Et elle leva son verre plein de vin de Moselle dont la topaze pâle étincela dans un rayon de soleil qui passait à travers le feuillage.
Hortense sourit et leva son verre, tout son courage revenu. On était bien chez Paperl. Des visages amis vous souriaient d’une table à l’autre, des hommes de connaissance venaient vous saluer, comme au théâtre. Trautheim et Degerfeld vinrent reprocher aux trois jeunes femmes d’être venues déjeuner sans les en avertir car ils auraient aimé les inviter. On entendait rire et plaisanter et les potins voltigeaient dans l’air bleu. On parlait du départ de la Cour pour sa résidence d’été de Schônbrunn, du 60e régiment d’infanterie hongroise, commandé par le comte Gyulai auquel l’empereur venait d’affecter le duc de Reichstadt avec le grade de chef de bataillon. On disait que le prince était « fou de joie » et qu’il avait choisi de vivre entièrement la vie militaire, abandonnant les palais impériaux pour la caserne de l’Alslergasse où on lui avait meublé un petit appartement…
— Ce qui ne va pas vous simplifier les choses, murmura Marmont qui venait de rejoindre les trois amies. Enfermé dans une caserne, le prince ne sera plus guère facile à aborder…
— On en sort, d’une caserne, fit Felicia sur le même ton. Et il y a les manœuvres mais pour l’instant nous avons d’autres chats à fouetter. Des chats pour la capture desquels vous pourriez nous être fort utile. Si nous ne vous avions rencontré, j’allais envoyer chez vous pour vous demander de venir me voir ce soir.
— Serais-je assez heureux pour que vous ayez vraiment besoin de moi ?
— Soyez heureux ! J’ai vraiment besoin de vous…
Leur déjeuner achevé, Felicia, Maria et Hortense firent une assez longue promenade sous les allées ombreuses du Prater puis, rentrant en ville, gagnèrent le palais Lipona, où elles restèrent environ une heure. Après quoi, la voiture de Maria ramena au palais Palm Felicia… et une assez bonne imitation d’Hortense. En fait, il s’agissait de Marika, la femme de chambre de Maria, revêtue des vêtements de Mme de Lauzargues qui, elle, naturellement, restait chez son amie.
L’idée de Felicia était simple : il fallait qu’Hortense disparût assez complètement pour qu’il fût impossible à Butler de la retrouver et, de ce fait, amener l’homme à commettre quelque folie qui le conduirait à sa perte :
La douceur du temps nous permet de laisser les fenêtres ouvertes de façon à lui faciliter la tâche. Je suis persuadée qu’il nous surveille car il ne peut pas en être autrement mais, de cette manière, il ne perdra absolument rien de ce qui se passe ici. Il s’apercevra très vite ainsi de l’absence d’Hortense et, naturellement, il la cherchera. Chez Maria d’abord… où elle ne sera pas. Peut-être dans les hôtels mais il pensera, plus sûrement, que je la cache, que je l’enferme peut-être. Qui peut prédire les idées capables de germer dans un cerveau à ce point dérangé par l’amour ? Et je suis persuadée qu’une belle nuit il tentera de venir voir par lui-même ce qu’il en est. N’oublions pas qu’il est déjà venu. Il trouvera naturel d’essayer encore. Mais il sera attendu. Et traité comme il le mérite.
Hortense avait bien tenté d’apprendre ce que son amie entendait par là. En dépit de ce qu’elle avait eu à souffrir par Butler et du danger permanent qu’il représentait pour ce qui restait de la conjuration, l’idée d’un meurtre tout aussi délibéré que le premier lui faisait horreur. Mais Felicia n’avait rien voulu entendre.
— Cette partie du programme me regarde seule. Et si vous voulez tout savoir, c’est l’une des raisons pour lesquelles je désire que nous nous séparions un temps. Vous êtes de celles qui intercèdent au dernier moment pour les criminels. Moi, j’ai l’âme mieux trempée. Peut-être, d’ailleurs, ne serai-je pas obligée d’en venir là si les choses se passent comme je l’espère. Mais dans le cas contraire… vous essaierez d’imaginer, Hortense, ce qu’il pourrait advenir de vous, de votre existence et de celle… d’un autre, si jamais cet homme parvenait un jour jusqu’à Lauzargues.
Hortense se contenta de baisser la tête parce que, cette idée-là, il y avait longtemps qu’elle l’avait eue pour la première fois. Néanmoins, sa mine navrée fit sourire Felicia :
— Peut-on avoir, à ce point, le goût du martyre ? Rassurez-vous, cœur trop tendre ! Je ferai l’impossible pour éviter d’en venir là. Mais ce sera bien pour vous faire plaisir…
Et elle était partie avec la fausse Hortense, laissant la vraie enveloppée dans une robe un peu grande de Maria Lipona, savourant les joies simples d’une tasse de thé.
Le lendemain, Marika revenait sous son aspect habituel grâce au sac emporté à cet effet, en rapportant, dans le même sac, quelques vêtements de première nécessité pour Hortense. Et, une demi-heure plus tard, Maria faisait monter celle-ci en voiture dans la cour intérieure de son palais, exécutant ponctuellement la seconde partie du plan de Felicia.
— Est-il indiscret de vous demander où vous m’emmenez ? demanda Hortense.
— Nullement indiscret, ma chère enfant ! Je vous emmène dans une petite maison que je possède aux environs immédiats de la ville. C’est un endroit paisible, agreste et où vous devriez vous plaire.
— J’ignorais que vous possédiez une autre maison ici ?
— Je possède également un château en Bohême, mais il est inutile de vous emmener si loin. Quant à cette petite maison, il n’y a pas très longtemps que je l’ai achetée et l’on ignore généralement qu’elle m’appartient. J’y entretiens un couple de serviteurs à toute épreuve et vous verrez qu’elle a son utilité.
Le trajet fut assez court. Franchi le rempart, la voiture atteignit rapidement le village de Grinzing où les guinguettes de dégustation des vins nouveaux, tenues en général par les récoltants, se signalaient par une perche sommée d’un bouquet de branches de sapin. Puis s’engagea dans une petite route serpentant à travers les vignes et montant vers le château de Cobenzl.
Environ à mi-chemin de celui-ci, une grande porte fermière s’ouvrit à l’appel du cocher, découvrant une ancienne maison de vigneron qui dorait au soleil son grand toit brun abritant des murs crémeux et de petites fenêtres fleuries de géraniums. Quelques tilleuls mettaient une ombre fraîche autour de la maison.
— C’est charmant, dit Hortense. Et quel calme si près de la ville !
— Ne vous y fiez pas. Le soir, quand le vent vient du sud, vous entendrez chanter les buveurs des heurigers de Grinzing mais ce n’est pas vraiment désagréable. Tenez, voici Ludwig et Elsa qui s’occupent de la maison, ajouta Maria en désignant le couple, entre deux âges, qui apparaissait de chaque côté de la voiture. Ils vous soigneront comme si vous étiez leur fille… et comme ils soignent déjà mon autre invité…
— Un autre invité ? Est-ce que je ne serai pas seule ici ?
— Non. Il faut que je vous aime beaucoup pour consentir à rompre son isolement, mais je crois que vous vous entendrez…
Dans la vaste salle fraîche dallée de pierre et habillée de boiseries et de faïences dans laquelle Maria Lipona introduisit Hortense, un jeune homme, assis devant un petit secrétaire, était occupé de couvrir une blanche page de sa fine écriture. Vêtu d’un habit gris clair, l’une culotte de casimir blanc et d’une chemise mousseuse, il penchait sur sa tâche un net profil de médaille surmonté de cheveux noirs coupés court dont une mèche retombait sur son front. Mais, à l’entrée des deux femmes, il jeta sa plume, se leva et vint vers elles :
— Qui m’amenez-vous là, ma chère Maria ? dit-il d’une chaude voix de contralto, un peu étonnante chez un homme par sa légère tonalité féminine. Mais Hortense n’écoutait pas. Les yeux arrondis de stupeur, elle contemplait ce visage inconnu et cependant familier, ce visage tellement semblable à celui qu’elle avait admiré cent fois sur un grand portrait placé dans le cabinet de son père : le visage même de l’empereur Napoléon, mais un Napoléon de vingt-cinq ans…
L’impression fut si forte qu’instinctivement elle plia les genoux pour une révérence, mais déjà l’inconnu la retenait avec un éclat de rire.
— Même sous mon aspect habituel, je n’ai jamais eu droit à la révérence, ma chère. Ici et pour tous, je suis le comte Campignano. Et vous-même ?
— La comtesse Hortense de Lauzargues, filleule de l’Empereur et de la reine Hortense dont je vous ai parlé, mon amie, présenta Maria. Elle a, elle aussi, besoin d’un refuge momentané… C’est pourquoi je l’ai amenée ici. Je vous ai dit que son but, et celui de son amie, la princesse Orsini, était le même que le nôtre.
— Eh ! que ne le disiez-vous tout de suite, Maria ! Pas de masque avec vous, ma chère, ajouta l’étrange jeune homme en tendant les deux mains à Hortense. Je suis Napoléone Bacchiochi, comtesse Camerata, revenue à Vienne incognito depuis deux semaines…
— Je l’ai rappelée, expliqua Maria Lipona, en pensant qu’elle serait trop déçue si elle ne participait pas à la restauration de l’Empire.
— En outre, ajouta le faux jeune homme, je connais presque tous ceux que nous pourrons rallier lorsque le roi de Rome rejoindra les rives de la Seine. Nous sommes donc complémentaires et vous êtes la très bien venue. Venez vous asseoir près de moi et dites-moi un peu où en sont les choses. Je n’ai pas vu Maria depuis plus d’une semaine et je me ronge les sangs…
— Je crains que vous les rongiez davantage encore quand vous saurez les nouvelles, Léone, dit Maria. Elles sont loin d’être bonnes car Duchamp a été tué…
Néanmoins, quand la comtesse Lipona redescendit sur Vienne, une heure plus tard, elle emportait un profond sentiment de soulagement car elle redoutait le caractère fantasque de la nièce de Napoléon qui tenait essentiellement à son isolement et dont on ne pouvait jamais prévoir les réactions. Mais tout s’était passé le mieux du monde et elle était désormais certaine que les deux filleules de l’Empereur allaient s’entendre à merveille et travailleraient d’un même cœur à la gloire future de Napoléon II.
"Felicia au soleil couchant" отзывы
Отзывы читателей о книге "Felicia au soleil couchant". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Felicia au soleil couchant" друзьям в соцсетях.