François avança à Hortense l’un des petits fauteuils rustiques, jadis façonnés par son grand-père et que Jeannette avait garnis de coussins de toile verte. Hortense s’y assit avec un soupir qui traduisait sa lassitude autant que son inquiétude et jeta un regard sur les registres et l’écritoire disposés sur la table. François surprit ce regard et sourit :

— S’il s’agit des affaires de la maison ou de la ferme, je peux vous assurer que tout va bien. Nous avons fait, sur la planèze, une récolte de gentiane exceptionnelle et le bétail…

— François ! Ne me faites pas languir. Vous ne m’auriez pas lancé cet appel au secours pour me parler de gentiane ou de bétail. Il s’agit de Jean, bien sûr, et vous savez bien que je brûle d’avoir enfin de ses nouvelles. Pourquoi ne parliez-vous pas de lui dans vos lettres ? Ou si peu…

— Mais parce qu’il me l’avait défendu, madame Hortense. Il ne voulait pas que je vous écrive quoi que ce soit qui pût ressembler à un appel. Il croit… que vous êtes déjà lasse de la vie ici et que vous êtes partie sans grand espoir de retour…

— Il est fou ? Peut-il croire que j’abandonnerais mon enfant ? Notre enfant ?…

— J’aurais dû dire sans grand espoir de retour vers lui.

— Mais il a lu mes lettres ? Il sait bien que je l’aime ? Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu ?

— Pour la même raison que je vous ai dite. Jean croit que vous avez eu pour lui un… caprice violent et que, devant l’impossibilité où vous vous trouviez de vivre ensemble au grand jour, vous avez préféré partir…

— Mais c’est lui qui est parti. C’est lui qui, tout d’un coup, a décidé d’habiter Lauzargues pour que Godivelle n’y reste pas seule. Quelle excuse en vérité ! Il la voyait en danger…

— Il y a du vrai là-dedans. On parle beaucoup de Lauzargues depuis l’incendie. Et pas en bien. Les gens disent qu’il est hanté, maudit. Et comme Jean, aussi bien que Godivelle d’ailleurs, en interdisent l’approche…

— Quelle sottise ! Voilà beau temps que j’ai eu maille à partir pour la première fois avec la malédiction du château. J’ignore pour quelle raison Jean et Godivelle entendent accréditer ces contes de bonne femme. Et d’ailleurs cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est Jean. Il sait bien que je ne veux que lui au monde. Il sait bien que je voulais l’épouser contre vents et marées. J’avais même été jusqu’à lui dire…

— Que vous attendiez un enfant ? Je sais. Voyez-vous, madame Hortense, je crois que c’est cela qui lui a fait le plus de mal. « Elle m’a menti une fois, m’a-t-il dit. Elle que je croyais incapable du plus petit mensonge, elle que je croyais limpide… Pourquoi, dès lors, ne mentirait-elle pas encore ? » Que vous soyez partie pour venir en aide à votre amie d’enfance, cela, il l’a compris. Mais qu’ensuite vous l’ayez suivie au bout de l’Europe, cela, il a refusé de le croire…

— Qu’a-t-il cru, alors ? Que je suivais un homme ?

François ne répondit pas, mais son visage figé constituait la plus claire des réponses. D’un effort de volonté, Hortense retint les larmes qui montaient à ses yeux mais ne put empêcher sa voix de s’enrouer :

— Me connaît-il si mal ? fit-elle douloureusement.

— Je crois qu’en fait, et si vous permettez à un ami de vous dire la vérité, madame Hortense, je crois qu’il ne vous connaît pas du tout et que vous non plus, vous ne le connaissez guère. Vous vous êtes rencontrés, aimés avec passion sans chercher à en savoir davantage. Mais vous venez de mondes entièrement différents et vous n’avez jamais vécu ensemble. Ce qui s’appelle vivre…

— Je ne demandais que cela ! Que venez-vous me parler de mondes différents ? Mes racines sont ici et je l’ai compris depuis longtemps. Ma mère…

— Il m’a aussi parlé de votre mère, dit François tristement. Et j’avoue qu’il m’a fait du mal quand il m’a dit : « Elle aussi t’aimait, mon pauvre François, et te le disait et te répétait qu’elle ne pourrait pas vivre loin de toi. Pourtant elle est partie en épouser un autre. Et elle n’avait même pas l’excuse, pour ce mariage, de l’obéissance à sa famille. Telle mère… »

— Telle fille ! acheva Hortense dans un souffle. Et c’est Jean, Jean qui a dit une chose pareille ? Qui a pu lui mettre de pareilles idées dans la tête ? On me l’a changé. Il n’est plus le même homme ? Ou alors il est fou… Il faut qu’il le soit pour avoir oublié qu’entre ma mère et moi il existe une immense différence. Une différence qui s’appelle Étienne, qui est notre chair et notre sang à tous deux ?…

— Mais qui passe pour le fils de votre défunt époux. Si vous n’aimiez plus Jean, ce serait bien facile à oublier…

— Par pour moi ! Mais dites-moi, François, si c’est ainsi que l’on me voit, que l’on me juge au pays… pourquoi m’avoir écrit cette lettre ? Pourquoi m’avoir fait revenir ?

— Parce que moi, je ne crois pas que vous aimiez quelqu’un d’autre. Parce que, depuis un moment, je me fais l’avocat du diable et que, tout au fond de moi, j’espère encore que votre amour garde une chance d’être sauvé.

— Vous y croyez donc, vous, à cet amour ?

— Oui. J’ignore qui met à Jean de telles idées en tête mais vous n’êtes pas celle qu’il s’imagine. Alors, je lui ai désobéi et je vous ai écrit. Grâce à Dieu, vous êtes revenue avant qu’il ne soit trop tard.

— Trop tard pour quoi ?

— Pour retrouver Jean. Il y a plus d’un mois, je l’ai rencontré à Saint-Flour ; il était allé acheter plusieurs choses. J’ai voulu lui parler de vous, de ce que vous m’écriviez, mais il m’a arrêté : « Écoute, François, m’a-t-il dit, ce n’est pas la peine de m’en parler à présent. C’est à elle de s’expliquer si elle en a encore envie. Si elle revient un jour… » et comme je me récriais, assurant que vous reviendriez certainement, ne serait-ce que pour le petit, il m’a répondu : « On verra bien. Mais si à Noël, elle n’est pas revenue, il sera trop tard… d’ailleurs je crains qu’il ne soit déjà trop tard. »

— Qu’a-t-il voulu dire ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas réussi à en tirer davantage. Et comme je n’ai plus le droit, moi non plus, d’approcher de Lauzargues…

Hortense se leva si brusquement que son fauteuil bascula et ne resta debout que par un miracle d’équilibre :

— Et cela vous paraît normal ? Vous êtes son meilleur ami, son seul ami et il vous défend d’approcher ce tas de ruines ? Et vous acceptez ça ?

— Si c’est son idée à lui ? Et puis, sincèrement, que voulez-vous que j’aille faire à Lauzargues ? Je commence à croire moi aussi que c’est un endroit maléfique. Les hommes de cette maison y perdent le sens commun pour n’être plus qu’orgueil. Si l’esprit du marquis y règne comme on le dit en tremblant dans tout le pays, il s’est emparé de celui de son fils et j’ai peur qu’à présent il ne le modèle à son image. Oui, madame Hortense, Jean a beaucoup changé…

— Jean et le marquis se haïssaient…

— Certes, mais Jean a toujours aimé le vieux château. Il s’y intègre entièrement à présent alors qu’il n’avait même pas le droit d’en franchir le seuil. D’une certaine façon, il réalise son rêve…

— Le dernier seigneur ? fit Hortense avec un petit rire plein d’amertume. Un seigneur jaloux d’un domaine où rien ni personne ne peut trouver place ? Décidément, François, vous avez bien fait de me rappeler. Il est temps que quelqu’un lui remette la tête à l’endroit.

— Que voulez-vous faire ?

— Aller à Lauzargues. Et tout de suite ! Moi, personne ne m’a défendu de m’y rendre ! Sellez-moi un cheval, François ! Je vais me changer !

— Vous n’irez pas seule. Je vais avec vous.

— Ne soyez pas stupide. Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Je vais… dire bonjour à Godivelle et lui apprendre mon retour. Elle ne lâchera tout de même pas les chiens sur moi ?

Mais quand, une demi-heure plus tard, Hortense, qui avait revêtu son amazone verte, sortit de sa maison, elle vit que François tenait deux chevaux en bride. Il n’attendit pas sa protestation :

— Je vous attendrai aux limites du domaine, dit-il, mais laissez-moi vous accompagner. Je serai plus tranquille…

Pour toute réponse elle lui sourit, posa le bout de sa botte sur la main qu’il lui offrait, s’enleva en selle et tourna la tête de son cheval vers la vallée.

— Passons par la rivière, cria-t-elle, la promenade sera belle et nous irons plus vite…

En dépit de l’inquiétude que lui causait l’étrange attitude de Jean, Hortense retrouva vite le plaisir qu’elle éprouvait toujours à se déplacer à cheval. C’était une manière comme une autre de plonger au cœur de la nature et d’en extraire des forces vives. Et ce matin était particulièrement beau. Les deux cavaliers s’enfoncèrent dans les bois qui tapissaient la vallée, suivant le cours de la petite rivière aux eaux tumultueuses. Ils allaient dans l’odeur des pins et de l’oseille sauvage, sous une voûte d’un vert profond que traversaient par endroits les rayons du soleil. Il faisait si paisible et si frais qu’Hortense ralentit instinctivement pour écouter chanter le coucou, guetter l’éclair bleu d’un geai ou la fuite rapide d’un lapin… C’était peut-être le dernier instant de joie pure qu’elle goûtait sur ce sentier et elle s’accorda de le savourer. Son excitation de tout à l’heure était tombée. Une curieuse impression s’y substituait : c’était comme si une voix intérieure lui soufflait que, dès l’instant où elle quitterait l’ombre protectrice des arbres, il n’y aurait plus pour elle ni trêve ni repos. Ce fut si net tout à coup, qu’elle retint son cheval et détourna la tête en direction de sa maison. Ce faisant, elle rencontra le regard de François.

— Ne croyez-vous pas, madame Hortense, que vous feriez mieux de rentrer ? Vous n’êtes pas prête, il me semble. Moi, j’irai, si vous voulez..