— A Combert ? Pourquoi pas, bien sûr ! Il vous aimait tant ! C’est le bon moyen et je crois qu’il viendra…

— J’aime à vous l’entendre dire, François. Moi je me contente de l’espérer…

Ce soir-là, Hortense s’attarda au salon. Elle y rêva un long moment, à demi étendue sur sa chaise longue brodée de roses, Madame Soyeuse sur les genoux. La belle chatte argentée avait témoigné de son retour une joie mesurée, comme il convient à une grande dame qui ne saurait se laisser aller aux débordements du vulgaire mais, depuis qu’Hortense était là, elle ne perdait pas une occasion d’être auprès d’elle, montrant ainsi tout le prix qu’elle attachait à sa présence. Cette affection silencieuse était douce à Hortense.

Par les portes-fenêtres ouvertes sur la tiédeur de la nuit entraient les parfums du jardin, des parfums qui laissaient loin derrière eux les tilleuls viennois… et le relent de graisse rance que dispensaient les beaux réverbères. C’était l’odeur de sa propre terre qui ne pouvait avoir d’égale au monde…

Hortense n’attendait pas Jean ce soir, pas vraiment tout au moins puisque Godivelle avait affirmé ne pas l’espérer avant le lendemain, mais elle éprouvait une sorte de plaisir à imaginer que peut-être il n’était pas loin d’elle, perdu quelque part dans cette campagne nocturne, qu’il apercevrait les lumières de Combert et s’en étonnerait puisque Clémence n’avait pas dû éclairer le salon durant l’absence de sa maîtresse. Et ce soir, celle-ci avait voulu que toutes les lampes fussent allumées.

Pourtant, peu à peu et à mesure que le temps coulait dans le silence, Hortense prit conscience de sa solitude. C’était, depuis de longs mois, la première soirée qu’elle passait sans Felicia et cela lui fut soudain pénible. Son amie portait en elle tant de force et de chaleur humaine qu’elle réussissait à alléger presque tous les soucis quotidiens, presque toutes les angoisses. Il flottait autour d’elle une atmosphère essentiellement tonique car sa passion de vivre avait quelque chose de contagieux et elle savait remonter, mieux que personne, un moral défaillant. On n’était jamais vraiment seule lorsque Felicia se trouvait dans une maison. Mais où était-elle à présent ? Dans quelque auberge caussenarde, en route pour la vallée du Rhône qui lui permettrait de rejoindre facilement l’Italie ? Peut-être aussi en proie à la solitude ? Et Hortense, égoïstement, se sentit un peu apaisée par l’idée que son amie partageait ses regrets de leur commune existence. Mais Felicia partait pour un nouveau combat et sans doute ne s’appesantirait-elle pas très longtemps sur elle-même. Les regrets d’Hortense risquaient d’avoir la vie plus dure si Jean continuait à la tenir à distance, mais s’il l’aimait autant qu’il le disait, il ne résisterait pas longtemps à leur mutuelle attraction.

Quand la pendule sonna 11 heures, la jeune femme pensa qu’il serait préférable de prendre un peu de repos que continuer à se dissoudre en pensées débilitantes. Elle aussi avait un combat à soutenir en vue duquel il valait mieux récupérer des forces.

En conséquence, elle ferma les fenêtres, éteignit lampes et chandelles, ne conservant que la bougie qu’elle prenait chaque soir pour gagner sa chambre. Puis, Madame Soyeuse sur les talons, elle monta le vieil escalier de chêne aux marches gémissantes et rentra chez elle.

Comme si elle devinait que sa maîtresse avait besoin d’une présence, Madame Soyeuse sauta sur le lit et se fit un nid dans l’édredon. Hortense la laissa faire, se déshabilla, se coucha rapidement et s’endormit bientôt d’un sommeil sans rêves…

Le lendemain, elle prit plaisir à refaire connaissance avec son fils qui avait beaucoup changé et avec sa maison qui, elle, était toujours la même. En compagnie de Clémence, qui tenait essentiellement à ce qu’Hortense pût juger de la perfection de son travail, elle passa l’agréable revue de ses armoires et de ses buffets. Elle aida ensuite Clémence à la confection des pâtes de coings que l’on gardait dans des bocaux de verre ; elle fit une promenade avec Jeannette et le petit Étienne. Enfin, empruntant un sécateur à l’arsenal de François, elle coupa un plein panier de ces roses tardives que Dauphine de Combert avait tant aimées et s’en fut à la petite chapelle pour les déposer sur sa tombe. Elle se sentait pleine de reconnaissance pour les présents précieux qu’elle devait à la défunte : la maison chaleureuse, le jardin mais aussi Clémence et Jeannette et François et Madame Soyeuse qui lui constituaient mieux qu’une famille. Elle éprouvait soudain le besoin d’aller dire merci à Dauphine et resta un long moment près de la tombe.

Le soleil se couchait lorsqu’elle remonta vers sa maison. Il s’abîmait dans une gloire d’or et de pourpre qui lui rappela l’embrasement rutilant que Felicia et elle-même avaient contemplé sur la plaine de Wagram et elle en fut frappée. Celui de Wagram marquait la fin de leurs espérances d’Empire ; fasse le ciel que celui-ci ne marquât pas la fin de son propre rêve de paisible bonheur !

La soirée au salon lui fut plus pénible que celle de la veille. Pour tenter de maîtriser ses nerfs, elle reprit la tapisserie abandonnée et s’efforça de fixer son esprit sur son ouvrage. Mais le moindre bruit au-dehors, le moindre craquement la faisaient tressaillir. Son imagination s’en mêlait. Elle croyait entendre crisser le gravier et cent fois elle courut à l’une des fenêtres, espérant toujours apercevoir la haute silhouette sombre remontant, de son long pas tranquille de montagnard, la pente du jardin. Parfois, il lui semblait percevoir le galop d’un cheval et elle allait jusqu’à la porte pour scruter la nuit.

Elle était belle et douce, cette nuit, un peu fraîche peut-être, car l’été était près de sa fin mais c’était encore l’une de ces nuits où il fait bon rêver à deux en une lente promenade… Hélas ! Hortense la vécut tout entière dans a solitude. Ce fut bien après minuit seulement qu’elle éteignit les lumières et monta se coucher, le cœur et le corps rompus.

Encore un jour ; encore une nuit ! Le temps passait et l’espoir d’Hortense fondait à mesure qu’il s’écoulait. Elle s’efforçait de lutter contre le désespoir, de chercher des explications au silence obstiné de Jean : il n’était pas rentré, donc il n’avait pas lu sa lettre. Il était souffrant… mais cela, elle n’y croyait pas vraiment, Jean ayant toujours joui d’une santé de fer. Il hésitait à venir, son orgueil lui refusant peut-être une visite qui pouvait se traduire comme un premier pas vers une femme qu’il croyait coupable ? Comme une sorte de capitulation ? La seule explication qu’Hortense se refusait de toutes ses forces à envisager était évidemment la plus cruelle : Jean n’avait plus envie de la voir parce qu’il ne l’aimait plus…

CHAPITRE XIII

LE SECRET DE LAUZARGUES

Quatre jours et quatre nuits passèrent encore et Hortense sentit qu’elle était à bout. Elle n’en pouvait plus d’attendre et son comportement s’en ressentait : elle devenait nerveuse, irritable. Ses nuits sans sommeil inscrivaient leurs cernes sur son visage et commençaient à inquiéter sérieusement son entourage. François alla jusqu’au village de Lauzargues pour y voir Sigolène, la sœur de Godivelle et la mère adoptive de Jean mais il revint sans avoir rien appris de plus. Ni Jean ni Godivelle ne se montraient au village. Sigolène s’était contentée de remarquer : « Il a bien changé, mon Jean. C’est comme s’il essayait d’endosser la personnalité du défunt marquis et, à présent, plus personne n’ose aller vers ce maudit château. »

C’était peu encourageant. Néanmoins, François, exaspéré, était décidé à voir celui qu’il appelait toujours son ami. Du village il descendit au château mais, comme Hortense l’autre jour, il se heurta à Godivelle et à la même antienne : Jean n’était pas là… Il s’absentait souvent pour quelques jours… On ne savait quand il rentrerait… Avait-il eu la lettre d’Hortense ? Oui, il l’avait eue et même il l’avait lue puis il l’avait fourrée dans sa poche sans rien dire. Et quand François avait demandé si, de l’avis de Godivelle, on pouvait l’espérer à Combert, la vieille femme avait haussé les épaules avec une sorte de dédain tout nouveau pour elle :

— Il vaudrait mieux que Mme Hortense oublie ceux d’ici. Elle n’a plus rien à faire de nous et on n’a plus rien à faire d’elle.

— C’est nouveau cela. Pourquoi ?

— Quel homme peut s’accommoder d’une femme qui s’en va courir les grands chemins pour un oui ou pour un non ? Une femme qui ment comme elle respire ?

— Je commence à croire, riposta alors François furieux, que vous êtes tous fous, ici. Ce maudit château vous tourneboule les idées et vous vous croyez le droit de juger tout le monde. Vous jouez à quoi ? Au seigneur féodal enfermé dans sa tour et que les manants n’ont pas le droit d’approcher ? Vous oubliez un peu vite que le maître d’ici, même si ça ne vous convient pas, c’est M. Étienne et que s’il prenait fantaisie à Mme Hortense de vous faire déguerpir au nom de son fils, elle en aurait tous les droits. Quant à Jean, si d’aventure vous le voyez un de ces jours, Godivelle, dites-lui que je le croyais homme de meilleur sens et de plus grand cœur… De plus de courage aussi ! A-t-il donc si peur de la regarder en face, cette femme qu’il trouve commode d’accuser de péchés imaginaires ? En tout cas, moi je ne lui ai rien fait et il pourrait au moins venir me voir. J’aurais deux mots à lui dire…

— On lui fera savoir !

François était parti en claquant la porte, emportant avec lui l’image de Godivelle, debout devant le petit feu de sa cheminée, les mains croisées sur son giron et le visage hermétiquement fermé, la bouche serrée comme si elle craignait de laisser échapper des paroles imprudentes ou dangereuses.