Palmyre poussa un soupir de soulagement qui s’épanouit en un grand sourire puis elle plongea dans une révérence.

— Nous sommes aux ordres de monseigneur. Il peut être certain que nous ferons tout pour le satisfaire. Ce sera pour jeudi.

Une demi-heure plus tard, Palmyre et sa fausse vendeuse remontaient dans leur voiture et, toujours saluées par les sourires et les clins d’œil des sentinelles, quittaient palais.

— Dieu, que j’ai eu peur ! dit Palmyre en se laissant aller dans le fond de la voiture et en desserrant les rubans de sa capeline. Je ne suis pas certaine d’être vraiment taillée pour les conspirations. Mon cœur bat comme si j’avais couru plusieurs lieues. Pourtant, tout s’est très bien passé, n’est-ce pas ?

— Sans doute, néanmoins, je vous avoue que la santé du prince m’inquiète. Cet enrouement, cette toux… Non, je n’aime pas cela.

— Il est certain qu’il est fatigué. Et il a peut-être pris froid. Le bon air de chez nous le remettra vite d’aplomb. Avez-vous vu comme il semblait heureux ?

— Oui… mais l’archiduchesse, elle, semblait bien soucieuse…

— C’est normal, dit Palmyre, décidée apparemment à voir tout en beau. Il va partir et elle l’aime. Il faudrait être plus qu’humaine pour envisager ce départ d’un œil joyeux…

Les quelques jours qui suivirent se passèrent en préparatifs. La princesse Orsini et la comtesse de Lauzargues firent savoir autour d’elles leur intention de regagner la France. La plupart de ceux avec qui elles étaient en relations ayant quitté Vienne pour leurs châteaux ou leurs maisons d’été, le tour en fut assez vite fait. Maria Lipona, elle, était aux anges en voyant se réaliser ce pour quoi elle luttait depuis des années. Elle avait bien l’intention de rejoindre ses amies en compagnie de Léone Camerata, car elle tenait essentiellement à participer à l’aventure française comme elle avait participé à l’aventure autrichienne. Seul Marmont était profondément triste et ne s’en cachait pas :

— J’ai peur qu’il ne se passe bien du temps avant que je ne vous revoie… toutes deux, dit-il. Même si… l’Empereur me rappelle, je crains que le peuple de France ne revoie pas avec plaisir le duc de Raguse ?

— Le peuple de France a un cœur aussi changeant que celui d’une jolie femme, riposta Felicia. Il va adorer notre Aiglon et il suffira que celui-ci déclare qu’il vous aime pour que ce peuple oublie même que vous avez défendu Charles X. Vous savez bien que c’est votre seule chance de rentrer un jour. Et soyez certain que nous ne laisserons pas Napoléon II oublier ce qu’il vous doit…

— J’en suis convaincu. Mais tant de jours sans vous voir !…

— Pensez à celui où vous me reverrez ! Cela vous fera prendre patience…

Chez un juif de la Josefstadt, Felicia vendit l’une de ses parures, diamants et émeraudes, pour faire face aux frais du voyage et de l’installation du prince à Paris. C’était le deuxième joyau important dont elle se défaisait et Hortense s’inquiétait de voir son amie se démunir ainsi.

— Vous savez bien que je les avais sacrifiés d’avance à notre cause. Notre empereur me rendra tout cela…

— Et… si nous allions échouer ?

Felicia se mit à rire :

— J’aurais toujours la ressource de rentrer à Rome. Grâce à Dieu, les Orsini ne sont pas encore dans la misère et il en restera bien quelques-uns pour m’accueillir. Enfin… il y a le jeu ! Mais pour l’amour du ciel, Hortense, cessez d’avoir des pensées aussi négatives…

— Vous avez oublié quelque chose dans votre énumération : il vous reste aussi Combert… et mon amitié. La vie n’y est peut-être pas très brillante, ni très passionnante mais…

— Pas passionnante ? avec tout ce qui vous est arrivé là-bas ? Vous êtes difficile ! – Elle ajouta, avec une soudaine gravité : – C’est vrai. Il me reste Combert et je ne l’avais pas oublié. Mais cela me faisait plaisir de vous l’entendre dire…

Était-ce d’avoir évoqué sa maison, cette nuit-là, Hortense eut du mal à s’endormir. Une fébrilité s’emparait d’elle à l’idée de retourner enfin là-bas. Il y avait des mois et des mois, maintenant, qu’elle était partie et le silence obstiné de Jean lui pesait et même l’angoissait. Une autre lettre de François était arrivée, quelques semaines plus tôt, sans apporter la moindre nouvelle de l’homme aux loups et Hortense, connaissant François, craignait que Jean lui eût interdit d’en donner.

Elle en fut même persuadée quand le lendemain – il existe de ces coïncidences ! – elle reçut un dernier billet de Combert. François n’y disait que peu de choses mais ces choses firent se serrer le cœur de la jeune femme : « Revenez, madame Hortense ! écrivait le fermier. Je vous en supplie, revenez aussi vite que vous pourrez. On m’a défendu de vous écrire et j’espérais toujours vous voir rentrer. A présent, il faut faire quelque chose. Vous seule pouvez défendre votre bonheur… si toutefois celui que vous aimiez représente toujours le bonheur pour VOUS.. »

Ayant lu, Hortense éclata en sanglots et Felicia, après avoir jeté un coup d’œil au billet, choisit de la laisser pleurer. Ces larmes, ces sanglots reflétaient trop clairement les mois de nostalgie et d’angoisse vécus par son amie pour qu’elle les arrêtât. Ce fut seulement au bout d’un long moment qu’elle vint s’asseoir auprès d’elle et l’entoura de ses bras.

— Plus que deux jours, mon cœur, et nous rentrons ! Si cet homme vous écrit, c’est qu’il n’est pas trop tard.

— Croy… croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Sinon, il ne l’aurait pas fait. Il sait combien de temps il faut à une lettre pour arriver jusqu’ici et combien de temps il vous faut pour rentrer. Soyez tranquille, vous arriverez à temps… J’ai peur de vous avoir trop demandé en vous entraînant dans cette aventure. Mais je vais faire en sorte qu’elle se termine pour vous sans trop de dommage…

Le ton calme et déterminé de Felicia arrêta les larmes d’Hortense qui releva la tête.

— Que voulez-vous dire ?

— Que demain soir vous resterez ici tandis que j’irai à Schönbrunn avec Timour et Camerata. Si, à l’aube, je ne suis pas revenue, vous partirez. Sans attendre et sans chercher à en savoir davantage. Vous irez prendre la malle de Salzbourg et, de là, vous regagnerez la France. Non, Hortense, n’insistez pas. Ma décision est prise et je n’y reviendrai pas…

— Vous me punissez pour un moment de désespoir ? fit Hortense amèrement.

— Je ne vous punis pas, chère tête folle ! Mais je viens de mesurer que vous risquez de payer un prix beaucoup trop élevé pour une aventure, même impériale. Marmont restera avec vous…

Mais en apprenant le rôle qu’on lui réservait, le maréchal fit la grimace. L’idée de tenir compagnie à Hortense ne lui souriait qu’à moitié car, engagé par amour dans cette conspiration de femmes, il n’appréciait pas d’y jouer un rôle subalterne. Felicia s’attendait d’ailleurs à sa réaction et le ramena bien vite à une plus saine compréhension du rôle d’un galant homme :

— C’est un poste de confiance que je vous donne. S’il nous arrivait, pour quelque raison que ce soit, de ne pas revenir, il faut que vous restiez, en apparence, tout à fait en dehors de cette histoire. Vous aurez alors à mettre Hortense en voiture, dès le matin, en direction de la France…

— Mais vous ?

— Vous aurez tout le temps de vous occuper de moi ensuite. Elle, il faut qu’elle parte. Au surplus, il n’a jamais été question que vous veniez à Schônbrunn. Pour franchir un mur et le faire franchir au prince, nous n’avons pas besoin d’être une demi-douzaine. Nous aurions l’air d’une bande de moutons affolés. Timour et moi entrerons dans le parc. La comtesse fera le guet dans la voiture. C’est l’affaire de quelques minutes. Après quoi nous rentrons. Vous verrez le prince à ce moment-là et vous pourrez conduire alors Mme de Lauzargues chez Palmyre qui l’attendra. A présent, voyez si, oui ou non, vous voulez vous conduire comme l’ami que j’espère avoir en vous ?

— Comme si vous ne saviez pas que je ne saurai jamais vous dire non ? J’exécuterai point par point ce que vous attendez de moi.

— C’est bien ainsi que je l’entendais ! conclut Felicia en adoucissant d’un éclatant sourire ce que sa phrase pouvait avoir d’un peu raide. Le sourire fit un miracle et Marmont, crédule comme un amoureux, vit poindre une faveur là où, l’instant précédent, il ne voyait qu’une effroyable corvée. Il ne restait plus qu’à attendre le soir et le moment tant espéré où leur destin à tous allait tenter de rencontrer l’Histoire.

A la tombée de la nuit, une voiture fermée appartenant à Maria Lipona déposait celle-ci au palais Palm où elle passerait la soirée en compagnie d’Hortense et de Marmont puis repartait, emmenant Felicia et Timour qui, pour la première fois de sa vie peut-être, voyageait à l’intérieur. Sur le siège, habillée en cocher et un haut-de-forme gris crânement planté sur l’oreille, Léone Camerata faisait claquer son fouet de façon tout à fait convaincante. Derrière l’une des fenêtres du palais, ceux qui restaient regardèrent la voiture disparaître dans la rue éclairée. Pour eux commençait une attente que l’angoisse allait rendre interminable mais qu’une grande espérance réchauffait de sa flamme…

La même espérance faisait battre très fort le cœur de Felicia tandis que, par la vitre baissée, elle regardait défiler les rues de Vienne nocturne. Tout à l’heure, avec un peu de chance, cette chance qui ne pouvait pas l’abandonner encore une fois, le prince dont elle rêvait depuis tant d’années serait assis auprès d’elle et accepterait de se laisser mener par elle vers un destin glorieux.

La nuit était belle et douce. Il avait fait chaud tout le jour, de cette chaleur pesante des pays centraux mais il avait dû pleuvoir quelque part et une agréable fraîcheur remplaçait la canicule, incitant les habitants de la ville à la flânerie nocturne. Des odeurs d’herbe coupée et de terre humide emplissaient l’air. Les couples étaient nombreux à se promener sous les arbres. Une bande d’étudiants passa, fredonnant la dernière valse de Lanner et Vienne, ce soir, n’était que douceur de vivre.