— Je serais fort étonnée s’il ne comprenait pas. Et puis, notre affaire faite, je vous ramènerai moi-même à Combert !

Un éclair de joie passa dans les yeux dorés d’Hortense. Elle savait qu’en compagnie de son amie rien ne pouvait jamais aller vraiment mal.

— Alors ? dit Mme Morosini. Nous partons ensemble ?

Brusquement, Hortense se pencha, prit sur la table une carafe emplie de vin, en versa un peu dans son verre et, avec le bel enthousiasme de la jeunesse au seuil d’une aventure exaltante, elle le leva en disant :

— Nous partons ensemble, Felicia ! Et que Dieu nous aide ! Vive l’Empereur !

— Vive Napoléon II ! renchérit Felicia. Vous devez vous souvenir constamment qu’il est jeune, beau, malheureux, qu’il est le fils de votre parrain et que vous vous appelez aussi Napoléons. Dans une semaine, nous serons parties.

— Mais croyez-vous sincèrement que nous puissions être véritablement utiles à quelque chose ? Voilà six mois que Louis-Philippe a pris le pouvoir. Si le roi de Rome devait revenir, ne croyez-vous pas qu’il serait déjà là ?

— Il faut compter avec le chancelier d’Autriche. Metternich n’a aucune envie de lâcher sa proie et l’empereur François II n’agit que sur ses conseils. Bien sûr, le prince devrait déjà être là, mais la peur de revoir un Napoléon sur le trône de France est plus forte chez Metternich que la saine idée de voir régner le fils d’une archiduchesse, un enfant élevé somme toute à l’autrichienne. Aucun de ceux qui connaissent bien le problème ne s’attendait à un retour rapide car la cage est certainement plus étroitement close que jamais. Il va falloir la forcer et en arracher l’Aiglon.

— Mais nous qui ne sommes que deux femmes, quel pouvoir aurons-nous ? Qu’allons-nous apporter de plus à ceux qui, sans doute, œuvrent là-bas ?

Felicia se pencha, appuya ses deux coudes sur la table et darda sur son amie son regard étincelant :

— Un trésor de guerre. Tout au moins une partie. Je possède, vous le savez, de très beaux bijoux. Duchamp le sait aussi car je le lui ai dit et il m’attend. En outre, nous ne serons pas seules là-bas car le prince a des partisans jusque dans son entourage. Quant à Duchamp, vous connaissez sa valeur. Il vaut une armée à lui tout seul mais, à cette heure, il doit être assez inquiet de ne pas me voir arriver. Nous sommes donc attendues là-bas et même si je le voulais à présent, je n’aurais pas le droit de me dérober.

— Vous allez sacrifier vos joyaux ? Mais ils sont le plus clair de votre fortune ?

— L’Empereur me les rendra au centuple ! dit Felicia avec un beau sourire. Ayez confiance, Hortense ! Nous réussirons. La France est trop belle pour qu’on la laisse aux mains de l’homme au parapluie. Il lui faut un aigle. A nous de le sortir de son nid étranger.

La flamme qui habitait Felicia était communicative. Hortense s’y réchauffa durant toute la soirée. A sa surprise, elle se retrouvait telle qu’elle était au temps du couvent des Dames du Sacré-Cœur : la fille de l’un de ces aventuriers de génie comme il en était tant apparu dans le sillage de Bonaparte ; l’adolescente qui, le soir, dans son lit de pensionnaire rêvait de ce jeune prince, né le même jour qu’elle, de ce roi de Rome que l’on avait cru déguisé sous un ridicule titre autrichien : duc de Reichstadt. L’aider à retrouver le trône de son père, c’était renouer avec le passé et payer, en quelque sorte, la dette contractée jadis par son père envers le grand Empereur qui l’avait protégé. C’était se retrouver pour un temps Hortense Granier de Berny, comme elle l’était autrefois avant que Lauzargues, ses rêves, ses fantasmes et ses maléfices ne fissent d’elle une autre femme.

Mais quand, retirée chez elle tard dans la soirée, Hortense se retrouva assise devant une feuille blanche, une plume au bout des doigts, l’exaltation héroïque de tout à l’heure tomba. Elle venait d’écrire quelques mots à François Devès pour le charger de remettre une lettre à Jean. A présent, le plus difficile restait à faire et le courage lui manquait. Auprès de l’amour qu’elle éprouvait pour le solitaire, la restauration d’un empire semblait bien peu de chose. D’ailleurs, il n’était pas question de lui en parler. Ce qu’il fallait dire, c’était que Felicia avait besoin d’elle et qu’un certain temps s’écoulerait avant son retour. Et puis il fallait avouer son mensonge et, cela, c’était le plus difficile. Jean l’aimait-il assez pour comprendre, pour pardonner ? L’aimait-il assez tout court ? Il y avait cette attirance irrésistible qu’exerçaient sur lui les tours ruinées de Lauzargues. Il y avait la vie sauvage qu’il aimait et que symbolisaient si bien ses loups fidèles. L’absence allait-elle les rapprocher ou bien agrandir la légère fêlure qu’avaient fait apparaître leurs aspirations différentes ?

Et soudain, comme elle trempait sa plume dans l’encrier, une pensée épouvantable lui traversa l’esprit : cette nuit de cauchemar passée avec Patrick Butler… si elle allait porter un fruit ? Si une dérision du destin lui infligeait pareille épreuve ? La seule idée de rentrer à Combert enceinte de son bourreau lui soulevait le cœur… Felicia avait raison : il était impossible de rentrer chez elle à présent. Il fallait attendre, être sûre… et aussi éliminer définitivement le danger mortel que représentait la passion destructrice de Butler… Alors, autant aller à Vienne et tenter au moins d’en rapporter, avec la plus grande joie de Felicia, un souverain capable de se faire aimer de tous les Français…

La jeune femme rêva encore un instant en laissant son regard se perdre dans le cœur flambant du feu qui crépitait dans la cheminée, puis elle trempa de nouveau sa plume qui avait séché et commença : « Mon amour, nous allons être séparés pendant quelque temps… » Les premiers mots écrits, la plume courut plus vite. Hortense laissait son amour déborder de son cœur et plaider l’absolution d’un mensonge qui n’était, somme toute, qu’une autre preuve d’amour.

Ne sachant pas si la poste n’était pas surveillée par la police, elle ne parla pas du prochain départ pour Vienne. D’après Felicia, tout devrait aller très vite et l’absence n’excéderait pas quelques semaines. Mais quand elle eut cacheté sa lettre, Hortense éprouva une sorte d’angoisse. Après les dangers d’un malentendu, il allait y avoir, entre elle et l’homme qu’elle aimait, un long, très long chemin qui la conduirait au cœur de l’Europe tandis qu’elle eût tant aimé revenir vers sa maison. Et cela lui fit mal…

Alors, la tête enfouie dans ses bras repliés, Hortense pleura, pleura jusqu’à ce que la fatigue vînt au bout de ses larmes…

Deuxième Partie

LES JARDINS DE SCHÖNBRUNN

CHAPITRE VI

MONSIEUR GRÜNFELD, MAÎTRE D’ARMES…

Ceinturée de remparts et de bastions que les gens de la ville avaient transformés en promenades, constellée d’imposants palais baroques ou italiens gravitant autour de la Hofburg, résidence de l’empereur, comme des satellites autour d’une planète-mère, couronnée de dômes vert-de-gris et de flèches légères sur lesquels régnait celle, immense, de la cathédrale Saint-Étienne, Vienne apparut à Hortense semblable à quelque cité de légende quand, du haut de la dernière côte du Wienerwald, elle la découvrit étendue sous le ciel bas et soulignée par le large ruban jaunâtre du Danube. Le temps était sec, aucune brume ne voilait les contours ni les couleurs et la ville impériale s’enlevait, dessinée à l’encre de Chine avec la précision d’un dessin de Dürer.

— Vous aimerez Vienne, lui avait dit Felicia. C’est une ville qui n’est sévère qu’en apparence mais, en fait, c’est peut-être la ville la plus gaie du monde. Amoureux fous de musique et de pâtisseries, les Viennois ne songent qu’à danser et à manger.

En effet, tandis que leur voiture couverte de poussière et de boue traçait son chemin à travers les rues étroites de la cité, il semblait à Hortense qu’un air de valse voltigeait ici et là, apportant sa légèreté aux pierres grises des maisons. Dans les rues d’ailleurs, c’était un surprenant festival de couleurs qui rappelait que Vienne était une porte ouverte sur l’Orient. Il y flottait une atmosphère à la fois féodale et théâtrale. Devant les hauts portails ou les grilles des palais, on pouvait voir des portiers superbement harnachés de couleurs vives relevées d’or ou d’argent. De somptueux équipages – Vienne de tous temps avait été fière de ses voitures et de ses chevaux – croisaient la voiture des deux amies, précédés de coureurs brandissant de longues cannes d’ébène à lourds pommeaux d’or ou d’argent et suivis de heiduques en costumes hongrois. On apercevait des femmes qui s’en allaient à l’église enveloppées de grandes capes noires bordées de martre ou de renard bleu, doublées de satin rouge et relevées de houppes d’or fin, un laquais portant coussin et missel sur leurs talons. Il y avait des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes de velours noir, des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes d’argent, des gardes aux uniformes bleu de ciel et aux épaulettes d’or. Il y avait enfin, montant des chevaux pleins de feu, des officiers arrogants laissant apercevoir par l’entrebâillement du manteau à collets les uniformes blancs, ou vert foncé. D’autres encore qui arboraient la pelisse bleue soutachée d’argent des hussards. Il n’était jusqu’au menu peuple dont l’habillement ne fin montre d’une recherche, d’un certain air de fête. Les costumes folkloriques n’étaient pas rares et le feutre tyrolien côtoyait volontiers les coiffures enrubannées des Hongroises. Même les mendiants évoquaient, par les couleurs de leurs guenilles, d’anciennes prospérités.

— C’est incroyable, dit Hortense. Nous ne sommes pourtant pas encore en carnaval.