A présent, elle dominait sa douleur, se levait, rejetait le morceau d’organdi blanc et faisait quelques pas dans son arrière-boutique, une jolie pièce lambrissée de bois peint d’une belle couleur verte relevée de filets d’or qui rendait pleine justice au charmant fouillis de soieries multicolores, de dentelles, de plumes et de fleurs qui encombrait la pièce. Elle trouva enfin son mouchoir, essuya ses yeux et posa sur ses deux visiteuses un regard plein de douceur, mais aussi de résolution :
— Il faudra me mener à Wagram ! Vous avez bien fait de le mettre là. Il y sera chez lui. A présent… il ne nous reste plus qu’à accomplir sa tâche. Pas tuer Metternich, bien sûr… mais faire évader le prince…
Ce fut dit calmement, tranquillement, comme si l’évasion d’un prisonnier impérial était une chose toute simple. Maria Lipona détourna la tête et s’intéressa tout à coup à une pièce de jaconas fleuri à demi déroulée sur une commode.
— Croyez-vous réellement que nous puissions espérer y parvenir sans le colonel ? Il était la cheville ouvrière de toute l’affaire. Pour ma part, en dehors de vous et de Pasquini, je ne connais personne. Qui sont ceux qui, à la Hofburg ou à Schônbrunn, le renseignaient ?
— Moi, je le sais, dit Palmyre. La difficulté va être de recevoir leurs renseignements. On va s’apercevoir très vite, dans le quartier, de la disparition de Duchamp parce que la salle d’armes va rester vide. Bientôt la police s’y intéressera. C’est là qu’est le problème…
— Si vous connaissez ces gens et surtout s’ils vous connaissent, je ne vois pas où est le problème. Il faut seulement les prévenir très vite de ce qui vient de se passer afin qu’ils n’envoient plus leurs renseignements à la salle d’armes mais ici…
— Ce sera plus difficile. Les hommes ont d’excellentes raisons de fréquenter une salle d’armes et plus encore un café. Le colonel avait ses habitudes au café Corti. Il allait y lire son journal chaque jour et il était facile de venir lui parler. Comment voulez-vous que nous en fassions autant ? Pour ce qui est de prévenir, j’y arriverai : je dois livrer aujourd’hui à l’impératrice Carolina-Augusta un canezou[11] de dentelle de Venise et un bonnet assorti. Au lieu de l’envoyer, je ferai la livraison moi-même et je m’arrangerai pour glisser un mot à Fritz Bauer qui occupe à la Hofburg un poste de valet de pied.
— Fritz Bauer, c’est son nom ? demanda Felicia.
C’est celui sous lequel on le connaît tout au moins ; nous n’avons pas à en savoir plus. Il y a aussi à Schônbrunn le cuisinier français Jacques Blanchard dont le duc de Reichstadt apprécie beaucoup les petits plats bien de chez nous. Mais je ne sais pas si l’on peut compter sur eux pour autre chose que le renseignement. Peut-être en cas d’action nous aideraient-ils mais discrètement et, de toute façon, sans Duchamp, il ne faut pas trop y compter.
— Si je vous comprends bien, dit Maria Lipona, nous ne sommes plus guère que des femmes pour mener à bien un tel projet ?
— Que des femmes ? protesta Felicia. Je n’aime pas votre phrase, Maria. Pourquoi donc un groupe de femmes ne parviendrait-il pas à faire un aussi bon travail qu’un groupe d’hommes ? Et puis, nous avons avec nous le maréchal Marmont. Il est amoureux de moi et il a envie de revoir la France.
Palmyre eut une petite grimace qui en disait long sur ce qu’elle pensait du duc de Raguse.
— Vous avez peut-être raison, mais je crois que moins nous l’emploierons et mieux ce sera pour tout le monde. Je n’arrive pas à lui faire pleinement confiance en dépit de ce que vous m’avez dit. Mieux vaut ne compter que sur nous-mêmes. Peut-être pourrions-nous essayer de reprendre le plan élaboré par le colonel. Je sais à qui m’adresser pour les relais…
— Le départ du prince sous l’aspect de Mme de Lauzargues ? fit Maria Lipona.
— Mais oui, bien sûr. Je sais qu’il y a une difficulté puisque… c’est avec Duchamp que votre amie devait revenir en France. Mais cela aussi peut s’arranger…
— Je ne vois pas comment ?
— C’est simple pourtant. C’est moi qui la ramènerai sous le nom d’une de mes ouvrières. Une Française qui est venue avec moi et qui a disparu avec un riche Hongrois en oubliant son passeport…
— Vous partiriez, vous aussi ? Mais, votre commerce…
— … m’a déjà fait gagner beaucoup d’argent, dit Palmyre avec un petit sourire triste. Mais je ne voulais plus rester ici… sans lui. Et puis devenir peut-être fournisseur d’une jeune cour impériale française, ce serait tellement plus exaltant qu’habiller une vieille cour impériale autrichienne.
Silencieusement, Felicia vint embrasser la petite marchande de modes puis se détourna. Il fallait partir. D’ailleurs, la tête d’une vendeuse venait d’apparaître dans l’entrebâillement de la porte : on avait absolument besoin de Mlle Palmyre pour Mme la comtesse Schônborn aux prises avec une très grave difficulté : devait-elle charger son prochain chapeau de touffes de roses rouges ou de grappes de lilas blanc ? Felicia et Maria Lipona repassèrent dans le magasin en discutant joyeusement mousseline de l’Inde et jaconas fleuri.
Pendant ce temps, Hortense avait choisi de se rendre à la cathédrale Saint-Étienne. Elle voulait faire dire des messes pour le repos de l’âme de Duchamp et aussi prier. Cette mort la plongeait dans un trouble profond et elle se la reprochait aussi sévèrement que si elle eût elle-même manié le couteau meurtrier. Felicia avait beau lui répéter que l’on n’est pas responsable des amours que l’on suscite, elle jugeait sans indulgence désormais ses coquetteries de l’an passé, des coquetteries que cependant l’on avait exigées d’elle dans le but d’obtenir une aide pour l’évasion de Gianfranco Orsini, des coquetteries que Duchamp lui-même lui avait, par ordre et à son cœur défendant, conseillées, indiquées. A présent, ces machinations qu’Hortense avait crues innocentes venaient de trouver, après avoir mené Felicia en prison et elle-même au déshonneur, leur point culminant dans le sang du colonel. Et Hortense avait grand besoin du secours de Dieu pour trouver le courage de continuer à vivre cette aventure insensée car, n’eût-elle écouté que sa panique, elle se fût enfuie dès ce matin en direction de la France. Mais, revenir au pays, c’était immanquablement y ramener Butler, Butler devenu fou sans doute, Butler que rien n’arrêterait et qui, parvenu jusqu’à Combert, continuerait sans doute à détruire, à tuer jusqu’à ce qu’il n’y eût plus autour d’Hortense que lui-même et son amour insensé.
Une messe se préparait quand la jeune femme pénétra sous la voûte obscure de la cathédrale, imparfaitement éclairée par la lumière diffuse des vitraux anciens, mais les brassées de cierges qui brûlaient devant différentes statues de saints y suppléaient suffisamment pour que l’on pût se diriger. Hortense se fit entendre en confession puis suivit l’office qui se déroulait dans ce que l’on appelait le chœur de la Passion, c’est-à-dire le bas-côté droit. C’était une messe basse à laquelle assistaient surtout des femmes âgées agenouillées devant l’autel dominé par un grand retable de bois peint et doré, datant du XVe siècle et qui représentait la douloureuse voie du Christ.
La douceur des ors et des couleurs dans la chaude lumière des cierges donnait à cette chapelle un ton d’intimité auquel Hortense fut sensible. Elle se trouva bien, pria avec une ardeur qu’elle n’avait guère retrouvée depuis que, dans la petite chapelle vouée à saint Christophe, à Lauzargues, elle priait pour que Dieu prît en pitié son amour difficile. Et ce fut avec un grand bonheur qu’à l’instant de la communion elle reçut l’hostie des mains d’un vieux prêtre. Tandis qu’elle priait pour l’âme de son ami et pour tous ceux qu’elle aimait, Hortense sentait que son cœur s’allégeait, se purifiait… Et puis, brusquement, ce fut à nouveau l’horreur.
Elle avait eu vaguement conscience, depuis quelques instants, d’une présence auprès d’elle mais, emportée par sa prière, elle n y avait pas prêté attention. Ce fut quand elle entendit, chuchoté d’une voix pressante : « Il faut que je vous parle ! Je vous en supplie, écoutez-moi… » qu’elle comprit. Butler l’avait suivie et à présent il était là, à ses côtés.
Comme si elle avait aperçu un serpent, Hortense se leva, voulut s’écarter, mais il la retint :
— Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre. Ici, vous devriez être rassurée : vous ne risquez rien…
Hortense jeta un rapide regard aux quelques personnes qui se trouvaient autour d’eux. La messe s’achevait. Bientôt le chœur allait se vider et la proximité de cet homme lui donnait la nausée.
— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le vite, fit-elle avec rudesse. Je vous accorde deux minutes, pas une de plus ! ajouta-t-elle en jetant un regard à la petite montre pendue à sa ceinture. C’est plus que vous ne méritez !
— Vous me détestez tellement ? Vous me haïssez à ce point…
— Je viens de communier. Je n’ai plus droit à la haine. Mais je ne veux plus vous voir, jamais ! Après ce que vous avez fait…
— Il faut me comprendre. Quand j’ai vu cet homme entrer chez vous, quand j’ai deviné les soins dont vous alliez l’entourer, j’ai senti une effroyable jalousie me mordre au cœur. Je vous l’ai dit : je ne peux pas supporter qu’un autre vous aime et coure la chance d’être un jour aimé. Quand vous regardez un autre homme, il me semble qu’on me vole quelque chose…
— Vous êtes complètement fou, je crois…
— C’est vrai : je suis fou. Fou d’amour pour vous, fou de vous… la seule idée de ne plus vivre auprès de vous, dans votre orbite, me fait voir rouge. Je voudrais tant retrouver les heures si douces que nous avons vécues ensemble, à Morlaix !…
— Vous avez tout fait pour rendre ce retour impossible à jamais…
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