Le son d’une cloche réveilla Hortense en sursaut. Elle s’assit sur le lit en désordre, vit qu’elle était seule, que le feu flambait haut dans la cheminée, que ses vêtements abandonnés au hasard la veille étaient soigneusement étalés sur des sièges et qu’enfin sur la table, d’où avaient disparu le champagne et les reliefs du souper, un nouveau plateau était disposé supportant une cafetière, un pot à lait et les différents éléments d’un petit déjeuner. Mais ce fut la tablette de la cheminée que le regard de la jeune femme chercha tout d’abord et elle eut un soupir de soulagement : l’ordre d’élargissement de Felicia était toujours là, bien en évidence.

Sautant du lit sans se préoccuper de sa tenue sommaire, elle courut pour s’en emparer, s’assura que c’était bien le même et se hâta de chercher son réticule pour l’y resserrer. Ce faisant, elle vit une lettre disposée sur le plateau et la lut.

« Tu peux aller libérer ton amie, écrivait Patrick Butler. Je suis payé. A présent, déjeune et habille-toi. Une voiture t’attend en bas pour te conduire à la prison. Mais ne va pas t’imaginer que tu en as fini avec moi. Quand on a goûté au paradis, on n’y renonce pas facilement. Nous nous reverrons… »

Avec une colère née du souvenir de son humiliation, Hortense froissa la lettre et la jeta loin d’elle avec dégoût. En même temps, son regard cherchait le cadran de la pendule d’ébène et de bronze doré posée sur la cheminée. Elle vit alors qu’il était 9 heures et elle chassa énergiquement de son esprit l’image détestée de Patrick Butler pour ne plus songer qu’à la joie qui l’attendait dans une heure. Joie chèrement payée sans doute, mais d’autant plus précieuse.

Une main invisible mais attentive avait placé un pot d’eau chaude sur une table à toilette. Elle y fit de rapides ablutions, s’habilla, hésita à toucher au plateau mais réfléchit que se priver ne ferait que l’affaiblir et elle avala rapidement deux tasses d’un excellent café à la fois fort et parfumé, tout en remettant son chapeau devant une glace aux moirures anciennes.

L’image que lui renvoya le miroir lui parut étrangère. C’était celle d’une femme pâle, aux yeux tristes, aux traits tirés. L’image d’une femme qui venait de subir une terrible épreuve… Elle s’efforça cependant de lui sourire :

— Il va falloir essayer d’oublier, fit-elle à haute voix… Mais elle savait déjà que ce ne serait pas facile. D’autant moins que Butler semblait refuser de lâcher prise. Il laissait entendre clairement qu’il souhaitait revoir Hortense. Peut-être même la reprendre…

D’un furieux revers de main, elle essuya ses lèvres. Ce qui s’était passé ne devrait jamais plus se produire, dût-elle pour cela aller jusqu’au meurtre et abattre froidement l’homme qui venait de lui faire endurer la pire des hontes…

La pendule sonna la demie de 9 heures. Il était temps de partir. Hortense enfila son manteau, prit son sac et se dirigea vers la porte. La maison était curieusement silencieuse. Le bruit des pas y résonnait comme dans une grande coquille vide. Personne ne se montra, ni dans la galerie, ni dans l’escalier, ni dans le vestibule glacial. Le valet silencieux semblait avoir disparu aussi totalement que son maître.

Dans la cour, un cabriolet attelé d’un vigoureux cheval attendait. Assis sur le siège, la tête dans les épaules et le chapeau sur le nez, le cocher gardait une parfaite immobilité. Il ne tourna même pas la tête quand la jeune femme monta dans sa voiture et se contenta d’un hochement quand elle lui jeta :

— A la prison de la Force !

Sans commentaires et comme si c’eût été l’adresse la plus normale du monde, l’homme fit tourner son cheval. Le portail était grand ouvert mais, en se retournant, Hortense vit qu’une invisible main le refermait dès que le cabriolet fut sorti. Elle voulut voir là un augure favorable : il fallait que cette vilaine page de sa vie se refermât pour toujours…

Ancien hôtel des ducs de La Force converti en prison en 1780 après deux années d’aménagements, la prison de la Grande-Force, qui avait vu mettre en pièces la malheureuse princesse de Lamballe au moment des trop célèbres massacres de Septembre, ouvrait au fond d’une courte rue, la rue des Ballets, qui rejoignait la rue Saint-Antoine. Le trajet depuis l’île Saint-Louis n’était pas long et, quand le cabriolet arrêta Hortense devant l’entrée, il n’était pas tout à fait 10 heures.

Mais elle avait été précédée : debout auprès de la voiture noir et jaune que la jeune femme connaissait bien, Timour attendait, bras croisés sur sa poitrine. Delacroix était auprès de lui.

Les deux hommes allèrent au-devant d’elle pour l’aider à descendre et, tandis que le peintre réglait le cocher, Timour conduisit Hortense jusqu’à la voiture dans laquelle il la fit monter.

— Fait froid, ce matin. Tu seras mieux là pour attendre, madame la comtesse… Tu as l’air d’être complètement gelée…, ajouta-t-il en glissant sous ses pieds l’une des deux chaufferettes qu’il avait pris la précaution d’emporter.

C’était vrai, Hortense avait très froid, d’autant qu’une bise aigre soufflait dans la rue mais, tout à l’excitation de la prochaine libération, elle ne s’en était pas aperçue. Fébrilement, elle fouilla son sac, en tira la lettre royale et la tendit à Delacroix qui la regardait avec inquiétude :

— Vous n’avez pas bonne mine, remarqua le peintre, vous n’êtes pas malade au moins ?

— Non, mais je n’ai guère dormi cette nuit. Je vous en prie, allez vite ! Je ne serai vraiment tranquille qu’une fois Felicia auprès de moi.

— Bien sûr ?

Il saisit le document sans imaginer un seul instant ce qu’il avait coûté à Hortense, traversa l’étroite rue dont les pavés luisaient d’humidité et alla agiter la grosse cloche dont la chaîne pendait près de la porte basse. Un guichetier apparut. Delacroix lui dit quelques mots en agitant son papier. L’homme hocha la tête, fit entrer le peintre et referma soigneusement la porte derrière lui.

— Brr ! fit Timour qui battait la semelle pour se réchauffer. Vilain endroit !

C’était vrai et en regardant ces murs lépreux avec leurs chaînages d’énormes pierres noircies par le temps, ces fenêtres grises défendues par d’épais barreaux, cette porte que l’on ne pouvait franchir qu’en se baissant et qui, avec sa peinture écaillée, semblait garder d’ineffaçables traces de sang, Hortense ne put s’empêcher de frissonner. Dire que depuis des semaines son amie était enfermée dans ce lieu immonde ! En vérité aucun sacrifice n’était trop grand pour la joie de l’en tirer. Et Hortense, tout à coup, se sentit mieux.

De longues minutes s’écoulèrent sans que Delacroix reparût. Quelques personnes – surtout des ménagères se rendant au marché Saint-Paul – passèrent. Elles jetaient un regard à l’élégante voiture, un autre à la prison puis s’éloignaient vite en tournant la tête. Une vieille femme en bonnet fripé cracha même sur les pavés en passant devant la porte. Une prison n’a jamais bonne réputation, mais celle de la Force devait être déplorable…

Et puis, tout à coup, Hortense eut l’impression que le ciel, d’un vilain gris jaune annonçant la neige, venait de laisser passer un rayon de soleil : la porte s’ouvrait et livrait passage à Delacroix qui soutenait ce qui semblait être un jeune homme mince et pâle…

Timour bondit et, instantanément, Hortense fut en bas de la voiture pour aider le peintre à soutenir son amie mais, déjà, Timour l’avait enlevée dans ses bras et sans plus d’effort que si elle n’eût rien pesé, la portait dans la voiture où il l’installa avec une infinie douceur, ramenant jusqu’à son visage émacié l’ample et chaude couverture de fourrures qu’il avait emportée, mettant une chaufferette sous ses pieds. Le Turc ressemblait à une mère qui vient de retrouver son enfant et les deux autres se gardèrent bien d’intervenir dans cet instant privilégié. Silencieusement, ils montèrent dans la voiture. Hortense se pencha pour embrasser son amie mais celle-ci la repoussa :

— Je vous embrasserai tout à l’heure. Pour l’instant, je pue ! Mais dites-moi tout de même comment vous êtes ici.

— Vidocq m’a prévenue et je suis accourue.

Pour la première fois depuis des mois, Felicia sourit, de ce sourire un peu moqueur qui n’appartenait qu’à elle.

— Il sait toujours tout celui-là ! Mais que c’est bon de vous retrouver tous les trois, de revoir un jour sans barreaux, d’entendre les bruits de la vie… Je crois… oui, je crois que je désespérais de les retrouver jamais.

Et, brusquement, elle éclata en sanglots. C’était sans doute la conséquence logique d’une trop longue et trop dure tension nerveuse, mais Hortense sentit son cœur se serrer. Dans quel état lui avait-on mis sa fière Felicia ! Et cela par la faute d’un fou ! Elle avait passé son bras autour des épaules de la rescapée qui lui parurent bien maigres, bien fragiles. Et ce visage couleur de vieil ivoire que les yeux sombres semblaient avoir entièrement dévoré ! Et cette pénible odeur de moisi et de saleté !… Une bouffée de colère gonfla soudain le cœur d’Hortense. Pour tout le mal qu’il avait fait, Butler méritait la mort. Ce serait une joie que la lui donner !… Mais, aussi brusquement qu’elle avait craqué, Felicia se calma. Elle se redressa, essuya ses yeux au mouchoir qu’Hortense avait glissé dans ses doigts et eut un petit rire.

— Quel spectacle je vous offre, mes pauvres amis ! Ramenez-moi vite à la maison que je puisse redevenir moi-même !

Deux heures plus tard, en effet, on commençait à retrouver l’ancienne Felicia. Ses cheveux noirs encore humides du bain qu’elle venait de prendre, tressés en une haute couronne, enveloppée dans une confortable robe cachemire, Felicia, assise à une petite table placée au coin de la cheminée du salon – la salle à manger avait été jugée trop solennelle pour l’intimité de ces retrouvailles – se régalait, en compagnie d’Hortense et de Delacroix, de l’énorme plat de pâtes fraîches et de saltimbocce à la romana que Livia avait préparées pour elle. Seule concession à la France, un vieux chambertin arrosait le repas.