Un bon feu flambait en effet dans l’antique cheminée, mais si Hortense s’en approcha, elle n’obéit cependant pas à l’invitation d’ôter son manteau. Cette pièce, en effet, n’était pas un salon comme elle le pensait mais bel et bien une chambre à coucher, prête d’ailleurs à accueillir quelqu’un car la couverture du lit était faite.

Le regard d’Hortense ne fit qu’effleurer ce lit qui était vieux, à colonnes avec des rideaux en tapisserie fanée, puis fit le tour de la pièce. Celle-ci avait dû être à la mode au temps des Précieuses et elle offrait un assez beau décor de panneaux peints où des traces de dorure se voyaient encore, mais autant sur les murs que sur les sièges, l’usure du temps se faisait sentir et, en dépit du feu, une vague odeur de moisi flottait.

L’examen de la jeune femme s’acheva par Patrick Butler sur lequel s’arrêtèrent ses yeux froids :

— Votre éducation ne s’est pas améliorée depuis notre dernière rencontre, fit-elle avec dédain. Vous devriez savoir qu’on ne reçoit pas une dame dans une chambre. Cet hôtel me semble assez vaste pour renfermer au moins un salon ?

— Il y en a quatre, mais encore plus vétustes que cette pièce. Et puis… pour le genre de conversation que nous allons avoir, belle dame, ajouta-t-il en appuyant intentionnellement sur le mot dame, une chambre me paraît un lieu tout à fait convenable. En fait, n’est-ce pas cette sorte d’endroit que vous m’aviez laissé espérer lorsque vous me disiez votre intention de me rejoindre à Brest ? Rappelez-vous !… Rappelez-vous avec quelle grâce vous acceptiez mes hommages… mon amour ! Vous saviez, n’est-ce pas, que je vous aimais ?… Que dis-je ? Que j’étais fou de vous et prêt à accomplir les choses les plus insensées pour vous gagner ! Allons ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit, certain jour ! Je vous ai dit que j’étais prêt à aller prendre au Taureau la place de l’homme que certainement vous souhaitiez délivrer, en échange d’une nuit d’amour ! Et vous, m’avez-vous assez juré que vous ne vous intéressiez à aucun prisonnier ? Que vous ne vouliez délivrer personne ?

— Nous n’avons délivré personne ! fit Hortense avec lassitude. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise, aussi mécontente d’elle-même et du rôle qu’elle avait dû jouer dans l’espoir d’aider Felicia à délivrer son frère. Chacun des reproches que Butler lui adressait était justifié… et jamais elle ne s’était sentie aussi humiliée… A présent, l’armateur riait.

— Je le sais bien que vous n’avez délivré personne ; mais uniquement parce qu’il est mort avant, n’est-ce pas ? Il s’appelait Gianfranco Orsini… le prince Orsini ! Oh, ne soyez pas surprise, je connais fort bien le gouverneur du château. Je n’ai eu aucune peine à apprendre ce qui s’était passé certaine nuit où vous auriez dû, en principe, être sur la route de Brest pour me rejoindre. Vous l’aimiez, n’est-ce pas, ce prince ? C’est pour lui que vous avez fait tout cela, joué ce rôle dégradant…

— Oui, c’est pour lui ! Mais je ne l’aimais pas.

— A d’autres !

— Je ne le connaissais même pas ! Mais, pour Felicia sa sœur, j’ai au moins autant d’affection que si nous avions eu la même mère. Nous avons été élevées ensemble et je ne pouvais refuser de l’aider. Son frère était tout ce qu’elle aimait au monde… avec moi peut-être !

Butler fit quelques pas dans la pièce dont le parquet au point de Hongrie craqua sous son poids. Il jeta son chapeau dans un coin, ôta le manteau à collets qui l’enveloppait et le lança sur un siège. La passion qui avait animé son visage tandis qu’il jetait ses reproches à la jeune femme semblait l’avoir abandonné. C’est très calmement qu’il vint vers elle, assez près d’elle pour qu’elle pût sentir à nouveau l’odeur légère de tabac anglais et de verveine qui imprégnait sa personne.

— Vous devez l’aimer beaucoup, en effet, ma belle inconnue, pour avoir accepté ce misérable rôle. Ou bien n’êtes-vous, après tout, qu’une bonne comédienne… une fille de théâtre peut-être ? Il en est de fort belles et tout à fait capables de jouer les grandes dames. Vous étiez parfaite dans votre personnage de lady irlandaise. Je crois vous l’avoir dit car je n’étais pas vraiment dupe. Alors ? De quels tréteaux sortez-vous ?

C’était plus qu’Hortense n’en pouvait supporter. Peu importait, après tout, que cet homme sût son nom puisqu’il savait déjà celui de Felicia et qu’il avait été assez habile pour la retrouver elle.

— Je suis la comtesse de Lauzargues. Hortense de Lauzargues. Je suis veuve et mère d’un petit garçon. A présent, vous savez la vérité. Oh, ne prenez pas cet air satisfait ! Vous pensez sans doute qu’en me traitant de fille de théâtre vous avez déclenché en moi une réaction d’orgueil ? Il n’en est rien… ou si peu ! J’avais déjà décidé de vous dire qui je suis. Je vous devais bien cela.

— Vous me devez encore bien autre chose, ma chère. Mais je suis content, je l’avoue, de vous connaître enfin sous votre véritable aspect. Hortense !… C’est un bien joli nom ! Surtout pour un homme chez qui les hortensias poussent comme de l’herbe au printemps. Vous vous souvenez de ma maison du Dourduff ? Ils étaient ce jour-là du même bleu que votre robe… du même bleu que le ciel. Et vous les avez admirés.

A nouveau il s’éloignait d’elle qui demeurait debout auprès de la cheminée, raidie dans un orgueil qui lui interdisait même de s’asseoir en dépit de la fatigue qu’elle sentait monter en elle. Il alla jusqu’à une lourde table aux pieds torsadés et s’assit sur l’un des coins, une jambe pendante, la regardant avec un demi-sourire.

— Vous étiez bien belle ce jour-là et moi j’étais bien fou. Mais je crois qu’aujourd’hui vous l’êtes encore davantage.

— Et vous êtes plus fou encore pour vous en être pris à une innocente…

— Pas si innocente que ça ! Elle vous a poussée à jouer avec moi ce jeu infâme. Elle méritait de payer et elle paie… comme vous allez payer vous aussi. Vous ne sortirez pas de cette chambre sans m’avoir appartenu !

Sous le choc du mot, Hortense recula et dut s’appuyer à la cheminée.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, fit-elle d’une voix blanche. Je vous en supplie, laissez-moi partir ! Je reconnais que j’ai eu, envers vous, des torts immenses et je vous supplie de me les pardonner. Voilà des semaines que vous vous vengez de Felicia. Et de moi…

— Cela ne fait guère qu’un peu plus d’une heure, dit Butler en tirant de sa poche une grosse montre d’or. Je trouve que c’est un peu insuffisant. Voilà pourquoi j’entends que vous me payiez la dette que vous avez contractée envers moi lorsque vous m’avez obligé à vous aimer…

— Vous ne m’aimez pas, s’écria Hortense chez qui la colère remplaçait la peur. Pour oser demander froidement une chose pareille, il faut n’éprouver rien de ce qui fait l’amour. Quand on aime quelqu’un sincèrement…

— On se fait bêtement rouler. Eh bien, mettons que je ne vous aime pas. En revanche, je vous désire plus encore je crois que je ne vous désirais naguère. Et croyez-moi, ce n’est pas peu de chose. J’ai juré, entendez-vous ? j’ai juré qu’au jour où je vous retrouverais je vous posséderais. Et croyez-moi, je n’ai jamais manqué à ma parole. Surtout envers moi-même. Regardez ! Le lit est prêt. Il nous attend… Dans un instant, on va nous monter un souper agréable… du champagne. Et je vais allumer toutes les chandelles de cette chambre afin de lui donner un air de fête…

Joignant le geste à la parole, il prit un brandon dans le feu et se mit à allumer toutes les bougies qui se trouvaient sur la cheminée, sur la table, sur les chevets et sur divers meubles. Rapidement, la nuit qui commençait à envahir la pièce recula, disparut presque sous les bouquets de lumières.

— Je voudrais pouvoir faire entrer ici le soleil pour mieux éclairer vos yeux quand, tout à l’heure, le plaisir les fera pâlir… Je ne veux aucune ombre sur votre beauté lorsque, dans un instant, je vais la dévoiler. J’en ai tant rêvé, de ce corps que vous prétendez me refuser !

— Pour le coup, vous êtes fou ! cria Hortense, effrayée par le flamboiement d’un regard qui, à cet instant, était bien celui d’un homme qui a perdu la raison. Et je ne resterai pas ici une minute de plus !

Elle s’élança vers la porte mais, déjà, rejetant son brandon dans la cheminée, il l’avait rejointe, la ceinturait et l’arrachait à cette porte dont elle touchait presque le loquet. Un instant, ils luttèrent. Hortense, tenaillée par le désir éperdu d’échapper à son persécuteur, se battit farouchement, des pieds et des griffes, mais le combat était par trop inégal. Les muscles de Butler, développés par des années de navigation, vinrent à bout rapidement de la force uniquement nerveuse de la jeune femme. Elle se retrouva jetée sur le lit comme un simple paquet et maintenue par le poids du corps de son ennemi et par ses mains qui lui tenaient les poignets écartés de leurs deux visages.

— Une vraie chatte sauvage ! fit-il en riant, mais je ne déteste pas… à condition que cela ne dure pas trop longtemps. Vous m’avez fait mal, ma chère… Hortense ! C’est curieux, ce nom nouveau auquel je ne suis pas habitué. Depuis longtemps, dans mes rêves, vous êtes Lucy. Cela apporte dans notre histoire l’attrait de la nouveauté… Voyons à présent si cette Hortense que je tiens à ma merci vaut la Lucy de mes songes amoureux !

Il l’embrassa longuement, profondément mais sans brutalité superflue avec, au contraire, une science qui surprit la jeune femme et la raidit encore davantage. Si cet homme savait être un amant, il n’en devenait que plus dangereux et, en dépit de la fugitive tentation qui lui vint, elle ne lui rendit pas son baiser. Une tentation dont elle n’aurait su dire de quelle obscure profondeur de son être elle lui venait.

Il la lâcha bientôt avec un soupir de déception.