Felicia se leva, fit quelques pas dans la pièce, faisant, dans son agitation, tournoyer autour d’elle son ample jupe de lainage écossais.

— C’est encore heureux ! fit-elle en s’arrêtant brusquement devant Duchamp qui, après avoir tant parlé, dégustait lentement son lacryma-christi. Mais ce qui me tourmente, dans tout cela, c’est moins le peu d’avancement de nos affaires que l’attitude du prince dans cette histoire. Je croyais qu’il brûlait d’échapper à sa prison, de revenir en France, de s’y battre pour ses droits et pour sa gloire ? Or, vous ne nous avez montré qu’un jeune garçon craintif qui, lorsqu’il reçoit une lettre secrète, ne trouve rien de mieux que courir la montrer à d’Obenaus…

— Obenaus n’est que son professeur d’histoire. Le précepteur, c’est le comte de Dietrichstein. Et ne vous y trompez pas : l’un comme l’autre, même s’ils obéissent à Metternich, sont sincèrement attachés à leur élève et, comme Prokesch, ils souhaitent eux aussi lui voir jouer un grand rôle dans l’histoire.

— Vous ne me ferez jamais croire cela.

— C’est moins incroyable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez, mon amie. L’un comme l’autre pensent que ce serait une excellente chose pour l’Autriche… et accessoirement pour la France, qu’un prince élevé par eux, c’est-à-dire à l’autrichienne, règne à Paris. Quant au prince, il faut le comprendre, lui aussi : la vie qu’on lui a fait mener, loin de sa mère, livré uniquement à des hommes depuis qu’on l’a séparé de sa gouvernante française Mme de Montesquiou, tout cela l’a rendu méfiant, inquiet. Il rêve d’égaler la gloire de son père dont il ne connaît même pas la vie mais il craint les traquenards. Trop de gens déjà ont tenté de surprendre sa confiance et je pense, pour ma part, que la comtesse Camerata a fait preuve d’une trop grande précipitation. Je le lui ai dit d’ailleurs…

— Mais ces circonstances favorables, coupa Hortense, quand pensez-vous les voir venir ?

— Plus vite peut-être que je ne le pensais, et c’est pourquoi je suis si heureux de votre venue. Je pense en effet que vous arrivez à point nommé parce qu’à la Hofburg certaines choses sont en train de changer. Le prince va avoir vingt ans. Il échappera alors à ses précepteurs. L’empereur François lui a promis un régiment, ce qui réaliserait l’un de ses rêves…

— Peuh ! dit Felicia en haussant furieusement les épaules, un régiment autrichien !…

— Ce ne serait pas une si mauvaise chose. Un régiment tient souvent garnison en province, et celui que l’on promet au prince, le « Duc de Nassau », est stationné à Brünn. En outre, on y fait des manœuvres au cours desquelles on peut monter un plan d’enlèvement. Enfin, sa majorité donne un peu plus de liberté au prince : il sort plus aisément du palais : ainsi vient-il d’effectuer son entrée dans la vie mondaine en se rendant, il y a dix jours, au bal de l’ambassadrice d’Angleterre, lady Cowley. Il y a, dit-on, rencontré le plus vif succès, surtout auprès des dames et il est à prévoir qu’à présent il va aller d’invitation en invitation. Voilà pourquoi j’approuve entièrement votre idée de louer une maison où vous puissiez recevoir. Vous serez reçues en retour et ainsi vous parviendrez, j’en suis persuadé, à approcher le prince le plus naturellement du monde.

— Je suis française, remarqua Hortense. Cela peut être un obstacle ?

— Certainement pas. Quand Sedlinsky se renseignera sur vous – et il le fera – il apprendra que les Lauzargues appartiennent à la faction la plus légitimiste des Français. D’ailleurs vous serez surprise du nombre de nos compatriotes installés ici, depuis une marchande de modes jusqu’à un maréchal d’Empire… sans parler du nouvel ambassadeur qu’a envoyé Louis-Philippe : cette girouette de maréchal Maison qui, depuis le départ de l’Empereur pour l’île d’Elbe, a tourné à tous les vents.

— Vous parliez d’un maréchal d’Empire ? dit Felicia. Qui donc ?

— Marmont. Notre vieil ennemi de Juillet et de l’assaut des Tuileries. Il a suivi Charles X en exil mais n’a pu se supporter dans la petite cour écossaise du roi Bourbon où d’ailleurs il était mal vu. Il a choisi de voyager et, je ne sais pourquoi, il est venu en Autriche. Peut-être pour se rapprocher du fils de l’homme qu’il a trahi. On dit qu’il brûlait de connaître le prince. Cela a été fait au bal de lady Cowley.

— Il a osé l’approcher ? s’indigna Felicia.

— Mais oui. Il a même été invité à se rendre chaque semaine à la Hofburg pour répondre aux questions du prince. Il y a longtemps que celui-ci désirait s’entretenir avec un ancien compagnon de son père.

— Il aurait dû mieux choisir…

— On prend ce qu’on trouve. Et puis un fidèle confirmé n’aurait jamais reçu l’autorisation d’approcher le fils de Napoléon. Metternich pense que Marmont est sans danger. Ce en quoi il se trompe peut-être. On m’a rapporté que le duc de Raguse était fort ému, l’autre soir, en saluant l’Aiglon. Il y a peut-être quelque chose à faire de ce côté et j’aimerais que vous le rencontriez… A présent, ajouta-t-il en se levant, vous en savez autant que moi et je vais me retirer.

— Encore un moment ! pria Felicia. Ne pouvons-nous savoir qui sont ceux qui sont disposés à nous aider ? Duchamp sourit de ce rare sourire qui lui allait bien.

— En dehors de ce maître d’armes alsacien nommé Grünfeld, il y a ma voisine du Kohlmarkt, Mlle Palmyre, qui est une amie sûre. Il y a Pasquini, ici même. Il y a deux ou trois compagnons qui travaillent à la Hofburg ou à Schônbrunn, le palais d’été de la Cour. Enfin, il y a la comtesse Lipona qui est une intime de Napoléons Camerata…

— Lipona ? dit Felicia. Est-ce Maria Lipona ? J’en ai rencontré une à Rome, jadis.

— C’est bien elle. Elle habite un petit palais de la Salesianergasse et, si vous la connaissez, c’est une excellente chose car elle est remuante, fréquente énormément de monde et pourra vous introduire dans la meilleure société. Je vous donne ici les noms qui peuvent vous être les plus utiles. Pour les autres, c’est moins important et on ne sait jamais. A présent, il faut vraiment que je parte. J’ai une leçon…

— Au moins ne partirez-vous pas sans viatique…

Felicia alla fouiller dans un grand sac enfermé dans un secrétaire dont elle avait la clef et revint avec une cassette.

— Vous oubliez votre trésor de guerre, fit-elle avec un sourire.

Duchamp alla poser la cassette sur une table et l’ouvrit. Le petit salon s’emplit de lumières. Sous l’éclairage d’un bouquet de chandelles, les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs se mirent à vivre comme le cœur étincelant d’un minuscule volcan vers lequel le colonel, comme s’il craignait de se brûler, avança une main hésitante.

— Quelle merveille ! soupira-t-il en pêchant un collier de diamants et d’émeraudes. Existe-t-il vraiment une femme capable de se priver de telles parures pour une idée ?

— C’est plus qu’une idée : c’est une vengeance. Tant qu’un Bonaparte ne sera pas assis sur le trône de Napoléon, le sang de mon époux ne s’apaisera pas. Nous avons là de quoi acheter un régiment. Et puis j’ai fait faire des copies, ajouta-t-elle en souriant.

— Je ne doute pas que, portées par vous, ces copies ne paraissent authentiques mais je regrette tout de même de vous priver.

— Après Waterloo, la reine Hortense a donné à l’Empereur son dernier collier de diamants…

— Et vous donnez vos parures à son fils ! Néanmoins, je vous demande de les garder par-devers vous par prudence. On entre chez moi comme dans un moulin et nous n’en avons pas besoin pour le moment. Quand le temps en sera venu, je vous indiquerai un juif de la Josefstadt qui vous en donnera le meilleur prix parce que, jadis, je lui ai sauvé la vie. A présent, souffrez que le modeste maître d’armes vous quitte pour vous laisser commencer votre vie mondaine. Quand vous désirerez me voir…

— Ce sera bientôt, dit Felicia. Il y a longtemps que je n’ai fait des armes et j’ai grand besoin de me dérouiller…

— Je serai enchanté de vous donner des leçons… Mais c’était sur Hortense que s’attardait le regard de l’ancien colonel et Felicia se mit à rire.

— Je suis certaine que Mme de Lauzargues aura à cœur de venir assez souvent s’assurer de mes progrès. N’est-ce pas, Hortense ?

— Bien sûr, fit celle-ci. Il n’est rien que j’aime autant que l’escrime…

Pieux mensonge dont personne ne fut dupe, mais qui mit un peu de soleil dans les yeux et dans le cœur de l’ancien officier de Napoléon 1er.

— Les héros, comme les enfants, ont besoin d’encouragements, conclut Felicia lorsqu’il se fut retiré. A celui-là, il faut un sourire de temps en temps. Ne les lui ménagez pas.

CHAPITRE VII

PREMIERS PAS DANS LA VIE VIENNOISE…

D’origine florentine, la comtesse Maria Lipona possédait au plus haut degré le goût de l’intrigue et l’amour des secrets qu’elle élevait d’ailleurs à la hauteur de l’un des beaux-arts. Non qu’elle nourrît personnellement un quelconque grief contre l’Autriche où elle vivait fort agréablement mais, dans ses jeunes années, elle avait été bercée par les fabuleuses histoires de l’épopée napoléonienne, comme l’avait été Felicia Orsini. Et elle voyait, dans le fils de l’Aigle, l’héritier indéniable d’un aussi fulgurant destin. S’y joignait l’auréole du malheur, et il avait suffi d’une rencontre pour que Maria Lipona proclamât que le jeune prince était en tout point digne de la légende.

— On mourrait pour un sourire de lui, disait-elle parfois, et ce n’était pas, chez elle, une formule en l’air. Elle était prête à se dévouer corps et âme au prisonnier de la Hofburg.

Jadis, à Rome, elle avait fréquenté le palais Orsini, piazza Monte-Savello, et approché la famille de Felicia. En outre, dans l’entourage de Madame Mère, elle rencontra la comtesse Camerata dont elle devint l’intime amie. L’une des rares que l’amazone des Bonaparte se fût faites dans une gent féminine qu’elle avait plutôt tendance à mépriser. De son côté, Maria Lipona vénérait la nièce de l’Empereur, pour sa ressemblance avec lui et aussi pour le courage avec lequel elle s’était jetée dans un combat inégal, seule ou presque contre le puissant empire autrichien, pour arracher son cousin au destin misérable que lui préparait Metternich.