On s’embrassa avec toute la chaleur d’une affection sincère. Puis ce fut le tour d’Ulrica, parvenue entre-temps à l’état béat de ceux qui ont vu la lumière. Elle n’avait rien entendu des paroles échangées entre les deux sœurs et, quand Aurore lui eut donné une sorte d’accolade, elle voulut saisir sa main pour la baiser :
- Il suffit, Ulrica ! protesta la jeune femme. Je ne suis pas encore canonisée ! Reviens à toi et conduis-moi plutôt auprès de mon fils !
Avec un soupir de bonheur, la vieille nourrice obliqua vers l’escalier en clamant :
- Le Seigneur a entendu mes prières ! Que Son saint nom soit béni à travers les générations ! Grâce à Sa bonté, nous en avons terminé avec le stupre et les tentations démoniaques !…
- Elle est folle, non ? exhala Aurore qui s'écria ensuite : Que j’entende encore ce genre d’invocation et je t’envoie à Agathenburg1. A moins que tu ne préfères un couvent !
Mais Ulrica était au-delà de tout raisonnement et poursuivit ses louanges au Très-Haut en s’abstenant toutefois d’y mêler une allusion à la vie passée de la nouvelle chanoinesse… Celle-ci d’ailleurs ne l'écoutait plus, elle se précipitait vers la porte ouverte d’une chambre d’où sortaient les protestations indignées d’un bébé mécontent. Le tableau qu’elle découvrit l’emplit de joie : assise sur une chaise, Johanna, la nourrice, était en train de donner la tétée au jeune Maurice. Les hurlements de celui-ci étaient motivés par le fait qu’elle lui avait retiré son sein droit pour le passer à gauche. Ils s’apaisèrent aussitôt que le petit goinfre eut ce qu’il voulait mais pour repartir de plus belle : surprise par l’entrée d’Aurore, Johanna voulut se lever afin de saluer l’arrivante. Celle-ci se mit à rire :
- Reste tranquille ! Il ne faut pas déranger Monsieur mon fils !
Tandis que la petite bouche avide s’emparait à nouveau du mamelon rose, Aurore tirait un siège près de la nourrice pour mieux la contempler :
- Il est magnifique ! souffla-t-elle émerveillée. Et il n’a que six mois !
- Nous avons dû faire appel à une autre donneuse, expliqua Ulrica redescendue des hauteurs célestes. Celle-ci ne suffisait plus…
L’enfant en effet était superbe : potelé, doré - il avait hérité du teint brun de son père ! -, son corps vigoureux et sa frimousse ronde se couronnaient de courtes mèches brunes. Quant à ses yeux du bleu maternel, ils posaient sur choses et gens un regard assuré déjà dominateur.
Lorsque enfin il se déclara repu, Aurore l’enleva dans ses bras en lui tapotant le dos pour obtenir la première manifestation d’une heureuse digestion mais cela fait le bébé s’écarta un peu pour la voir plus à son aise. Pendant un instant il se contenta de la considérer d’un œil critique.
- Grrre !… déclara-t-il gravement avant d’essayer d’introduire un doigt dans le nez de sa mère mais elle saisit la menotte au vol pour l’embrasser avant de couvrir l’enfant de baisers en pluie qui semblèrent lui plaire car il éclata de rire.
Aurore en fit autant et pendant un instant mère et fils s’adonnèrent à la plus franche gaieté. A laquelle Ulrica mit fin avec autorité :
- Il faut qu’il dorme ! décréta-t-elle en prenant le jeune Maurice pour le coucher dans son berceau… dans lequel il se redressa aussitôt en poussant des cris de protestation.
Auxquels sa mère mit fin en le reprenant et l’asseyant sur ses genoux :
- Tu vois bien qu’il n'a pas envie de dormir ! Laisse-le-moi un peu ! Il y a si longtemps que je rêve de le tenir dans mes bras !
Ce fut alors un festival de baisers, de cris de joie, de caresses et de rires qu’Amélie contemplait avec une indulgence teintée de tristesse.
- As-tu réfléchi que ce ruban et cette médaille t’interdisent de vivre avec lui ? Aucun mâle, quels que soient sa taille ou son âge, ne peut dormir sous le toit d’une chanoinesse.
- Dans sa demeure du couvent, je sais, mais ailleurs c’est tout à fait normal. Et tu ne t’imagines pas que je vais aller coucher à l’auberge ? Allons, rassure-toi ! Je ne suis pas venue pour l’emmener mais seulement pour quelques jours de bonheur. J’en ai besoin, tu sais ? D’abord j’ai été la première surprise de me retrouver à Quedlinburg et ensuite on ne peut pas dire que ces dames aient tué le veau gras en mon honneur ! Seule l’abbesse s’est efforcée à la courtoisie mais il y en a au moins deux pour qui je suis aussi fréquentable qu’une pestiférée. C’est bon, vois-tu, de retrouver l’air libre !
Pour unique réponse Amélie étreignit sa sœur :
- Pardonne-moi ! Cela tient à ce que je suis toujours inquiète pour Maurice. J’ai craint…
- Que mon arrivée ne révèle sa cachette et n’amène ceux qui lui veulent du mal ? Je me suis arrêtée à Celle où j’ai laissé ma voiture et j’ai emprunté la sienne à Charlotte Berckhoff. Mais…
Aurore se figea : elle venait de remarquer que sa sœur était nettement plus volumineuse qu’à leur dernier revoir :
- Tu as grossi… ou bien tu es…
- Enceinte, oui ! Et j’espère que cette fois ce sera une fille !
Aurore retint une exclamation de contrariété. Les dernières couches de sa sœur, déjà pourvue de plusieurs fils, s’étaient mal passées. Au point que le médecin n’avait pas caché qu’une nouvelle grossesse pourrait être hasardeuse et qu’il serait préférable de l’éviter, mais allez donc faire entendre raison à un homme pour qui la guerre avait toujours été la grande affaire et qui considérait que c’était offenser Dieu que prendre, dans l’amour, certaines précautions. Malheureusement le mal était fait et faire connaître à Amélie le fond de sa pensée ne servirait qu’à l’alarmer inutilement.
- C’est pour quand ? se contenta-t-elle de demander.
- Dans cinq mois je pense. Encore trois ou quatre semaines et je rentrerai à Dresde. Frédéric ne veut pas que je retourne à Agathenburg où selon lui je serais trop seule !
- Et moi ! protesta sa sœur. J’existe, il me semble ? Je peux y aller avec toi…
- Evidemment… mais il préfère que je revienne auprès de lui…
« Il préfère surtout, pensa Aurore, s’éviter les sévères remontrances du Dr Cornelius qui ne lui mâcherait pas sa façon de penser, à cet égoïste ! » et tout haut elle émit :
- Pourquoi ne pas faire la route ensemble dans ce cas ? Plus tu attendras et plus elle sera pénible. En outre, la voiture qui m’attend à Celle est l’une de ces nouvelles « berlines » tellement plus confortables que nos carrosses !
Le visage de Mme de Loewenhaupt s’éclaira. La proposition la tentait :
- J’aimerais beaucoup mais… tu veux aller à Dresde ? Pour quoi faire ?
- Un certain nombre d'affaires à régler ! Et puis, il est temps de songer à l’avenir de mon fils ! Il n’est pas question de le cacher pendant des années. Il est né d’un grand prince et celui-ci doit lui assurer un sort conforme à sa naissance ! Ce sera désormais le but de mon existence.
- Je ne peux pas te donner tort : les situations les plus claires sont toujours les meilleures mais, je t’en conjure, ne te laisse pas emporter par tes impulsions ! Il se peut que tu trouves plus de changements que tu ne crois…
- Je m’y attends mais j’ai besoin de savoir sur quoi… ou sur qui je puis encore compter, ainsi que l’étendue actuelle du pouvoir de Flemming…
- Là je peux te répondre : il est chancelier et, si Frédéric-Auguste devient roi de Pologne, il sera Premier ministre. Autant dire vice-roi de Dresde tandis que son maître régnera à Varsovie !
- Cela ne me fait pas peur, affirma Aurore avec un sourire. Le jeu pourrait même être amusant lorsque je saurai ce qui reste de mon pouvoir sur un homme qui ne m’a pas vue depuis toute une année ! Va-t-il me trouver laide ?
La question s’adressait moins à Amélie qu’au miroir placé au-dessus d’une console et qui reflétait la lumière de deux chandeliers à neuf branches d'argent mais ce fut Mme de Loewenhaupt qui traduisit la réponse :
- Rassure-toi ! Tu es toujours aussi belle et il ne subsiste aucune trace visible de ce que tu as souffert à Goslar. Ton prince te retrouvera telle qu’il t’a quittée. Ton teint, tes cheveux, tes yeux, tout est parfait…
- Mais pas mon corps, murmura la jeune femme en se détournant pour s’adosser à la console. Il n’est plus hélas qu’une apparence !
- Tu continues à souffrir de ta blessure ?
- Moins, j’en conviens, mais elle reste présente et je redoute l’acte d’amour plus encore que je ne le désire ! Tu ne sais pas l’ardeur de ses assauts… Tu vois, ajouta-t-elle en prenant, sur une table, une délicate porcelaine chinoise, je suis comme ce vase où l’on ne met jamais d’eau. Sa forme garde sa pureté, ses couleurs leur éclat, mais la fêlure quasi invisible qu’il porte n’en existe pas moins !…
La lendemain, Aurore repartait après avoir longuement serré son enfant dans ses bras sans pouvoir retenir ses larmes. Dieu seul savait quand elle le reverrait ! Mais elle repartait seule, Amélie ayant jugé plus prudent de rentrer en Saxe par ses propres moyens. On se retrouverait à Dresde dans deux ou trois semaines…
Quinze jours plus tard, Aurore était de retour dans sa chère capitale de la Saxe mais choisit sagement de descendre chez les Loewenhaupt plutôt que dans la belle demeure qu’elle devait à la générosité de son amant princier et qui d’ailleurs, selon Amélie, n’était guère prête à la recevoir, la plupart des domestiques en ayant été enlevés. Elle voulait d’abord se montrer à la Cour afin de voir comment elle serait reçue. Et, son beau-frère s’étant rendu aux environs de Leipzig où il avait des terres, elle se trouva maîtresse de maison.
Après s’être donné quarante-huit heures pour se remettre des fatigues de la route, elle choisit intentionnellement la robe qu’elle avait portée lors de sa première visite à la Cour - satin blanc, velours noir avec des agrafes de rubis et de perles accompagnés de mignons souliers de satin rouge. Ce qui lui permit de constater qu'elle était aussi mince qu’avant sa maternité et que cette toilette lui allait toujours à la perfection. Puis elle commanda ses chevaux et se fit conduire au Residenzschloss à l'heure où la princesse douairière Anna-Sophia de Danemark, dont elle avait été fille d’honneur, tenait sa cour.
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