— Est-ce qu’on ne vous a pas interdit l’approche du château ? fit Hortense avec un petit rire où se cachait l’angoisse qui montait en elle…
— On n’a rien à m’interdire dans ce pays où tout le monde est libre. Jusqu’ici je n’avais rien à y faire et puisque cela déplaisait à Jean, je n’avais aucune raison de le contrarier. A présent, c’est différent. Je peux aller lui dire que vous êtes rentrée… que vous l’attendez ?…
C’était si simple, bien sûr ! Hortense fut tentée un instant d’accepter mais soudain elle eut honte d’elle-même, honte de ce qu’elle considérait comme une lâcheté. Elle n’avait rien à se reprocher qu’un mensonge dont, depuis le temps, elle avait bien cru être pardonnée. Pourquoi donc reculerait-elle ?
— Non, François. Je vous remercie mais il faut que j’y aille. Après tout, je n’ai jamais revu Lauzargues depuis l’explosion qui l’a détruit…
Elle toucha du bout de sa cravache la croupe de son cheval qui repartit à une allure plus soutenue. Le bois était trop joli, il incitait trop à la rêverie, à la mollesse… Il fallait le fuir.
Et puis, soudain, le rideau d’arbres se déchira et Hortense vit Lauzargues tel que l’avait laissé l’explosion déchaînée par Eugène Garland, le bibliothécaire qui se voulait, lui aussi, le dernier seigneur. Mais, à sa grande surprise, elle constata que le château était reconnaissable.
Certes, le donjon central formait un énorme tas de ruines, mais les quatre tours d’angle étaient encore debout et semblaient retenir l’amas de pierres écroulées et noircies. Certes, les tours découronnées aux bords déchiquetés traçaient sur le nuage un étrange dessin mais ces tours étaient toujours fières et proclamaient insolemment qu’elles ne s’avouaient pas vaincues. La butte féodale était constellée de pierraille et de moellons qui avaient jailli des murailles mais, en fait, le château s’était surtout écroulé sur lui-même. Et cela expliquait la passion réveillée de Jean pour ce vieux repaire qu’il avait toujours considéré comme la plus belle maison qui fût au monde.
Hortense resta là un moment, abritée sous les feuillages des derniers arbres du bois, contemplant ce château qui résumait sa vie. Si ce n’avait été une impossibilité absolue, on aurait même pu croire que cette ruine était encore habitée car un peu de fumée semblait en monter. Sans doute quelqu’un faisait-il brûler des herbes de l’autre côté… En tout cas, l’illusion était parfaite. D’autant que, sur la gauche, la maison de Chapioux, l’ancien régisseur tué au moment du désastre, paraissait en bon état et aussi la petite chapelle Saint-Christophe blottie dans un creux de rocher comme un chat dans son coussin… Hortense eut pour elle un regard de tendresse. Elle espérait bien pouvoir, au moins, y prier un moment et, laissant François sous l’abri des arbres, ce fut vers elle qu’elle dirigea son cheval.
Mais elle avait été aperçue et, avant même qu’elle eût atteint le porche roman qui l’avait vue passer, mariée de satin et de dentelle au bras d’Étienne de Lauzargues, Godivelle l’avait rejointe avec une rapidité qui faisait honneur à ses vieilles jambes.
— Madame Hortense ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas possible que ce soit vous ?
— Et pourquoi donc est-ce que ce ne serait pas possible ? fit calmement la jeune femme en sautant à terre et en allant attacher son cheval à un arbuste…
— Mais, on dit que…
Une brusque colère fit étinceler les yeux dorés de la jeune femme.
— Je ne veux plus entendre quoi que ce soit sur ces « on-dit » incroyables. Je suis partie pour porter secours à une amie. Je m’en suis expliquée avec François Devès et je m’en expliquerai avec Jean mais je ne veux plus rien entendre à ce sujet. Je suis rentrée, me voilà, j’entends reprendre ma place dans le pays… et je trouve, Godivelle, que votre bienvenue n’est plus ce qu’elle était. Curieuse façon d’accueillir quelqu’un que l’on disait aimer !
Godivelle joignit les mains dans un geste qui lui était familier. Sous la coiffe noire liserée de blanc, son visage rond et jaune, qui la faisait ressembler si fort à une pomme, eut une crispation qui accentua le réseau des rides.
— Je vous aime toujours, madame Hortense, mais vous n’auriez pas dû venir. Ce n’est pas un endroit pour vous !
— Vraiment ? Je porte le nom de ce maudit château, je m’y suis mariée, mon enfant y est né et j’ai même failli y mourir. Alors me direz-vous pourquoi je n’aurais pas le droit d’y venir ?
— Plus personne ne vient. Les gens ont peur…
— Je l’ai entendu dire et si j’ai bien compris vous n’avez rien fait pour dissiper cette peur. Vous vous êtes instituée la gardienne de ces ruines qui n’avaient plus besoin que de silence. Et Jean a été gagné par la contagion. A présent, vous allez même jusqu’à écarter les amis les plus chers, les plus fidèles comme François Devès… et vous tentez de m’écarter, moi aussi ! Pourquoi ? Quelle espèce de culte maudit prétendez-vous rendre à la mémoire du défunt marquis ?
Vivement, Godivelle se signa à plusieurs reprises ; elle était devenue encore plus pâle s’il était possible et Hortense vit bien que ses mains tremblaient.
— Ne dites pas de ces choses affreuses, madame Hortense. Ici on est aussi bons chrétiens que vous et on ne rend aucun culte à personne sinon à Dieu. Mais il vaudrait mieux que vous partiez…
— Je ne vois vraiment pas pourquoi. Je suis venue voir Jean et je le verrai…
— Il n’est pas là. Et je ne crois pas qu’il revienne de la journée.
— Où est-il ?
— Par la croix de ma mère, je n’en sais rien. Il est comme le vent. Il va où il veut et je ne me permettrais pas…
Hortense regarda la vieille femme avec étonnement :
— Vous ne vous permettriez pas ? Comme vous voilà devenue révérencieuse tout à coup, Godivelle, envers un homme que vous aviez tendance à considérer tout juste un peu mieux qu’un gibier de potence !
— Il est du sang Lauzargues. Cela suffit pour avoir droit au respect de leur vieille servante, grogna la vieille femme dont le visage se ferma.
— Voilà un respect qui vient sur le tard. Vous l’avez toujours su, je crois, et ce n’est pas nouveau. M’offrirez-vous enfin une tasse de café, Godivelle ? Il me semble que ce serait poli ?
— Je n’en ai pas de prêt. Ça vous ferait attendre…
— Mais j’attendrai, Godivelle, j’attendrai. Ici, tenez ! Quand vous m’avez arrêtée, je me disposais à prier un moment dans la chapelle. Souffrez que j’aille au bout de mon projet. Puis, je vous rejoindrai.
Le ton était sans réplique. D’ailleurs Hortense, dédaignant d’attendre une réponse, poussait déjà la porte de la chapelle dont les gonds, privés d’huile depuis longtemps peut-être, grincèrent…
— Cette chapelle n’a pas de chance, persifla Hortense. Après avoir été condamnée des années durant, voilà qu’on la laisse à l’abandon ! C’est étonnant de la part de si bons chrétiens…
Haussant furieusement les épaules, Godivelle disparut dans un envol de jupes noires tandis qu’Hortense pénétrait dans la chapelle. C’était un petit sanctuaire sombre qui ressemblait à une grotte. Le jour y parvenait, mal, par d’étroites fenêtres que le lierre obstruait à demi, mais un peu de lumière éclairait cependant la statue de Christophe, le bon géant qui avait un jour passé l’Enfant Jésus au-delà d’une rivière et qui avait failli fléchir sous son poids parce que l’Enfant portait lui-même tous les péchés du monde.
Hortense avait toujours aimé cette chapelle et son saint de pierre dont le visage reflétait une infinie bonté. Elle était venue souvent prier là quand le marquis de Lauzargues avait enfin consenti à rendre au culte le sanctuaire qu’il avait osé condamner. Aujourd’hui, elle y puisait un courage nouveau :
— Vous qui guidez le voyageur dans les ténèbres et les embûches du chemin, pria-t-elle. Vous qui m’avez protégée au long de ces grandes routes qu’il m’a fallu parcourir, je vous implore : Donnez-moi un peu de votre force pour le combat que je sens venir. Ne permettez pas que je succombe sous le poids du chagrin et de la mauvaise foi. L’homme que j’aime s’éloigne de moi. Il est prêt à me rejeter et si, pour les temps à venir, je n’ai plus sa main pour me soutenir, j’ai peur de désespérer de tout…
Sa prière lui fit du bien et aussi l’ombre si douce de la petite chapelle. Par la porte qu’elle avait laissée ouverte, le chant des oiseaux venait jusqu’à elle. Ils étaient nombreux autour de la petite église. Beaucoup d’entre eux – les migrateurs – partiraient bientôt pour les terres plus chaudes du sud et c’était comme si, avant le grand départ, ils venaient là en pèlerinage demander sa protection à celui qui veille sur les voyageurs.
En se relevant, Hortense eut, instinctivement, ce mouvement d’épaules des colporteurs quand ils reprennent leur fardeau. Elle avait un instant déposé le sien au pied de cet autel. A présent, elle le réendossait avec un surcroît de courage qui ne serait pas superflu si l’on considérait l’attitude presque hostile de Godivelle. Et, tout en se dirigeant vers l’ancienne maison du régisseur, Hortense se prit à penser que François pourrait bien avoir raison et qu’il régnait ici un esprit malfaisant capable de troubler les cœurs les plus fermes et les plus purs.
L’aspect de la maison au seuil de laquelle Godivelle l’attendait la surprit. Comme beaucoup de demeures rurales dans la région, elle se composait surtout d’une seule pièce servant de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher, mais celle-ci ne montrait pas l’activité habituelle d’une cuisine. Si une tasse de café fumait sur la table, il n’y avait dans la cheminée qu’un maigre feu et aucun de ces préparatifs de repas qui formaient l’habituel climat de Godivelle dans la cuisine du château. Elle était alors toujours en train d’éplucher quelque chose, de pétrir une pâte, d’accommoder une farce ou de tailler dans un jambon ou un saucisson. Là, rien de tout cela. Une propreté monacale et pas le moindre jambon pendu aux solives, pas la moindre odeur de cuisine attardée. La pièce était dans un ordre parfait et, sur un coin de la table bien cirée, quelques livres, du papier et une écritoire – pour écrire à qui ? – étaient disposés.
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