En rentrant, ce soir-là, elles furent frappées par le calme un peu oppressant des rues où s’attardait une chaleur orageuse. La Schenkenstrasse était à peu près déserte et le palais Palm, où la duchesse de Sagan n’était pas revenue – Wilhelmine s’était installée pour l’été en Bohême dans son manoir de Ratiborsitz, près de Nachod –, ressemblait assez à un mausolée. Mais l’épaisseur des pierres y entretenait une agréable fraîcheur et le silence qui y régnait depuis le départ de la duchesse en faisait un séjour estival somme toute acceptable.

Marmont vint, comme chaque soir, boire un verre de porto – il avait pris cette habitude en Angleterre – et apporter les nouvelles du jour. Des nouvelles singulièrement sinistres qui glacèrent le sang des deux jeunes femmes : une épidémie de choléra venait d’éclater en Pologne et, selon les bruits qui commençaient à courir, le fléau se déplaçait en direction de la Bohême et de l’Autriche. Il serait question, au Ballhausplatz, d’établir un immense cordon sanitaire qui couperait l’Europe depuis la mer du Nord jusqu’à l’Adriatique. De toute façon, si la menace se précisait, il faudrait peut-être quitter Vienne.

— Cette chaleur anormale aide à véhiculer le mal et j’aimerais vous savoir à l’abri…, dit Marmont.

Felicia l’arrêta tout de suite.

— Pas question de partir avant d’en avoir fini avec ce que nous sommes venues faire. Où en sont les choses à l’Alslergasse ?

— Elles ne vont pas au mieux. Le prince se fatigue beaucoup trop. Ce ne sont que marches, contre-marches, manœuvres en tout genre. Le tout sous des uniformes qui ne sont pas faits pour la chaleur et dans lesquels il étouffe. L’archiduchesse Sophie essaie de le faire revenir à Schônbrunn où il aurait plus de fraîcheur mais il s’y refuse.

— Avez-vous essayé de le voir comme je vous l’avais demandé ?

— Bien sûr ! Il m’a reçu un instant, le pied à l’étrier, en s’excusant, d’une voix brisée, de ne pouvoir m’accorder davantage. « Le service avant tout, m’a-t-il dit avec un beau sourire, vous devez comprendre cela, monsieur le maréchal… »

— D’une voix brisée ? Que voulez-vous dire ?

— C’est le terme qui convient. Il est atteint d’une sorte de laryngite due aux commandements hurlés dans un air plein de poussière. Il tousse aussi et si vous voulez tout savoir, je l’ai trouvé pâle…

— On le dit incroyablement heureux de ce commandement minable qu’on lui a donné. Est-ce vrai ?

— Heureux ? je ne crois pas. Pas vraiment. Il cherche peut-être à s’étourdir. Prokesch lui manque…

— Si nous sommes menacés du choléra, cela l’achèvera. Il faut l’emmener le plus vite possible, dit Felicia. Demain, je vais à Schônbrunn et je demande une audience à l’archiduchesse Sophie.

— Est-ce que vous n’êtes pas devenue folle ? fit Marmont, ahuri.

— Pas du tout ! Vous dites qu’elle s’inquiète. Si elle l’aime vraiment… et je le crois – elle nous aidera.

— Mais enfin, Felicia, renchérit Hortense, vous connaissez l’étiquette des palais impériaux. Vous ne pouvez y entrer sans y être invitée.

— Croirait-on que je suis n’importe qui ? A moins que l’archiduchesse ne soit au fond de son lit – et encore ! – je vous dis qu’elle me recevra !

Et naturellement elle y parvint car le palais, impérial ou non, qui refuserait d’admettre la princesse Orsini quand elle avait décidé d’y pénétrer ne s’élevait pas encore sous le soleil. Après avoir subi l’examen d’un rutilant officier de la garde hongroise, doré sur tranches comme un missel, d’un chambellan noir discrètement soutaché d’argent et d’une dame d’honneur en léger taffetas puce – plus une attente de trois bons quarts d’heure ! – Felicia se retrouva en train de trotter derrière ladite dame d’honneur dans l’une des allées du parc.

En dépit de la rancune tenace qu’elle gardait à l’Autriche, Felicia aimait le palais de Schônbrunn. Elle aimait sa longue façade d’un jaune doux qui avait l’élégance d’un Versailles moins imposant et plus familier, elle aimait ses grâces qui évoquaient le siècle de la grande Marie-Thérèse et la joie de vivre de sa nombreuse progéniture, les jeux et les premiers rêves d’une Marie-Antoinette enfant et le charme d’un rondeau de Mozart. C’était une demeure faite pour la paix et la joie que l’on eût souhaitée sans gardes, malgré la splendeur et la gaieté de leurs uniformes. Ils évoquaient la guerre, même si leur faste rappelait le temps de ce que l’on appelait les guerres en dentelle.

Il faisait un temps idéal, point encore trop chaud. La grosse chaleur viendrait plus tard, comme le promettait la brume où s’enveloppait la Gloriette dont la colonnade, surmontée de l’aigle impériale, s’érigeait sur la colline, au bout des jardins d’eaux vives et de parterres fleuris.

En quittant le château, la dame d’honneur prit à gauche, vers le Jardin du Prince héritier ponctué en son centre par une belle fontaine des Naïades que l’on contourna pour se diriger vers la Ruine romaine. C’était un nymphée extrêmement romantique, un bassin chevelu de lys d’eau et de nénuphars qui s’étendait au pied d’une arche romaine artistement ruinée. L’archiduchesse Sophie était là.

Vêtue de mousseline blanche, une large ombrelle assortie ouverte au-dessus de sa tête, Sophie, lente et gracieuse, marchait à petits pas en tenant la main d’un tout petit garçon en robe bleu pâle qu’une gouvernante étayait de l’autre côté. Dans les flèches de lumière qui perçaient la voûte verte des grands arbres, le tableau était charmant. Le bébé, blond et bouclé – il devait avoir à peine un an – gazouillait et riait en agitant ses petits pieds de façon désordonnée et les deux dames riaient avec lui. Mais, en entendant crisser le gravier sous les pas des arrivantes, l’archiduchesse tourna la tête, se baissa vivement pour enlever son fils et le remit à la gouvernante.

— Emmenez François-Joseph et couchez-le, baronne ! Il faut qu’il se repose à présent.

— Aux ordres de Votre Altesse impériale ! Venez, monseigneur !

L’archiduchesse la regarda s’éloigner sous les arbres puis se retourna franchement et, après avoir congédié sa dame d’honneur d’un geste gracieux, elle attendit calmement que Felicia eût achevé sa profonde et parfaite révérence.

— En vérité, princesse, dit-elle enfin, vous semblez posséder le don de deviner les pensées. Voici quelque temps déjà que je souhaitais vous voir et je ne savais trop comment vous faire venir ici sans éveiller les curiosités.

— Votre Altesse impériale me couvre de confusion. Je n’osais même pas espérer qu’elle se souvînt encore de moi…

Sophie se mit à rire, un joli rire clair qui rendit son adolescence à son beau visage sérieux.

— Dieu, que l’humilité vous va mal, ma chère ! Vous n’ignorez certainement pas que vous avez un visage difficile à oublier. Mais puisque vous avez demandé à me parler, prenons les choses par leur début. Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?

Avec sa spontanéité tout italienne, Felicia se laissa tomber à genoux au beau milieu de l’allée sans prendre autrement souci de sa robe de jaconas jaune citron brodée de fleurs blanches au plumetis.

— Votre Altesse impériale doit bien s’en douter ? Je viens la supplier de nous aider à donner un empereur à la France.

— Rien qu’à la France ? Et pas à l’Italie ? Vous me surprenez… Mais pour l’amour de Dieu, relevez-vous. Si l’on vous voyait ainsi à mes pieds on se demanderait quel crime vous avez commis…

— Pourquoi un crime ? Pourquoi ne demanderais-je pas une grâce ?

— Parce que, dans cette cour où règne Metternich, on ne choisit jamais l’explication la plus simple. Mais venez et allons nous asseoir près du nymphée. Nous y serons au frais et hors de portée des oreilles indiscrètes qui se cachent volontiers derrière les arbres… D’autant que vos propos ne sont pas de ceux que l’on peut qualifier d’innocents.

Elles s’installèrent sur le bord du bassin où des sièges étaient ménagés et où leurs amples jupes firent éclore de grandes fleurs claires. Un moment, elles gardèrent le silence, goûtant la fraîcheur de la vieille ruine moussue, écoutant le chant des oiseaux. L’archiduchesse avait refermé son ombrelle et, de la pointe, dessinait sur le sable des signes incompréhensibles. Retenue par l’étiquette, Felicia n’osait parler tant que Sophie se taisait. Finalement, celle-ci se décida :

— Où prenez-vous que je puisse vous être d’une aide quelconque, princesse ? J’ai peu de pouvoir. L’empereur m’aime bien mais seul Metternich règne, ajouta-t-elle sans songer à dissimuler la colère qui faisait vibrer sa voix. On sait mon affection pour Franz… ou si vous préférez pour François. On me surveille et c’est pourquoi je pensais à vous. Je me demandais ce que vous deveniez et pourquoi vous ne donniez pas de vos nouvelles ?

— Votre Altesse impériale sait bien comment le départ pour Bologne du chevalier de Prokesch-Osten a fait échouer notre projet de fuite…

— C’est ce que j’ai appris, mais je vous avoue n’avoir pas compris. Le duc n’a pas à ce point besoin de Prokesch. Celui-ci aurait pu le rejoindre facilement. Il suffisait de savoir dans quel camp il choisissait de se battre…

— Sans doute, mais à ce moment-là, il n’était bruit aussi que de la rébellion des villes italiennes et d’une éventuelle accession du… duc de Reichstadt au trône de Modène qui eût fait un bon point de départ… pour une autre aventure.

— Êtes-vous naïve au point d’avoir attaché foi à cette fable ? D’avoir cru un seul instant que Metternich pourrait entrouvrir la cage ?… Je vois qu’en effet vous l’avez cru, mais les démentis sont venus assez vite. Qu’avez-vous fait depuis ?

— Pas grand-chose, je le crains, Altesse ! D’abord, il nous a été impossible de rencontrer le prince une nouvelle fois… et d’autre part nous avons perdu l’homme qui était l’âme de ce qu’il faut bien appeler notre complot. Nous en avons été désorientées…