Sur son siège, la comtesse Camerata sifflait comme un vieux cocher de fiacre. On croisait d’autres voitures, ouvertes pour la plupart, d’où partaient les rires de jeunes femmes en robes claires et, parfois, l’écho d’une chanson reprise en chœur…
Quand on atteignit Schônbrunn, la nuit était tout à fait venue. C’était une nuit sans lune, une de ces nuits où il est facile de se cacher mais plus difficile de se repérer. Néanmoins, le faux cocher dirigeait son attelage avec sûreté. Elle connaissait parfaitement les alentours du palais et savait à quel endroit il fallait franchir le mur pour atteindre rapidement l’Obélisque, lieu choisi pour retrouver le prince et Sophie.
Arrivée en face du palais et de ses grilles largement éclairées, la comtesse prit sur la gauche et engagea sa voiture dans une petite route plantée d’arbres qui longeait le mur d’enceinte, roula encore quelques instants et, finalement, s’arrêta après avoir engagé suffisamment son attelage sous les arbres pour qu’on ne pût l’apercevoir d’une voiture passant rapidement. Au surplus, celle des conspirateurs pouvait parfaitement abriter des amoureux en veine de solitude. D’après l’heure que Timour avait, durant plusieurs nuits, soigneusement vérifiée, la ronde qui faisait régulièrement le tour du parc était passée depuis dix minutes.
Felicia et Timour descendirent. Le silence était profond, troublé seulement, de temps à autre, par la fuite légère d’un petit animal des bois. Du haut de son siège, Léone Camerata murmura :
— Le Ciel soit avec vous ! Si vous avez besoin d’aide, sifflez trois fois. Je serai là dans l’instant…
— Tout devrait bien se passer. Le prince est jeune, entraîné aux exercices du corps. Franchir un mur n’est pas une affaire. Surtout avec l’aide de Timour qui pourrait le lui faire passer sur son dos. A tout à l’heure !…
Timour était déjà placé contre le mur, le dos courbé, les mains nouées ensemble. Felicia y posa le bout de sa botte et, d’un élan qui ne parut même pas lui coûter d’effort, Timour l’enleva jusqu’au faîte du mur où elle s’assit, attendant qu’il vînt la rejoindre à la force du poignet. L’instant d’après, tous deux se laissaient tomber de l’autre côté dans une herbe épaisse qui amortit leur chute.
— Sommes-nous loin ? chuchota Felicia. La comtesse dit que nous devons être tout près de l’Obélisque.
— Elle a raison. Quand je suis venu, j’ai regardé plusieurs fois par-dessus le mur et, quand je l’ai aperçu, j’ai compté les arbres depuis le bâtiment du coin. Viens…
Ils traversèrent un étroit espace boisé, atteignirent une allée qui longeait une charmille…
— Tiens, dit Timour. Voilà l’Obélisque !…
En effet, la flèche de marbre venait de se silhouetter dans la nuit. En trois bonds, les deux compagnons l’eurent atteint et s’approchèrent du petit bassin qui se creusait au pied.
— Je crois que nous sommes à l’heure, dit Timour. Est-ce que…
Il n’acheva pas. L’écho tragique d’une violente quinte de toux se fit entendre en même temps qu’apparaissaient Sophie et François. Mais dans quel état ! L’archiduchesse soutenait le jeune homme qui secoué par la toux semblait avoir peine à marcher. Aussitôt, Felicia et Timour furent près d’eux…
— Vous êtes là ? souffla Sophie. Alors, pour l’amour de Dieu, laissez-moi appeler, le ramener… Il a voulu venir à tout prix mais je ne peux pas le laisser partir en cet état…
Déjà Timour avait saisi le prince, le faisait asseoir près du bassin et trempait un mouchoir pour lui tamponner le front car il semblait sur le point de s’évanouir. La fraîcheur de l’eau parut le ranimer et il sourit à la large figure penchée sur lui.
— Ça va… aller mieux… dans un instant. Je… je pourrai vous suivre…
Mais Sophie attirait déjà Felicia à l’écart.
— J’ai tout fait pour l’empêcher de venir, souffla-t-elle, mais il n’a rien voulu entendre. Il a placé toute sa confiance en vous et il veut partir…
— Mais il va partir. Nous allons l’emporter…
— C’est impossible. Si vous l’emmenez à présent, il ne supportera pas le voyage. Voulez-vous donc ramener en France un cadavre ?
— Je crois que vous dramatisez, Altesse. Une quinte de toux ne signifie pas que le prince soit mourant…
— Sans doute… mais il n’en a plus pour longtemps. J’en ai acquis la certitude et, tenez !
Elle mit dans la main de Felicia un mouchoir qu’elle avait tiré de son corsage. Les yeux de Felicia étaient suffisamment accoutumés à l’obscurité pour qu’elle y distinguât des taches noires sur le linon blanc.
— Vous voyez ? Du sang… et il y en a autant sur le mouchoir qu’il tient devant sa bouche. Je vous en supplie renoncez à l’emmener ! Vous allez me le tuer…
— La vie qu’il mène ici le tue. Pourquoi donc la France ne saurait-elle le guérir ? Elle l’aime…
— Croyez-vous qu’elle l’attende vraiment ? Depuis des jours, j’interroge, je m’informe. Louis-Philippe semble assurer son pouvoir. Cela veut dire que vous allez devoir combattre… et lui aussi. Il mourra avant la fin de l’année si vous l’entraînez dans cette aventure. Ici, il peut survivre plus longtemps… si l’on m’écoute et si on lui trouve un meilleur médecin, car ce Malfatti qui le soigne est un âne. Moi je ferai tout pour le sauver. Même si je n’y crois plus guère…
Felicia ne répondit pas tout de suite. Elle savait bien, au fond d’elle-même, que tout était perdu, que son rêve était en train de mourir mais elle se raccrochait à cette passion qu’elle portait en elle, à ce désir éperdu d’arracher le fils de Napoléon à sa geôle dorée.
— Que voulez-vous donc que je fasse ? soupira-t-elle enfin.
— Que vous lui disiez que les choses ne sont pas prêtes, qu’un passeport vous a été refusé… que Mme de Lauzargues est malade et ne peut partir. Il tient essentiellement à ce qu’elle quitte Vienne en même temps que lui… et comme elle n’est pas là ce soir… Il faut que l’impossibilité vienne de vous.
— Est-ce que Votre Altesse se rend compte de ce qu’elle me demande ? dit Felicia d’une voix brisée.
— Je sais ce que je vous demande. Mais c’est à un cœur de femme que je le demande. François… est perdu.
— En ce cas, il serait peut-être plus heureux de mourir sur la terre de France ?
— Oui. Si vous pouvez me jurer qu’il sera encore en vie lorsqu’il passera la frontière. Moi, je n’ai peut-être qu’une chance sur un million de le sauver. Cette chance, laissez-la-moi !
Felicia baissa la tête. Elle comprenait qu’elle luttait contre l’impossible, que le destin s’acharnait et qu’après avoir envoyé le père mourir sur un rocher africain, il avait condamné le fils à s’éteindre dans cette Vienne pleine de musique où cependant il n’avait pour l’aimer que cette jeune femme, si forte cependant, mais qui n’arrivait plus à cacher son désespoir. Car elle pleurait, à présent, la fière, l’orgueilleuse Sophie. Et – Felicia l’aurait juré – elle était prête à se jeter à ses genoux pour la convaincre de lui laisser les derniers jours de ce jeune homme qui, avec son fils, était son seul amour…
— Ne pleurez plus, Altesse, dit-elle enfin. S’il vous voit, il comprendra. Je vais lui parler. Puis… vous pourrez appeler tandis que nous nous éloignerons…
Lentement, elle revint vers le prince qui, étayé par la large épaule de Timour, se calmait peu à peu. Elle vit alors qu’une autre tache noire maculait la cravate blanche que le Turc avait desserrée…
— Eh bien… madame, dit-il en s’efforçant de sourire. Avez-vous… bien fait vos adieux à l’archiduchesse ?… Il est temps de partir… il me semble ?
— Pas ce soir, monseigneur ! C’est ce que nous venions dire à Votre Altesse…
— Nous ne partons… pas ? Mais… pourquoi ?
— Mme de Lauzargues est malade… incapable de voyager. Une mauvaise fièvre… Je ne peux l’abandonner.
— Ah !
Il y eut un petit silence, puis la voix enrouée qui semblait froisser du papier reprit :
— Vous avez raison de remettre. Pour rien au monde… je ne voudrais sacrifier… quelqu’un. Souvenez-vous : j’en avais fait une… condition primordiale pour mon départ… Eh bien… Ce sera pour une autre fois. N’est-ce pas ?
— Oui… sire. Une autre fois…
Vaincue par l’émotion, Felicia se laissa tomber à genoux et prit une main brûlante sur laquelle elle appuya ses lèvres. Dans l’ombre, elle distingua un sourire sur ce pâle visage :
— Il ne faut pas pleurer, dit François avec une infinie douceur… puisque ce sera… pour une autre fois… Pour l’heure… je vous dis adieu, princesse Orsini ! Soignez votre amie mais surtout gardez-vous bien jusqu’à… notre revoir. Vous m’êtes infiniment… précieuse…
— Quelques instants plus tard, Felicia et Timour repassaient le mur. On entendait déjà les appels au secours de l’archiduchesse dont les cris portaient loin.
— Qu’est-ce que ce vacarme ? Que se passe-t-il ? Où est-il ? interrogea fébrilement Camerata, dégringolée de son siège.
— Il ne viendra pas, Léone. Et je crois qu’il ne reverra jamais la France. Il est malade… très malade même. Tout est perdu !
Et Felicia l’indomptable, Felicia l’amazone se jeta dans la voiture et, pelotonnée dans un coin, sanglota éperdument comme une petite fille abandonnée dans le froid de l’hiver. Il lui semblait qu’elle n’avait plus aucune raison de vivre…
Le lendemain dans l’après-midi, la lourde berline de voyage emportant Hortense et Felicia quittait le palais Palm pour n’y plus revenir et roulait lentement sur les gros pavés de la Schenkenstrasse. Imposant et majestueux à son habitude, Timour tenait les rênes et, à l’intérieur, les deux voyageuses se taisaient, enfermées chacune dans ses pensées sans avoir même l’idée d’un regard en arrière.
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