Près du lit soigneusement fait, une cape de bure brune, beaucoup trop longue pour Godivelle, pendait à une patère et le cœur d’Hortense lui battit plus vite : cette maison, ce n’était pas celle de Godivelle, c’était celle de Jean. C’était lui qui vivait là mais, en ce cas, où vivait la vieille femme ?

La question était trop brûlante pour qu’Hortense pût la retenir et, tout en buvant son café sous l’œil glacé de Godivelle, elle dit :

— C’est Jean qui habite là, n’est-ce pas ? En ce cas où donc logez-vous, Godivelle ?

— Je m’arrange à côté ! répliqua la vieille femme d’un ton qui déconseillait de plus longues investigations. Elle se tenait debout auprès d’Hortense, les mains croisées sur son giron avec une figure qui semblait taillée dans le granit des rochers voisins. Le regard d’Hortense s’attacha à cette figure, s’enfonça dans les petits yeux noirs qui évoquaient si bien les pépins de pomme.

— Que vous ai-je fait, Godivelle, pour que vous me soyez à ce point hostile ? Car vous m’êtes hostile alors que naguère encore vous m’aimiez…

— Je crois que je vous aime encore un peu, fit Godivelle avec sa redoutable franchise, mais je crois aussi que vous n’avez rien à faire ici… que du mal peut-être !

— Du mal ? du mal à qui ? A vous que je souhaitais tellement garder auprès de moi et de mon petit Etienne ? A Jean que j’aime plus que tout au monde ? Godivelle, il se passe ici quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose de bizarre. Vous-même, cette maison et bien sûr le château semblez la proie d’un maléfice. Mais ne comprenez-vous pas que je n’aurai ni trêve ni repos avant d’avoir vu Jean, de lui avoir parlé ?…

— Je vous ai dit qu’il n’est pas là et je n’ai aucune raison de mentir.

— Alors dites-lui que je suis venue, que je veux le voir, que je l’attends… ou mieux…

Elle courut vers la table, prit une plume taillée, une feuille de papier et, assise de guingois sur un escabeau, griffonna quelques mots :

« Je suis revenue, mon amour, et je voudrais tant te voir. J’ai tant à te dire et je ne sais où te chercher. Viens, je t’en supplie ! Viens cette nuit, ou demain, ou la nuit suivante. J’ai besoin de te retrouver. Il me semble que tout le pays a cessé de vivre parce que tu n’es pas là et mon cœur me fait mal. Alors viens, si tu m’as jamais aimée. Moi, je t’aimerai tant que je vivrai… »

Sa lettre achevée, Hortense la sabla sans la relire, prit un bâtonnet de cire qu’elle fit fondre au feu de la cheminée, et la cacheta en appuyant dessus la sardoine aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles et qu’elle aimait à porter car il lui semblait qu’elle affirmait son appartenance à cette terre. Puis elle tendit le tout à Godivelle.

— Voilà une lettre pour lui. Vous la lui remettrez ?…

La vieille femme prit la lettre mais le geste était réticent et trahissait une sorte de méfiance comme si ce papier recelait un danger. Elle la tourna entre ses doigts et Hortense se sentit inquiète :

— Vous la lui remettrez, Godivelle ? insista-t-elle. Il faut me le promettre… sur le salut de votre âme parce qu’il s’agit peut-être du salut de mon âme à moi.

Comme tout à l’heure, Godivelle fit un rapide signe de croix qui parut à Hortense de bon augure. Puis, comme à regret, elle articula :

— Il l’aura. Je vous le jure. Mais à présent, partez !

— Vous ne voulez pas que je l’attende ?

— Vous risqueriez d’attendre jusqu’à demain… ou peut-être davantage. Dieu vous garde, madame Hortense ! Je vous donne le bonsoir…

Il n’y avait plus rien à dire. Profondément ulcérée par l’attitude insolite de cette femme qu’elle aimait et en qui elle avait eu confiance, Hortense quitta la maison et se dirigea vers la chapelle pour reprendre son cheval. A ce moment, elle entendit appeler :

— La tante ! La tante ! Venez !…

Elle vit alors Pierrounet qui sortait en courant de derrière les ruines, là d’où continuait à s’élever un léger filet de fumée. C’était lui, sans doute, qui brûlait des herbes… Mais, en apercevant Hortense, il s’arrêta net, obliqua son chemin et vint droit vers elle, arrachant son chapeau tout en courant.

— Madame la comtesse ! s’écria-t-il un peu essoufflé d’avoir dévalé la pente en courant, vous voilà donc de retour ? C’est un vrai bonheur.

Elle le considéra sans songer seulement à cacher sa stupeur. Enfin quelqu’un qui semblait heureux de la voir !

— Un bonheur ? Apparemment, Pierrounet, vous êtes le seul à penser de la sorte ici. C’est tout juste si votre tante Godivelle ne m’a pas fermé la porte au nez.

Le garçon devint rouge comme la haute ceinture de laine qui lui serrait la taille et il eut un petit sourire qu’Hortense jugea un peu gêné :

— Faut pas lui en vouloir. Elle se prend de l’âge et en même temps, elle devient sauvage…

— Pas au point de tourner le dos à ses amis les plus chers. Je n’ai pas reconnu Godivelle. Mais vous, Pierrounet, que faites-vous ici ? Je vous croyais en apprentissage à Saint-Flour ?

— J’y étais mais… la tante a eu besoin de moi. Alors je suis venu. Et puis, vous savez, auprès d’elle, pour ce qui est de la cuisine, on en apprend autant et même plus qu’avec n’importe qui…

Les questions d’Hortense gênaient le garçon et elle ne voulut pas payer d’un malaise le mouvement affectueux qui l’avait poussé vers elle. Pourtant la réplique eût été facile : d’après ce qu’elle venait de voir, la cuisine ne semblait plus faire partie des soucis dominants de la meilleure cuisinière du pays cantalien. En outre, il apparaissait à la jeune femme que les besoins d’aide de Godivelle semblaient prendre d’étonnantes proportions. Jean d’abord, qui avait quitté Combert pour venir veiller sur elle et sur des ruines qui paraissaient n’en avoir aucun besoin, puis Pierrounet, cela commençait à faire beaucoup de monde… Mais, voyant que le garçon la regardait avec une sorte de crainte, elle lui sourit gentiment :

— Vous avez sans doute raison, Pierrounet. Il n’est pas de meilleur professeur que votre tante. Et puis… elle est vieille en effet et c’est votre devoir de veiller sur elle. Je commence à croire que ce château, même ruiné, ne porte bonheur à personne, ajouta-t-elle avec un regard de rancune aux quatre tours déchiquetées. Mais, si vous en avez l’occasion, venez jusqu’à Combert, un de ces jours ? Je serai toujours heureuse de vous voir…

Répondant d’un geste gracieux au salut profond de Pierrounet, elle alla reprendre son cheval sur lequel il l’aida à se mettre en selle puis, au petit trot, elle rejoignit François qui l’attendait sous le couvert des arbres, assis sur un rocher et tenant son cheval en bride. Le fermier s’enleva en voltige en la voyant arriver puis, sans échanger une seule parole, tous deux reprirent le chemin par où ils étaient venus. Ce fut seulement quand ils eurent mis une certaine distance entre Lauzargues et eux qu’Hortense, qui allait en tête, ralentit pour permettre à François de venir à sa hauteur.

— Traitez-moi de folle si vous le voulez, soupira-t-elle, mais j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose à Lauzargues… quelque chose que je n’arrive pas à saisir, ni à définir. Godivelle prétend vivre dans la maison de Chapioux mais il n’y a rien qui marque sa présence. En revanche, tout y parle de celle de Jean…

— L’avez-vous vu, lui ?

— Non. Il n’est pas là et ne rentrera pas de la journée d’après ce qu’on m’a dit. D’autre part, Pierrounet a quitté sa place pour venir aider sa tante et les raisons qu’il donne ne m’ont pas convaincue. Enfin… et c’est là le pire, Godivelle m’a priée de partir sous prétexte que je ne pourrais attirer que le mal.

A l’enrouement de sa voix, François comprit qu’elle se retenait de pleurer et posa sur son bras une main amicale :

— Il ne faut pas vous soucier de cela. Depuis qu’elle a quitté Combert, Godivelle a changé. Tout le monde le dit au pays. Elle ne veut plus voir personne. Du coup, on l’accuse d’être un peu sorcière, de cultiver les maléfices auprès de l’endroit où repose le marquis. Moi je dirai simplement qu’elle est peut-être bien un peu dérangée. Elle n’a pas supporté la fin de Lauzargues et moins encore celle de son maître bien-aimé.

— Avouez tout de même, François, qu’il y a là une sorte de mystère ? Que Jean m’en veuille de lui avoir menti et aussi de ma longue absence, c’est assez normal et c’est à moi de m’expliquer, de me faire pardonner. Mais Godivelle ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi m’interdit-elle Lauzargues ?

François haussa les épaules :

— Peut-être pour vous protéger, après tout ! Le château, je vous le répète, a mauvaise réputation. D’aucuns jurent avoir entendu des cris, vu d’étranges lumières. La présence de Jean et de ses loups n’arrange rien…

— Les loups ? Il est trop tôt pour qu’ils sortent des bois !

— Il semblerait que Luern ait ramené une famille que Jean a gardée. Ce sont eux les chiens de garde du château. Je le sais pour avoir tenté de m’approcher du château, à la tombée du jour. Je voulais voir Jean en dépit de sa défense. Un hurlement trop proche m’a mis en fuite…

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

— Peut-être parce que cela ne fait pas grand honneur à mon courage, dit François en riant. Et puis nous n’avons pas encore eu beaucoup de temps pour parler. Mais, si vous voulez, j’y retournerai une nuit. Car, à présent, je vous l’avoue, vous me forcez à me poser des questions. Pourquoi tant de soins pour écarter les gens, pour garder une vieille femme et un tas de ruines ?… Oui, je crois que je vais y aller… avec un fusil de chasse !

— Non. Si vous tuez un de ses loups, Jean ne vous le pardonnera pas. Et puis, je crois que nous pouvons attendre. J’ai laissé une lettre pour lui et Godivelle a juré de la lui remettre. J’ai demandé à Jean de venir.