-même ?
Instantanément, les yeux de Fiora se chargèrent d’éclairs :
– Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N’est-ce pas suffisant ?
– Non, il est temps que tu comprennes que tu n’es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante !
Fiora se mit à rire de bon cœur :
– Mon père et Léonarde disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois.
– Et tu feras bien ! D’autres se chargeront d’ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu’on peut te courtiser pour toi et non pour la fortune de ton père. Je me demande d’ailleurs où tu as pris des idées pareilles ?
– Oh ! cela remonte à loin. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, donna Hieronyma...
– Ta cousine ?
– Celle de mon père, oui. Elle passait avec une amie dans le jardin où je jouais et elle s’est arrêtée. Elle a prié une mèche de mes cheveux et elle a dit : « Cette petite est vraiment laide ! Une vraie fille d’Egypte ! Sans la dot qu’elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d’elle. »
– Et tu l’as crue ? Il est vrai qu’elle est payée pour s’y connaître en laideur : son fils est un monstre.
– Je t’en prie, ne parlons plus de cela ! Ce n’est ni le lieu ni le moment.
La grande tribune s’emplissait. La reine prenait place sur son trône de part et d’autre duquel s’installaient le Magnifique et l’ambassadeur de Venise, Bernardo Bembo. Francesco Beltrami vint rejoindre les deux jeunes filles en compagnie de l’oncle de Chiara, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.
– Eh bien, jeunes dames ? fit-il avec bonne humeur, j’espère que vous êtes satisfaites de vos places ? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune de la reine.
C’était, en effet, intéressant et les deux amies s’amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. Les prieurs de la Seigneurie d’abord, en bonnets fourrés et dalmatiques de velours pourpre accompagnés du gonfalonier[iv] Petrucci. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville. Il y avait là aussi l’entourage habituel du maître : le philosophe-médecin Marsile Ficino qui lui avait enseigné la doctrine platonicienne, le poète hellénisant Angelo Poliziano qui était le plus proche compagnon du Magnifique, chargé par lui d’élever son fils, les trois sœurs Médicis, Bianca, Maria et Nannina, le vieux savant Paolo Toscanelli, l’astronome qui avait imaginé une nouvelle technique pour les gnomons[v] et en avait même installé un sur l’église Santa Maria del Fiore, la cathédrale de marbre blanc, rouge et vert, l’admirable Duomo dont les Florentins étaient fiers à juste titre. Toscanelli était en outre conservateur de la Bibliothèque médicéenne et Fiora le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d’astronomie comme elle avait reçu d’autres maîtres des cours de grec, de latin, de mathématiques, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d’autres lieux qui faisaient, en Italie, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du vieux maître, son élève favori, Amerigo Vespucci, le jeune beau-frère de Simonetta, se rongeait les ongles d’un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s’en souciât.
Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l’exploration de Fiora.
– Regarde ! chuchota Chiara surexcitée : Qui est celui-là ? ...
– Qui donc ?
– Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de monseigneur Lorenzo ? Un étranger sûrement car je ne l’ai jamais vu.
Avec un aimable geste d’invitation, le Magnifique faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans et dont l’allure annonçait à la fois le seigneur et le guerrier. Sur de larges épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux bruns devaient être plus habitués au port du heaume qu’à celui du chaperon de velours noir, orné d’une large médaille d’or qui les coiffait. Le visage aux maxillaires puissants, au grand nez dédaigneux, aux lèvres minces qu’un pli railleur relevait d’un côté était trop asymétrique pour prétendre à la pureté grecque mais quand il lui arrivait de sourire, cette bouche dure montrait des dents éclatantes et, sous l’abri des sourcils droits, les yeux noisette pétillaient d’intelligence et d’ironie. Le grand manteau que l’inconnu portait négligemment rejeté sur les épaules découvrait un pourpoint de velours noir sur lequel tranchait un large collier d’or auquel pendait un curieux bijou représentant un bélier plié en deux.
– Père, pria Fiora, sauriez-vous nous dire...
– ... qui est cet intéressant étranger ? compléta Beltrami en adressant un sourire moqueur aux deux curieuses. Il se nomme Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or et envoyé extraordinaire du très puissant duc Charles de Bourgogne que l’on appelle souvent le Grand
Duc d’Occident et plus souvent encore, mais plus bas, le Téméraire à cause de son courage indomptable et de son orgueil effréné qui le poussent parfois dans de bien dangereux chemins ! Il est arrivé ce matin seulement et de là vient que les armes de son maître ne figurent pas aux côtés des nôtres et de celles de Venise. A présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...
A nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s’affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l’habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques fantastiques ornés de chimères, de dragons, des casques à la grecque comme on imaginait qu’en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers... Les demi-cuirasses étaient à l’antique.
Sous la sienne qui était d’argent et d’or, Giuliano portait une tunique de velours rouge et blanc constellée de perles et, sur son bouclier d’or, la Gorgone ciselée arborait au front le Libro, le plus gros diamant des Médicis. Le jeune homme rayonnait de jeunesse et de joie. Il tenait, appuyé à sa cuisse, un grand étendard d’une symbolique tellement obscure qu’elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Sandro Botticelli.
C’était un gorifalon en taffetas d’Alexandrie frangé d’or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d’or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Simonetta. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d’olivier alors que, vers le haut, d’autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l’antique et des cheveux tout tressés qui volaient au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d’elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d’olivier auquel le dieu d’amour était lié avec des cornes d’or. A ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l’olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres d’or : « La sans par (eille) ». Ladite Pallas regardait fixement le soleil.
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